« Vos racines ne sont jamais une faiblesse. Montrer comment vous avez surmonté les difficultés de votre milieu social est toujours une excellente opération de communication tandis que les traditions de la Nouvelle-Orléans vous donneront toujours une identité reconnaissable sur le marché. »

Je souris en rabattant une mèche de cheveux azurs derrière mon oreille. Ça fait longtemps que je ne me suis pas mis autant sur mon 31 pour rencontrer un groupe d’adolescents. Surtout des lycéens de la Nouvelle-Orléans. Mais, cette fois-ci, ce n’est ni homecoming, ni le 4 juillet, ni la pool party chez Mandy (quelle pétasse, cette Mandy). Cette fois-ci, ça fait plus de 10 ans que j’ai quitté l’enceinte d’un lycée ou même d’une université. Cette fois-ci, je ne suis ni l’étudiante paumée, ni l’intello timide déjà à moitié prof. Je suis l’invitée d’honneur de la table-ronde « l’entreprenariat au féminin » du salon d’orientation de la Nouvelle-Orléans. Je viens présenter mon bébé, ma boite adorée, ma marque florissante : Boss Jewels. Prends-ça Mandy.

Alors je leur donne tout à ces gosses. Depuis le management jusqu’au marketing, la conception des produits, la recherche d’investisseurs, les relations clients, les législations fédérales, les nouvelles opportunités apportées par le surnaturel mais surtout tout l’humain : les échecs, les amitiés, les nuits blanches, les concurrents… L’adrénaline des premiers jours d’ouverture, le casse-tête de la communication interculturelle et intergénérationnelle, le sentiment de fierté quand on verse pour la première fois à une employée un salaire plus gros qu’on en a jamais gagné dans ses anciens jobs… Les faire rêver un peu : le monde n’est pas rempli que de Karen ou de Mandy.

Évidemment, certaines choses restent de côté. Je ne vais pas parler publiquement de trafic de pierres précieuses, clairement. Je tais le rôle d’Azariah, par discrétion. Et, surtout, personne n’a besoin de savoir que tout ceci repose sur les épaules d’une djinn : Isra. À force de le répéter à tout le monde, je réussirai peut-être un jour à oublier moi-même que mon soi-disant succès personnel n’est qu’illusion, que tromperie, qu’une tour de fumée prête à s’écraser. En attendant je maquille mon succès comme mon visage, à grands traits expressifs. Pas question que quiconque voit à travers.

« En tant que femme, vos interlocuteurs auront toujours... » Je m’interromps. Est-ce qu’un de ses gens vient de m’envoyer un caillou dessus ? Est-ce que Mandy est devenue sorcière télépathe et m’a entendu mal parler d’elle ? Aïe. Un autre caillou. Mais d’où ils viennent ? Je cherche sur les derniers rangs : c’est toujours là que se cachent ceux qui préparent les mauvais coups. Ceux qui simulent l’indifférence sans avouer leur désir absolu d’attention. Les gens comme Mandy, Ambrose ou… « Elena ? »

Ça m’a échappée et toute l’assemblée s’est retournée vers elle. Mais, non, la jolie blondinette qui me fixe avec un air colérique ne peut pas être la petite fille que je gardais pendant mon adolescence, si ? Doucement, je me souviens. Je me demandais à l’époque comment la gamine pouvait continuellement trouver des cailloux à m’envoyer dessus alors que nous étions en intérieur. Tout s’explique : c’est une putain de dragonne. Faut que je lui parle.

« Pardon. En tant que femme vous aurez toujours des avantages et des désavantages. Bonne journée et bon courage. » Je conclus de façon complètement bateau pour me dépêcher de rejoindre celle que je crois être encore Elena Carpenter. Je tends le micro à la modératrice mais elle proteste : « Attendez ! Vous devez d’abord répondre aux questions du public ! Ils sont venus jusqu’ici pour votre expérience ! » Mon sourire se fige dans un air gêné. Elle a pas tort. Mais j’ai un peu peur en me retournant vers le public, et le regard de celle que j’appelle Elena, que je ne connais pas encore comme la dragonne Serena Riverwood.

Ils sont pas ringards mes bijoux, oh ! Qu’est-ce qu’elle veut cette sale gosse, à piquer les questions des autres, à me jeter des cailloux dessus, à interrompre ma présentation, à descendre mon succès, à me traiter de suppôt du capitalisme, à critiquer mes supers bijoux ? Est-ce que j’ai fais tout ce chemin, depuis les quartiers défavorisés de NO jusqu’aux banlieues huppées de Phoenix, depuis les bourses étudiantes refusées jusqu’aux voitures de sport, depuis les ruelles sombres jusqu’au feu des projecteurs, seulement pour me faire descendre par une gamine ? J’ai envie de déchaîner toute ma rage sur elle : de lui faire ravaler son mépris et ses critiques. Si elle est encore là alors que les Carpenter sont pleins aux as, c’est bien qu’elle a pris des mauvaises décisions ?

