Wake up, or you'll wake up six feet down ◘ ft Althea

Adonis vient de partir et la vision de ses longs cheveux noirs disparaissant derrière la porte hante encore Sirius. Mais pour lui aussi, il est l’heure de s’en aller. Il le rejoindrait plus tard, de toute façon - il finit toujours par le rejoindre. Ça n’est pas comme s’il pouvait faire autrement. Ils sont encore liés, après tout, pour le meilleur et pour le pire, jusqu’au jour où Yushen serrera les mains plus fort et plus longtemps que d’habitude. Jusqu’au jour où il finira par le posséder en entier.

Il a pris sa douche, avant de partir, et allumé un bâton d’encens chez lui, comme s’il voulait se débarrasser de son odeur. Comme si une fois qu’il était parti et que le djinn ne pouvait plus le contrôler l’idée même de son existence lui était insupportable. Et c’est peut-être le cas, quelque part.

Puis il a enfourché sa moto ; encore quelque chose qui lui vient de l’humain. Pourtant, il apprécie la sensation de liberté qu’elle lui procure, malgré tout. Il apprécie l’esprit de clan qu’il a trouvé au sein du gang, et le respect qu’on lui porte, là-bas. Il a presque réussi ce qu’il voulait, avec cette apparence, même s’il la déteste ; personne ne vient essayer de l’intimider, maintenant, c’est lui qui gagne à ce jeu-là. Et pourtant il n’a que “presque” réussi parce que malgré tout il n’a pas réussi à s’affranchir de toutes ses chaînes. Parce qu’il reste la plus lourde, la pire d’entre toutes - et il est toujours à deux doigts de la rompre mais toujours il finit par relâcher ses mains, comme si savoir qu’il pouvait s’en débarrasser la rendait assez légère pour la supporter.

Le temps qu’il arrive à la boutique et se débarrasse l’esprits des pensées qui le relient à Adonis bien plus que n’importe quel lien mystique, il a juste le temps de se rendre compte, en arrivant, que quelque chose cloche.

Il y a du bruit.

Une partie de la boutique fait office de cabinet de curiosité, d’où s’échappe parfois des hoquets surpris ou émerveillés, mais rien qui ne justifie les éclats de voix et le grabuge que le djinn peut entendre depuis l’extérieur.  La porte d’entrée est encore ouverte, et il accélère le pas en entendant des cris.

-Tu vas crever, salope !?

C’est les premiers mots distincts qu’il entend, et c’est assez pour deviner ce qu’il s’y passe. Instantanément, ses yeux deviennent rouges, flamboyants dans l’obscurité mais il n’en a pas grand chose à faire d’être discret. Il veut qu’ils le voient. Il veut qu’ils aient peur, qu’ils se pissent dessus d’avoir compris que tout ce qui les attendait était un aller direct en enfer. Parce qu’ils ont osé. Ils ont osé venir ici, là où Yushen travaille - on dirait qu’ils ont pris soin de venir quand il n’était pas là, mais au vu de la scène, ils ont fait face à plus de résistance que ce à quoi ils s’attendaient. Quel bande de lâches, s’attaquer à cinq contre une sorcière ; ils comptaient sans doute l’achever et tendre une embuscade à son employé, lui faire le même coup. Ils ont fait un mauvais calcul.

Maintenant Yushen est là et eux ils ne repartiront pas.

Ils hurlent par réflexe quand ils voient la pièce s’embraser d’un coup mais les cris se tarissent quand ils se rendent compte qu’ils ne sont pas réellement brûlés. Ça les déstabilisent assez, néanmoins, pour que l’immortel ait le temps de s’approcher. Il se fait dragon, il se fait démon, il se fait dieu de la mort jusqu’à ce que quelques-uns d’entre eux se jettent sur lui en hurlant. Mais leurs couteaux ne rencontrent que du vide, un reflet de son apparence monstrueuse… Avant se planter dans le corps du chasseur d’en face, pensant avoir trouver leur cible, sous les traits du djinn peints en trompe l'œil sur le visage d’un des humains belliqueux.

