Il n’y a pas de nuage sous l’océan. C’était l’un des éléments des histoires de mon père qui me faisait le plus envie, quand j’étais petite : voir le ciel se déchirer en figures oniriques et féeriques, imaginer pendant des heures les histoires que cet élément qui m’est tant étranger tente de me raconter. Et le meilleur endroit pour les admirer, c’est le beau parc le long de la rivière. Car on peut y voir l’étendue perpétuellement mouvante des gaz dans le ciel ainsi que celle, harmonieuse et statique du Potamac. Presque un espace prophétique entre le passé millénaire de nos vies océaniques et notre futur promis, de règne parmi les cieux. Un lieu qui est à la fois proche de la ville et de ses passions mais calme et paisible. Un lieu où la chaleur du soleil de l’été finissant est tempéré par les ombres végétales. Et surtout, ici, il y a Scylla.

Je me suis avancé doucement dans l’herbe pour me coucher à quelques mètres sans la déranger. Elle a l’air en pleine réflexion et elle a effectivement beaucoup à décider après tous les derniers événements. Les frasques des humains, des dragons et, visiblement cette fois, des nymphes, nous ont encore créé des maux de tête. Le gouvernement humain s’est déchaîné, le conseil a tiré sa révérence, le sang a coulé, des murmures de résistance et d’ombre se font plus forts et la guerre, toujours, semble seule victorieuse de toutes ces batailles d’opinions.

Cicero est venue rajouter des pierres à notre fardeau diplomatique. Sa décision est entendable mais je n’ai pu m’empêcher de lever les yeux au ciel en l’entendant. Jamais ses pensées ne passeraient mes lèvres, mais l’isolationnisme de Nydaros me semble parfois puéril. Il faut bien vivre loin sous la Surface pour ne pas réaliser que notre monde est interconnecté et que, si nous ne faisons rien, si nous ne prévenons pas les dangers, la capacité de nuisance est toujours réelle. Le travail de Scylla auprès de Kane comme de Caïn est nécessaire, est vital pour toutes les sirènes depuis les disquaires de la Nouvelle-Orléans jusqu’aux prêtresses de Galène à Nydaros.

Je souris quand Scylla rompt le silence par un soupir. J’ai de la chance : ma tâche est de la protéger. J’aime le faire, je peux le faire et je sais comment le faire. Ça ne me demande pas de constantes décisions, de constants troubles. Les dilemmes diplomatiques et stratégiques avec lesquels ma princesse se démène sont des fardeaux que je lui laisse avec joie. Pourtant je sens bien à son ton qu’elle a besoin de plus que de mon habituelle discipline. Je sens de la lassitude en elle, des doutes peut-être. Je me couche sur le côté, les mains entre l’herbe et ma joue, mes yeux posés sur son visage. Elle ne portait pas encore la couronne mais son cou semblait déjà bien abîmé à force de son poids et je serre les dents de ne pas pouvoir la soulager d’une partie.

Je relâche mes dents et tente d’activer ma langue et mes pensées. Je n’ai rien d’une diplomate ou d’une philosophe, mais j’espère pouvoir dire quelques mots sensés. « Mon père m’avait dit une fois qu’il n’y avait pas forcément de frontière entre la désobéissance et la loyauté. Que notre force ne vient pas d’une discipline aveugle mais de nos convictions, de notre volonté de faire ce qui sera le mieux. » Je soupire légèrement à mon tour et plante mes yeux dans les siens. « Cicero donne ses ordres, c’est son rôle. Elle sait que tu as les meilleurs intérêts de Nydaros à cœur, quelle que soit ta décision. » Je lui souris : même si ce n’est pas une action que je fais très souvent, Scylla arrive toujours à trouver un moyen. Et cette fois-ci, c’est parce que je crois qu’elle en a besoin. « En tout cas, moi, je le sais. Et jamais je ne prétendrai que ma reine ignore quelque chose que je sais avec toute ma certitude. » Cette fois-ci je souris parce que je me trouve moi-même plutôt drôle. Je crois.