Et puis je croise ses yeux. Ses deux émeraudes, presque bleues tant elles sont pleines de tristesse. Son regard qui n’arrive même pas à croiser le mien. Son coup qui se baisse, non pas de honte, non pas de colère refoulée, mais vraiment de tristesse. Et sa question repasse dans ma tête.

Comment on dort la nuit quand on a abandonné une petite fille qui avait besoin de nous ?

Elle pense que je l’ai abandonnée. Elle pense peut-être que c’était à cause d’elle que j’ai cessée de venir auprès d’elle. À cause de son caractère et de ses pierres que j’ai, du jour au lendemain, arrêtée de venir à mon meilleur rendez-vous dans la monotonie ennuyeuse de l’adolescence. Elle ignore que mon départ n’a rien à voir avec elle : personne ne lui a parlé de ma bourse refusée, de mon père, du racisme, de mon cœur brisé, de mon pétage de câble qui m’a mené au plus loin d’ici. Elle n’a aucune idée de la joie qui m’emplissait quand je voyais son petit visage blondinet. Elle peut pas savoir que j’attendais avec impatience le moment où ma foi dans l’humanité serait rechargée, à chaque fois que j’entendais son rire fracassant. Elle a aucune idée qu’elle est la seule fille que j’ai tenue dans mes bras, que j’ai presque considérée dans la mienne, probablement pour tout le reste de ma vie. Elle sait pas parce que je lui ai jamais dit. Elle sait pas parce que je l’ai abandonnée.

Alors j’ai pas d’autre choix que de murmurer un « Désolé » à la modératrice et à m’élancer à travers l’assemblée vers mon ancienne protégée. Je lui dois au moins ça. Je lui dois au moins d’essayer de m’expliquer. De la rassurer. Boss Jewels est ma création, mon enfant, ma merveille. Mais le lien avec Serena mérite que je le laisse quelques minutes de côté. Que la Boss laisse la place à Dakota.

J’attrape Serena par l’épaule, sans vraiment de douceur, et la tire avec moi jusque dans une petite pièce, un vestiaire qui nous avait été donné avant la conférence. Je ferme le verrou derrière moi et plante mes yeux dans les siens. « 10 ans Elena. Ça fait 10 ans, et toi t’as plus 10 ans. Tu pouvais pas trouver une autre façon de reprendre contact que de me mettre la honte devant une conférence entière ? » Je camoufle ma tristesse et mes regrets derrière la colère. Je tente de mettre du feu dans mes yeux pour cacher l’océan de douleur. Je ne sais même plus qui j’essaye, qui je crois convaincre.  

Elle ne résiste pas, comme si sa provocation avait suffi à lui prendre toute son énergie. Mes yeux dans les siens, je ne sais pas trop qui je suis en train de regarder. Si ce n’était à ses grands iris verts, je ne l’aurai pas reconnue. Plus de dix ans se sont écoulés, elle est passée d’une enfant à une jeune femme, d’un marmot à une jolie blondinette. La jeunesse persiste partout en elle, pourtant je vois bien que tout est différent. Elena a toujours été une enfant blessée, sa famille était pas facile. Mais les blessures semblent plus profondes, plus dures et je serre les dents en imaginant les horreurs qu’elle a pu vivre, à travers ces dix années de guerres et de violence. Elle a toutefois une fierté rebelle, un orgueil magnifique, comme lorsqu’elle me dit que la Nouvelle-Orléans est « sa » ville.

« Ta ville, Elena ? Je savais que les Carpenter étaient riches mais au point de t’offrir la Nouvelle-Orléans pour tes seize ans, c’est quelque chose quand même. »

Je sais pertinemment que je ne chemine pas vers plus de diplomatie avec cette pique. J’ai longtemps profité de l’argent des Carpenter quand j’étais la baby-sitter d’Elena mais je n’ai jamais apprécié la façon dont ils l’a traitaient. L’amour et la tendresse que je voyais chez ma mère ne trouvait aucun écho dans leur attitude et je sentais toujours chez la jeune fille les conséquences de ce manque. Son désir naturel d’amour était éternellement insatisfait et je n’imagine pas sa solitude après mon départ. Est-ce pour ça qu’elle m’en veut ? Pour le vide qui a déchiré sa vie par ma faute alors qu’elle n’y est pour rien ?

« Je ne suis pas partie parce que j’en avais marre de la ville. J’ai été obligée de quitter l’État parce que mon père faisait tout pour détruire mon futur. »

Mon père et le racisme institutionnalisé, mais je n’ai pas exactement le temps ou l’envie de commencer une discussion sur ce sujet là maintenant avec la blondinette. Ça m’a apporté énormément de réussir ainsi à quitter ma ville d’enfance, à me redécouvrir entièrement, seule, à l’autre bout des États-Unis. Ça m’a aussi beaucoup coûté, et le déracinement a sans doute contribué à me fragiliser face à ma dépression. Jamais, cependant, je n’ai pensé aux conséquences pour cette jeune fille que je baby-sittais. Je pensais que les enfants oubliaient vites, qu’ils grandissaient pour remplir le vide laissé par des choix sur lesquels ni eux, ni les adultes en fait, n’avaient réellement de pouvoir. Mais visiblement je me trompais.