L’un deux était déjà blessé et tombe sur le sol, mais Yushen n’en a pas fini avec les autres. Il en reste trois - l’un est visiblement apeuré, mais c’est trop tard pour espérer pouvoir faire éprouver de la pitié. Un autre semble à moitié désorienté, regarde partout, tandis que le dernier à un air fanatique malgré le manche du couteau qui sort de son épaule, et plante ses yeux directement dans le regard du djinn. C’est lui, le plus dangereux, lui qui veut le renvoyer au purgatoire pour qu’il y reste ; mais visiblement pas assez déterminé pour avoir trouver la bonne arme, l’une de celles qui peuvent le supprimer pour toujours.

Il n’a pas peur, et pourtant, c’est celui que Yushen va éliminer en premier. Les flammes sont taries mais il invoque des ombres rampantes, des monstres impies, des ronces et des barbelés, qui finissent de terrorisés le premier. Il invoque l’océan qui les noie et qui les fait suffoquer. Il invoque mille fois son propre visage, son propre corps et ils ne savent plus où viser. Un carreau tiré au hasard traverse les illusions et ricoche sur un pot de verre, attirant brièvement l’attention du plus aguerri. Exactement la faille dont le vengeur avait besoin pour se glisser parmi ses mirages et empoigner le couteau.

Le djinn ne prend pas la peine de l’extraire du corps de sa victime. Il tire sur le côté, d’un grand coup sec, et lui ouvre le cou d’un seul geste. Le chasseur lui lance un dernier regard haineux, auquel Yushen répond par un rictus enragé et sadique - effroyable, effrayant, éclaboussé de sang. On se reverra en enfer. Ou pas. Et finalement, c’est ce sourire, conjugué à la sensation de se noyer dans son propre liquide vitale, qui écarquille les yeux de l’homme avant que ses yeux ne se vident.

Un cri tremblant de rage et de peur attire l’attention de l’immortel, juste à temps pour qu’il se jette en arrière et esquive la maladroite attaque. L’assaillant bascule en avant et tire un nouveau sourire à Yushen en tombant tête la première contre une des armoires qui recouvrent les murs de l’endroit - l’employé attrape un pot de poudre de ricine et  le verse sur la tête de celui qui vient de s’effondrer. Ça ne semble pas avoir d’effet, au premier abord, alors qu’il lui maintenant la tête dedans, mais le bourreau devenu victime se débat de plus en plus faiblement. Jusqu’à s’arrêter.

Le silence revient dans la boutique, juste assez pour qu’un sanglot haché le coupe. Il en reste un dernier, un brun d’âge moyen au pantalon souillé qui sait qu’il va mourir.

-Pitié, couine-t-il avec la voix suppliante. j’ai.. juste suivi le mouvement, je.. S’il vous plaît… Jje ne veux pas mourir… Ayez pitié…

-Tu ne mérites pas la pitié.

Il n'a même pas besoin de finir son mouvement - l’homme s’effondre, la peur a eu raison de lui et de son cœur. Ce n’est pas le djinn qui l’aura achevé mais tant pis ; tant que cet humain à eu ce qu’il méritait. Yushen a presque le goût du travail bien fait en observant le carnage, quand il entend les gémissements d’une voix féminine derrière le comptoir et s’y précipite.

C’est Jinn qui est là, blessée, les mains recouvertes de sang qui est autant le sien que celui des attaquants ; mais elle n’est pas spécialement une combattante, seulement une sorcière qui a vendu chère sa peau alors qu’ils étaient en supériorité numérique. Elle est encore vivante mais ça n’est plus pour longtemps, ils le savent tous les deux.

Sirius s’agenouille à côté de la mourante sans prendre la peine de chercher des herbes pour la soigner - ça ne servirait à rien, il préfère passer ses derniers instants à ses côtés plutôt qu’à fouiller vainement les étagères.

-Je suis désolé de ne pas être arrivé plus tôt. Ils ne feront plus jamais de mal à qui que ce soit.

L’apothicaire sourit malgré la douleur :

-Tant mieux…

Elle attrape la main du djinn qui se rapproche d’elle pour écouter ses derniers mots.