Je me relève un peu, m’asseyant dans l’herbe, la tête un peu étourdie par le temps couché. « Tu en as parlé à Llyr ? Et à… son frère ? » Je ne veux pas compliquer encore plus les choses mais je dois aussi les regarder en face. Les frères Asherah font partie de l’équation, même s’ils savent l’un comme l’autre que, pour moi, toute ma loyauté repose uniquement sur Scylla.  

S’il y a bien quelque chose que j’ai appris tout au long de ma vie, marine aussi bien que terrestre, c’est que la peur et la haine régissent le monde. Elles sont telles des murènes, tapies dans les crevasses formées par les phobies de puissants, prêtes à surgir et détruire les plus belles constructions. Elles sont telles les poulpes, étouffant l’espoir et entraînant les innocents loin de la lumière. Mais Scylla n’est pas comme ça ; déterminée, droite et courageuse, elle reconnaît les fantômes pour ce qu’ils sont – elle seule peut construire un monde stable sur leur pile de mensonges. Tout ce que j’ai à faire c’est la protéger des traîtres et des mauvais, afin qu’à son tour elle crée ce monde de justice où tous seront saufs, toutes seront libres.

Alors la lumière peut être douce, les flots calmes et les passants paisibles, mes instincts resteront acérés. Il n’y a pas une direction sur laquelle mon regard ne se porte (mes lunettes de soleil sont posées afin de faire un miroir vers derrière moi) ni une personne qui n’échappe à mon analyse. Je n’ai pas besoin de le dire à Scylla, pour ne pas l’étouffer, mais elle sait bien qu’il y a deux gardes en civil, parmi les passants du parc, hors de portée de notre conversation mais prêts à intervenir au moindre doute. Ça fait des années, alors nous avons appris à vivre ainsi. Nos missions sont trop importantes pour nous apitoyer sur la normalité qui nous échappe.

Je souris face à son humour mais mes lèvres retrouvent leur place quand je sens sa gêne à la mention des frères Asherah. Comme mon cœur, elles se serrent en sentant tout ce qui pèse sur les épaules de mon amie. Dans ces moments, je me fous bien qu’elle soit princesse, qu’une guerre couve, que les déesses préparent des prophéties ou que nos ailes nous aient été enlevées. Je veux juste que mon amie soit heureuse parce que je ne suis pas sûre que le monde mérite les souffrances qu’elle se fait subir pour lui. Mais je suis générale et elle est princesse, je ne peux rien dire sur ce sujet, seulement plonger mes yeux dans les siens et espérer que le bleu puisse apaiser ses peines.

C’est elle qui m’invite à m’exprimer. Sa formulation est presque sèche, ses yeux intenses. J’imagine que de l’extérieur, la scène doit être assez étonnante : deux jeunes femmes couchées dans l’herbe, se fixant intensément et sérieusement. Comme d’habitude, je me fiche bien de ce que peuvent penser les passants. L’instant est de la plus grande importance car c’est Scylla. Car cette question peut changer tous nos objectifs. Sauf que ce n’est pas le cas.

« Je pourrai te dire que vu la taille de l’incendie qui se prépare, même l’intensité de l’océan ne nous protégera pas. Je pourrai te dire que les sirènes ont besoin de nous ici, que c’est le seul moyen de retrouver nos ailes. Mais je pense qu’on sait toutes les deux que tant qu’il y a un combat qui mérite d’être effectué ici, tu resteras. Et que donc je resterai. » Je lui tend la main au milieu de l’herbe. « C’est dire beaucoup d’évidences, je sais, pardon. La vraie question est donc : qu’est-ce qu’on va faire ? Est-ce que tu penses que Caïn a eu vent de l’ordre de Cicero ? Est-ce que tu veux que nous infiltrions les nouvelles factions qui semblent voir le jour ? Comment est-ce qu’on peut protéger les sirènes recensées des chasseurs ? »

Je pose mes questions d’un ton posé et confiant. Tout ceci ira bien. J’ai toute confiance en ma princesse.