« Et tu trouves peut-être mes bijoux ringards, Elena, tu penses peut-être que je suis un suppôt du capitalisme, mais je me suis battue toute ma vie pour arriver où j’en suis. Je suis pas une Carpenter, moi. »

J’ignore encore à quel point cela doit être affreux à entendre pour Serena Riverwood .

Je reconnais sa réaction face au nom « Elena Carpenter ». C’est celle d’une personne qui a été profondément abîmée par des individus toxiques. Je n’avais jamais particulièrement apprécié cette famille, ce côté vieux sang américain, vénérable aristocratie dont les ombres sont systématiquement placées au placard, séculaire arbre de la forêt institutionnelle et dont l’engrais est de muets cadavres. Je souris avec tristesse à Serena car il semble que c’était elle l’ombre, le cadavre dérangeant. Elle aussi a été repoussée pour sa différence, pour ses particularités qu’elle ne pouvait choisir.

Et je vois bien, que ce soit dans ses petits yeux verdoyants ou dans son adorable moue boudeuse qu’elle comprend peu à peu que la même chose m’est arrivée, que la haine et le rejet m’ont frappés de là où ils ne devaient jamais venir, de là où ça faisait le plus mal, de ma supposée famille. Je lis enfin un peu de compréhension, voir de respect dans son attitude. Toutefois, il faut bien lire entre les lignes pour le voir, car elle repasse immédiatement dans l’agression. Je me contente de lever ostensiblement les yeux au ciel sans relever ses attaques : cela ne pourrait être que contre-productif.

J’essaye de ne pas m’appesantir sur ce qu’elle dit que j’ai été son seul soutien et que c’est ce qui l’a maintenue. Je suis désolée, Serena, mais je n’ai pas la place pour cette culpabilité supplémentaire. Je ne peux qu’entendre et tenter de réagir positivement, mais je ne peux recevoir ce poids supplémentaire, pas maintenant que tout commence seulement à aller mieux. Un jour peut-être.

Je souris lorsqu’elle parle avec enthousiasme de sa famille d’adoption. C’est pas les Stonegold la famille gardienne la puissante d’Amérique ? En tout cas, je suis heureuse de voir la blonde pouvoir enfin ressentir un sentiment d’appartenance, de fierté. J’ai Boss Jewels, elle a les Riverwood : on a toutes les deux réussi à s’en sortir finalement, non ?

« Eh bien écoute, je vois que tu n’es plus celle que je pensais. Alors je te propose de reprendre les salutations. » Je lui tends la main. « Bonjour, Serena Riverwood, je suis Dakota Williams. Autrefois j’ai été baby-sitter, depuis j’ai été de nombreuses choses mais aujourd’hui je suis CEO de Boss Jewels. Et toi je vois que tu es une belle et fière dragonne. » Je souris, à la fois un peu ému et déjà motivée par les bêtises que je propose. « Tu n’as plus besoin d’une bonne influence, maintenant ? Parce que je t’assure que je n’en suis plus une. Viens on part d’ici et on va tagger le manoir des Carpenter. » Je ne suis plus la Dakota que tu connaissais Serena, mais je suis presque sûre que tu vas encore plus aimer la nouvelle.

La blondinette est vraiment un petit rayon de soleil, avec son sourire malgré les larmes, son rire malgré la peur et la vantardise malgré l’abandon. C’est la première fois que je vois vraiment ça chez quelqu’un, ce changement de l’enfance terrible à l’âge adulte difficile mais sublime. Serena est une dragonne : on ne peut voir que ça, avec son menton haut, ses beaux yeux altiers et son front doré par sa chevelure. Mais elle est aussi si humaine avec ses poignets fragiles et ses lèvres tremblotantes. Je souris, parce que je me dis que si une puissante Riverwood ressemble à ça, je ne devrai peut-être pas être aussi effrayée par tous ces surnaturels.

Et puis ça reste une gamine. Je lui tends un flyer de Boss Jewels sur lequel j’écris mon numéro de téléphone au cas-où les matriarches Riverwood souhaitent venir vérifier auprès de la petite vendeuse de bijoux si je me suis bien occupée de leur auguste progéniture. Passant par une sortie VIP, je monte dans ma Porsche 911 Targa, une belle sportive rouge décapotable dont le moteur rugit plus fort qu’un avion de chasse. À un feu rouge, je me retourne vers Serena :

« Allez, on va faire un jeu. On résume nos années séparées avec des titres de série ou de films. Je commence si tu veux. Community. Mais genre, un épisode crossover avec Gossip Girl tu vois ? Puis, 2013, Apocalypse Now. » Sans commentaire. « Ensuite… Fight Club… Mais avec des parfums de Titanic un peu… Et ensuite un mix d’Aladin et de Dynasty je pense… et toi? » Je lui souris. Clairement, elle va voir que Porsche ou pas, diamants ou pas, sa baby-sitter reste une nerd.