-Tu es fort, Yushen… Et je sais que tu pourras prendre soin de cette boutique. Et d'Althéa... C’est fini pour moi, mais… protège-la, s’il te plait… Elle ne mérite pas de finir comme moi. Je vous aurais bien dit de veiller l’un sur l’autre, mais… Je ne pense pas que tu aies besoin de qui que ce soit pour veiller sur toi…

Une larme roule sur la joue de Sirius qui serre les lèvres pour ne pas l’interrompre, pour l’écouter jusqu’au bout. Oui, il n’en a pas besoin, plus besoin - il en aurait eu besoin peut-être mais c’est trop tard, et maintenant c’est à lui de veiller sur les autres. Et il a échoué, encore, mais maintenant il doit le faire pour la petite protégée de la vieille Xiao Long.

Althea Nightshade, qu’elle avait ramené il y a maintenant deux ou trois ans pour tisser des illusions dans la deuxième partie de la boutique. Celle qui faisait cabinet de curiosité, celle où Yushen n’allait jamais, un peu dégoûté du traitement des humains pour tout ce qui était mystique, à présent. Il n’avait jamais approuvé que des illusions djinn soient vendues de la sorte, et n’avait d’ailleurs jamais offert ses services alors qu’il en avait parfaitement les capacités. Mais ses pouvoirs à lui n’existaient plus pour embellir la réalité - et si au début il avait été énervé de voir ce qu’Althea faisait avec, il s’était rendu compte très vite qu’elle en avait besoin, au moins autant si ce n’était plus que les clients qu’elle recevait. Il n’avait jamais su pourquoi, et n’avait jamais posé la question, mais Jinn le savait, elle. Sinon elle ne demanderait pas une telle chose sur son lit de mort.

-Je la protégerais. Je le promets.

Sa mission commençait très mal, si la première chose qu’il devait lui annoncer était la mort de leur employeuse et amie. Mais Sirius tient ses promesses, et il ne les donne pas à la légère. C’était sans doute la seule qu’il ait jamais faite à Jinn - mais c’était sa manière de se racheter. Il n’a pas su la protéger, et elle est en train de mourir de dans ses bras, comment aurait-il pu lui refuser ça ?

-Merci.

C’est la dernière chose qu’elle prononce avant de s’éteindre.

Aussitôt, Yushen se relève. D’abord, les chasseurs, il ne peut pas laisser leurs cadavres ici ; il ne faut pas qu’Althea les voit, déjà, mais personne d’autres non plus. Et il est un peu trop loin de l’eau pour aller les jeter dedans un par un. L’incinérateur semble la seule option, même si elle va prendre du temps. Mais il a tout le temps du monde.

C’est plusieurs heures plus tard qu’il envoie un message à Althea pour lui demander de venir. Il a nettoyé le sang, nettoyé la moindre molécule des chasseurs encore présents, répugné par l’idée qu’il reste quelque chose d’eux dans la pièce. Il va devoir appeler les pompes funèbres pour Jinn, sans doute acheter leur silence pour qu’ils ne parlent pas de ses blessures, mais avant ça, il faut qu’il annonce ça à l'autre employée et il veut le faire lui-même.

Alors, en attendant qu’elle arrive, il prépare ses mots. Jinn est morte, Althéa. Mais comment lui dire plus délicatement que ça ?

Yushen avait rangé, nettoyé, récuré de fond en comble. En apparence, tout aurait pu être comme avant, excepté quelques pots manquants et l’odeur obstinée de détergent que l’encens allumé n’arrivait pas à recouvrir. Mais même malgré ça, tout aurait pu être comme avant.

Excepté que Jinn était morte.

Mais Sirius pleurerais plus tard. Ça n’était pas le moment, pas tout de suite, il attendrait d’être rentré chez lui, d’être seul avec son chagrin et sa rage. Avec l’impression de ne pas avoir été assez, une fois de plus.

Pour l’instant, il doit prévenir Althéa - ensuite il s’occuperait du corps de la sorcière, de lui donner des obsèques décentes dans les traditions de leur pays d’origine. Jinn aurait sans doute voulu des rites chinois, plutôt qu’américain. Ça lui arrivait souvent, à l’époque, d’avoir des discussions mélancoliques avec Sirius à propos de leur contrée natale.

Et peut-être que la jeune djinn voudrait y participer, faire son deuil, payer un dernier hommage à celle qui avait été leur patronne et amie. Enfin, si elle le pouvait… La Nightshade, contrairement à ce que son nom pouvait faire penser, était fragile et instable. Assurément, elle ne prendrait pas la nouvelle aussi calmement que Yushen. Mais elle était encore jeune, si jeune. Elle apprendrait, avec le temps, à gérer ses émotions, à les laisser éclater seulement quand elle était en sécurité, comme Sirius allait le faire ce soir. Elle apprendrait également à faire le deuil des mortels qui passaient dans sa vie, comme il avait dû le faire aussi.

Elle n’avait pas vraiment le choix, de toute façon. Finalement, les djinns avaient-ils vraiment le choix de quelque chose ? Condamnés à regarder leurs proches mourir ou disparaître dans une prison immatériel, condamnés à être enchaînés aux besoins de mortels qui ne les voyait que comme des demi-être à cause de leur nature même ?

Au moins, Althéa n’aurait pas affaire à ce dernier problème. C’était le purgatoire qui l’avait effrayé, bien plus que les humains, mais le résultat était le même - cependant, la pauvre semblait tout de même être à la merci de tout le reste, encore trop malléable, faible et manipulable. La seule différence, c’est qu’elle n’avait plus à être effrayé de retourner dans le noir dès qu’elle faisait le moindre faux pas…

Et le djinn s’assurerait qu’elle ne passe pas l’éternité toute seule.

Et puis pour cette fois-ci, elle pourrait pleurer. Le danger était écarté, si elle s’effondrait au moins ça serait devant son aîné, et elle n’avait rien à craindre à ses côtés. Là, elle était en sécurité. Il avait juré, maintenant, que rien ne lui arriverait, et il tiendrait sa promesse faite à la mourante. Il les tenait toujours. Sauf une.

Sirius ne donne plus sa parole à la légère. Mais la situation avait été différente, aujourd'hui, trop particulière pour qu’il ne puisse refuser. Il n’y avait pas de truc, cette fois, pas d’arrière-pensée ou de manipulation. Althéa a besoin de lui, et il la protégera ; c’est aussi simple que ça.

Dommage qu’il ne puisse pas la protéger du chagrin.

Quand il entend son nom, il sort de l’arrière boutique, où il a déplacé Jinn ; il sait qu’il a un air sinistre, peut-être encore plus que d’habitude, mais il ne fait pas briller ses yeux ou tourbillonner ces tatouages, cette fois, il ne veut pas lui faire peur. Pas à elle, pas comme ça ; pourtant il sait qu’il le fait, il sait que ce visage maudit qu’il aperçoit encore dans ces cauchemars est effrayant pour les autres comme il l’a été pour lui.

-Je suis là. J’ai des mauvaises nouvelles.

Évidemment que tu as des mauvaises nouvelles, Yushen, avec une telle apparence, comment pourrais-tu être le porteur de bonnes ?

-Tu devrais peut-être t’asseoir pour écouter.

Il lui tend la chaise qui était derrière le comptoir, et attend qu’elle s'exécute avant de pousser un profond soupir et de prendre la parole à nouveau. Il n'a pas envie de le faire mais ça doit être fait - donc il fera son devoir.

-Althéa… Jinn est morte.

Il a envie de rajouter qu’il est désolé. Mais les morts ne se réveillent pas avec des excuses. Alors il se tait, parce qu’il n’y a rien à dire pour atténuer la réalité.

Le silence s’installe, comme si sa voix avait coupé tout son en prononçant ses mots terribles. Ce n’est pas Althéa qui lui réponds, c’est ce silence presque encore pire que la nouvelle qu’il vient de jeter, qui s’étire lentement dans la pièce et qui alourdit l’air presque autant que l’odeur aseptisée que l’encens n’arrive toujours pas à couvrir, presque autant que la fumée dont les volutes roulent péniblement.

Et puis elle finit par le briser, avec un hoquet de rire nerveux qu’elle ne semble plus réussir à arrêter. Ses lèvres se soulèvent mais ça n’est pas un sourire, juste une grimace aussi vide que son regard alors qu’elle refuse d’accepter la réalité. Sirius aurait aimé pouvoir dire non à la vérité comme ça. Simplement refuser de la prendre en compte, refuser que le monde est trop cruel, refuser que tout s’est écroulé autour de lui. Peut-être a-t-il essayé, peut-être qu’il a fermé les yeux trop longtemps et que c’est comme ça qu’il s’est retrouvé dans toutes ses situations. Mais il faut bien les ouvrir à un moment. Et Althéa va devoir le faire plus vite que lui - sinon elle ne finira pas bien, elle non plus, et il n’a pas envie de ça.

Pourtant elle continue, elle se répète. Non. Elle rit encore mais son rire est tordu, il sonne mal comme les fausses notes d’une mélodie. Trop aigu, trop désespéré, parce qu’au fond elle la connaît, la vérité. L’immortel aurait pu lui mentir. La bercer d’illusions comme elle le fait si souvent déjà, lui dire que Jinn est simplement partie sans laisser un mot, qu’elle a disparu et qu’il va la retrouver. Mais il ne ment pas. Et même s’il pouvait le faire, et qu’elle avait décidé de le croire, elle aurait sû, quelque part. On sait toujours, même quand on veut nier de tout son cœur.

Yushen ne connaît pas l’histoire d’Althéa. Mais il sait qu’elle passait trop de temps ici, enfermée dans de doux rêves, et que parfois elle appelait un nom. Feu leur amie l’avait prévenu que c’était celui de son enfant perdu, qu’elle était fragile et qu’il ne fallait pas être dur avec elle. Il n’avait pas voulu l’être - mais quoi qu’il veuille, le monde l’était, et leurs illusions, aussi puissante soient-elles, ne pouvait pas dissimuler ce fait pour toujours.

Alors il avait préféré le dire tout de suite et maintenant la nouvelle plane au-dessus d’eux en les écrasant de son immuabilité. Les rires de la djinn se brisèrent et se transformèrent en sanglots, son regard se remplit de nuages, ses “non” se font suppliant. Elle essaye encore de nier mais la réalité la rattrape, et Sirius sait qu’elle a envie que quelqu’un lui dise que ce n’est pas vrai, que ce n’est qu’un cauchemar et qu’elle va se réveiller. Mais ce serait un mensonge et il ne ment pas. Il ne peut pas créer un monde juste pour elle ; juste l’aider à traverser celui-ci tant bien que mal, sans avoir à devenir comme lui.

Quand elle craque et qu’elle se met enfin à pleurer, il ferme les yeux quelques secondes comme pour lui laisser l’intimité de le faire. Mais il n’y a que lui qui a besoin de ça. Althéa a besoin de quelqu’un et il n’y a que lui, là, en ce moment et pour toujours. Les dragons de sa famille vont vieillir et mourir, et ils ont déjà l’air de ne pas lui suffir, sinon pourquoi passerait-elle autant de temps ici ?

Il n’y a que lui, là, en cet instant et il doit faire quelque chose pour tenir sa promesse. Il n’est pas du genre démonstratif, Yushen, d’abord il lui met simplement la main sur l’épaule mais il comprend que ça ne suffira pas. Alors doucement il la prend dans ses bras, il la laisse s’épancher contre lui parce que la protéger c’est aussi lui donner une épaule pour pleurer.

-Je suis là, Althéa.

Il n’est pas très doué, avec les mots - il l’a été fut un temps mais c’est révolu, maintenant, il ne dit plus que la vérité brute et sans enjolivures. Il n’a pas menti en disant que Jinn était morte. Il ne ment pas non plus en lui offrant cette dernière phrase.

Des secondes, des minutes, des heures mêmes. Mais ils auraient pu rester là pendant des jours que ça n’aurait rien changé. Le temps, ça n’est pas quelque chose qui compte beaucoup, dans la vie d’un djinn. Althea avait l’éternité pour pleurer, pour s’en remettre, pour retomber encore et se relever de nouveau. Et lui porte aussi le poids de l’immortalité, celle-là même qui lui a serré le cœur au fil de toutes ses vies, celle-là même qui lui a  appris que les mortels étaient toujours éphémères et que peu importe par quelle moyen, les djinns devaient avancer sans eux. Celle qui se tient dans ses bras a dû apprendre cette leçon à la dure, quoique ça ne soit jamais réellement le bon moment pour s’en rendre compte. On est jamais prêt quand ça arrive, on a pas envie de l’admettre, comme Althea avait lutté un peu plus tôt pour rester dans le déni.

Ça lui rappelle lui-même, à Sirius, ça fait ressortir ses anciens souvenirs. Ceux de sa première vie, ou plutôt de sa première mort. Quand il avait Nuan périr sous ses yeux, avant de disparaître au purgatoire, hanté par les yeux vides et le regard éteint de sa sœur jumelle. Et ça n’est pas parce qu’il a réussi à faire son deuil, en trois cents ans, que l’idée  de survivre à tous les gens qu’il aime est moins accablante. La seule qui lui est réconfortante, c’est de savoir qu’il a aussi survécu à ceux qu’il a détesté.

Mais Althéa est jeune encore, trop jeune pour ça. Yushen ne connaît pas son âge exact mais il sait que ça n’est pas assez, qu’elle a vécu trop peu longtemps pour que cette sensation d’arrachement ne lui soit pas trop familière, pas assez en tout cas pour qu’elle en soit un peu anesthésiée. But mortals come and go in our lives, Althea. Et elle va devoir s’y faire, un jour, à la douleur.

En attendant elle n’a que l’épaule de Sirius, il aimerait lui dire qu’elle l’a pour l’éternité mais ça serait mentir, et il se refuse toujours à le faire. Elle a l’éternité mais lui non, pas lui qui risque à chaque instant de retourner au Purgatoire, pas lui qui hésite encore à enfoncer la lame ou à arrêter pour de bon la respiration d’Adonis sans trop savoir pourquoi. Ça n’est pas comme s’il avait ce genre d’hésitation ou de remords avec les autres humains, ou même les autres criminels dont il s’occupe, comme ceux de tout à l’heure. Et pourtant, les dieux savent que son humain le mérite, que Yushen lui pardonne des choses qu’il n’aurait pardonné à aucun autre. Essayer de le tuer, par exemple.

Au moins la djinn avec lui ici n’a pas ces problèmes-là. Elle en a d’autres, c’est sûr, mais pas celui de la peur d’être renvoyé dans leur prison maudite, de ne pas voir ses enfants grandir ou de gâcher des moments avec celui qu’elle aime. Elle a tout le temps du monde pour sécher ses larmes et apprendre à vivre sans avoir peur du lendemain.

Alors elle peut bien pleurer un peu.

Sirius n’est pas, n’est plus, doux avec beaucoup de monde. Mais Althéa à besoin de cette part de lui, ce qu’il en reste en tout cas, alors il lui imperceptiblement les cheveux pour l’apaiser.

Les larmes se tarissent doucement, les sanglots s’espacent, le corps de la djinn se saccadent moins. La nuit est tombée mais ça n’est pas grave, ça n’est pas comme si Yushen comptait aller quelque part de toute façon. Il était censé travailler ce soir, avant que tout ça n’arrive. Avant qu’une de ses rares amies ne soit assassinée.

Au fond s’il laisse autant pleurer Althéa c’est un peu parce que ce sont ses larmes à lui aussi, celles qu’il ne laisse plus couler quand il y a quelqu’un d’autre, celles qui pourtant sont bien là à noyer son cœur sans qu’il ne s’offre de le montrer à personne.

Mais il y a bien une fin à tout, à part peut-être à leurs éternelles existences condamnées à regarder les autres mourir autour d’eux, et même les pleurs de la djinn finissent par s’estomper. Sa voix est enrouée, encore brisée par la tristesse, cassée en deux et pleine de désespoir. Et maintenant, quoi ? Maintenant on avance, Althéa, on avance parce qu’on a pas le choix et qu’on continuera à avancer jusqu’à la fin des temps, sauf si un de ces absurdes humains finit par nous tuer pour de bon.

-Maintenant, on donne des funérailles décentes à Jinn.

Il s’arrête un instant, parce qu’il ne veut pas donner l’air d’hésiter, elle n’a pas besoin de ça pour le moment. Elle a besoin qu’il soit roc, qu’il soit fort, qu’il soit insubmersible pour elle parce qu’elle ne peut pas l’être elle-même. Et parce qu’il n’a pas su l’être pour lui-même au moins il peut le faire pour quelqu’un d’autre.

Mais il y a un ensuite, et ensuite, il n’est pas sûr. Jinn lui a dit qu’il saurait prendre soin de la Diamond Apothecary. Alors le mieux serait sans doute de la laisser ouverte, comme un dernier hommage à la sorcière qui les a tant aidés tous les deux.

-Ensuite, elle nous faisait confiance pour s’occuper de la boutique. Elle n’aimerait pas la voir fermer, alors je vais sans doute reprendre les rênes. Est-ce que tu voudras rester travailler ici ?

Il n’est pas sûr aussi parce que si la djinn décide de dire non, comment pourrait-il la protéger sans la garder près de lui, et tenir sa promesse ? Pourtant, il n’a pas envie de mettre la clef sous la porte. Mais une fois de plus, il se retrouve coincé entre ses envies et son devoir moral. Alors il espère qu’elle va accepter, il est prêt à faire des concessions pour ça, à négocier avec la djinn. Laisse-moi te protéger, Althea. Laisse-moi tenir parole, pour cette fois.

D’atone, Althéa devient robotique. C’est comme si Yushen pouvait voir les étapes du deuil passé sous ses yeux, du déni à la tristesse mais sans passer par la colère. Parfois, il se demandait si la jeune djinn pouvait ressentir cette émotion - il l’avait toujours vu triste, abattue, et jamais vraiment enragée. Mais ça n’est pas grave. Ça serait sans doute plus sain peut-être, mais tant pis. Ça n’est pas grave parce qu’il sera en colère pour elle, qu’il laissera éclater sa fureur contre l’injustice du monde à sa place. Comme il l’a déjà fait, tout à l’heure, contre ceux qui ont tué leur amie.

Parce que quand on est djinn, il y a toujours des raisons de l’être, nourri par l’absence de réponses à cette question qu’ils n’ont jamais fini de poser. Un pourquoi décliné en mille notes différentes. Pourquoi eux et pas moi ? Pourquoi je dois continuer à vivre avec ça ? Pourquoi je n’ai pas le choix ? Il y en a toujours, des pourquoi, et en retour il n’y a que le vide, celui du purgatoire ou bien celui de l’éternité dans un corps qui n’est pas le sien. C’est le seul choix qu’ils peuvent vraiment faire.

La Nightshade, d’une voix blanche, déclame ce qu’ils doivent racheter comme si c’était la seule chose à laquelle elle pouvait encore se raccrocher, parce qu’elle ne peut pas attendre parler de funérailles. Évidemment qu’elle ne peut pas en entendre parler. Mais ça n’est pas grave, ça non plus. L’immortel a compris depuis longtemps qu’il serait solitaire, surtout pour se salir les mains. Mais elle n’est pas à l’être, elle, maintenant qu’il est là.

Elle n’a pas à se couper de ses sentiments, elle, et puis lui aussi il en a encore sous la carapace qu’il porte. Peut-être qu’elle a juste besoin de les voir pour laisser aller les siens, pour savoir qu’il n’est pas que roc et qu’il peut aussi être quelqu’un - derrière toutes les couches de pragmatisme et de froideur, il y avait tout de même son coeur qui bat, son esprit qui crie, son âme qui pleure. Et Althéa est peut-être le seul être à qui il peut encore accepter de montrer ça. Une des seuls qui peut vraiment le comprendre, quelque part.

-Nuan. La première personne que j’ai perdu, elle s’appelait Nuan. C’était ma sœur jumelle, une humaine, et je ne savais pas que ce que ça signifiait d’être un djinn.

Ça s’est passé il y a longtemps, mais Sirius n’a pas oublié. Et malgré les années, malgré la noirceur qui l’a corrompu, malgré ses tatouages effrayants, la douleur est toujours aussi vive ; il a juste appris à vivre avec celle-ci, à défaut d’avoir réussi à supporter les autres blessures qu’on lui a infligées.

-C’était il y a trois cent quarante-et-un ans, mais je ne l’ai pas oublié. Tu n’as pas à le faire, toi non plus.

Ça n’a jamais été le message qu’il voulait faire passer. Souvent, c’est impossible, de toute manière. Il y a toujours une trace de ceux que les djinns ont perdus, quelque part, comme s’ils étaient marqués par les pertes des mortels plutôt que par les années.

-Le plus dur, ça a été d’être complètement seul, après.

Mais aujourd’hui, Althea, tu n’as pas à l’être.

Elle a l’air de s’en vouloir, d’un coup, et il sert les lèvres. Encore une fois, il n’est pas sûr d’avoir réussi à faire passer le message qu’il souhaitait - comme si les mots restaient coincés dans sa gorge, enchaînés au même titre que lui, ou qu’il n’y avait que sa langue natal pour rendre justice à ce qu’il veut dire. Mais c’est trop tard, le mal est fait ; Althéa est désolée, alors qu’elle ne devrait pas l’être. Althéa est désolée, alors qu’il voulait simplement lui montrer que lui aussi, il l’est, à sa manière étrange que les décennies, la douleur et la peur ont tordu.

-Ne le sois pas, ce n’est pas de ta faute.

L’éternité, c’est long. Assez long pour faire une infinité de fautes, alors, il vaut mieux n’être désolé que pour celles qu’on fait réellement. Et ce n’est pas sa faute, à Althéa, d’être née immortelle ; pourtant elle en subit toutes les conséquences, et elle n’a pas en plus à en porter le fardeau de la culpabilité.

Elle se sert contre lui et il la prend doucement dans ses bras, comme une enfant. Et enfant elle est, trop jeune djinn pour être habituée à ça, être frêle aux sanglots déchirants qui résonne encore entre les côtes de Sirius pour atteindre son cœur, pourtant enfermé bien profondément. Mais ses larmes sont les siennes, ses larmes sont celles que Nuan n’a pas pu pleurer avant de mourir, ses larmes sont celles de tous ceux qu’il a laissé derrière lui sans avoir l’occasion de leur dire au revoir. Ses larmes sont celles que son âme pleure, et aimerait arrêter de pleurer. Mais tout comme pour Althéa, elle n’en aura jamais l’occasion, peu importe combien de lanternes il allume ou combien de fois il casse un peigne en deux - le seul au-delà qui l’attends est celui du purgatoire, la seule réincarnation qu’il peut espérer est celle de son enveloppe à l’infini.

Elle dit que c’est injuste, et il approuve silencieusement. Leur nature est cruelle, ou bien peut-être était-ce la Nature qui les avait condamnés à ça qui l’était. Et la brune continue, comme si ces mots étaient des lacrymales aussi. Elle n’a pas demandé ça, il n’a pas demandé ça. Si elle avait eu le choix…

Mais c’est bien ça, le problème, c’est qu’ils n’ont pas le choix, que les chaînes - quelles qu’elles soient - qui les retiennent ici sont bien trop profondément ancrées pour qu’ils puissent s’en échapper. Elles sont invisibles mais leur poids se ressent partout ; dans le dos voûté d’Althéa, dans la gorge silencieuse de Yushen, même dans l’odeur d’encens qui les enveloppe pour accompagner l’âme de leur amie défunte.

-Moi aussi.

Lui aussi, s’il avait eu le choix, il aurait échangé. Pour quelqu’un qui le mériterait, et pour qui ça ne serait pas une telle malédiction. Quelqu’un qui comprendrait, et qui accepterait - et pourtant trouver une telle personne semble impossible, car tant qu’on est pas immortel on ne peut qu’imaginer les fléau que ça inflige à l’âme.

Lui aussi, il aurait aimé ne pas l’être.

Il repense à la lame d’Adonis et un frisson sombre le parcoure. Il y a bien des manières, pour leur espèce, de disparaître à jamais - c’est possible, d’être tué. Mais elle a trop de personnes à aimer avant de le laisser en arrière à son tour et de rejoindre son fils. Elle a un mari, d’autres enfants, d’autres amis sans doute.

Et puis un jour peut-être qu’elle n’aura plus que lui. Peut-être que ce jour-là, si elle n'a pas changé d’avis, il sera là pour la délivrer en mettant fin à sa vie. Comme on endort un enfant, comme on arrête la machine d’un patient, comme on achève un esprit trop souffrant. Peut-être qu’un jour il sera seul, parce qu’à défaut d’arracher ses propres chaînes, il peut tenter de briser celles des autres même si la seule manière est la plus sombre et la plus définitive, si elle le lui demande. Pour mettre fin à une condamnation éternelle, il n’y a qu’un repos plus éternel encore qui ne peut fonctionner. Et lui, ses mains sont déjà souillées.

Mais ça ne sera pas aujourd’hui. Et en attendant, il n’est plus aussi seul, et elle non plus.

-Tu peux m’appeler Sirius.