BEATRIZ ✢ i hope i was your favourite crime

Beatriz naît dans la chaleur moite d’un mois de novembre en Floride, au milieu de l’ébullition au sein de l’administration Reagan. Shea et Alvaro accueillent leur première fille en sachant pertinemment que leurs pieds foulent la terre d’un pays corrompu, mais où ils sont plus en sécurité que dans leur Colombie natale. Ça fait quelques années déjà qu’ils s’y sont réfugiés, qu’ils ont arrêté de regarder par-dessus leur épaule. Beatriz est leur nouveau départ, une nouvelle vie. S’ils font attention, s’ils se font discrets, alors le nœud dans leur estomac et autour de leur cou pourra se détendre.

Isadora est la dernière pièce du puzzle de leur bonheur. Ils sont quatre, maintenant, et quand bien même Bea n’est pas ravie qu’on lui vole une partie de l’attention de ses parents, ils ne lui en tiennent pas rigueur. Ce ne sont que des gosses, elles finiront par s’aimer et tant pis si ce n’est pas le cas, ils les aiment assez toutes les deux pour compenser.

Les deux filles sont tellement appliquées à cacher leur nature de zouwu à leurs camarades de classe qu’elles en oublient qu’elles n’ont pas besoin de ça pour être différentes d’eux. Les consonnances de leur nom, leurs teints hâlés suffisent pour que les surnoms fusent et Bea n’a pas la patience d’Isa, pas sa sagesse incompréhensible pour son âge. Elle commence à user de ses capacités, commence à influencer les esprits les plus torves autour d’elle, quitte à mettre en danger leur secret. Et pendant longtemps elle pensera que c’est à cause d’elle si les adultes sont venus chercher leurs parents et qu’elles ne les ont plus jamais revus, qu’elles ont trouvé une maison vide en revenant de l’école. Finalement c’est une attachée au gouvernement colombien, presque vingt ans plus tard, qui lui apprend que c’est le voisin au grand sourire, celui qui venait souvent chercher du sel, qui les a dénoncés à l’ICE.

On penserait que le déracinement aurait rapproché les deux sœurs, mais Beatriz ne supporte pas d’être témoin de toutes les tentatives d’Isadora de s’intégrer, de se faire des amis. Ils ne sont pas leur peuple, ils ne sont pas leur famille et ils ne le seront jamais. Elle ne comprend pas pourquoi ses parents ne reviennent pas les chercher, pourquoi la seule lettre que son père a envoyé leur demande de rester aux Etats-Unis. L’obéissance la ronge jusqu’à la moëlle, mêlée à une colère empoisonnée qu’elle ne parvient pas à calmer. Elle n’arrive pas à être reconnaissante envers les lointains cousins qui les accueillent en Arizona, elle et sa sœur, parce qu’eux aussi sont nés ici et sont obsédés par l’idée d’appartenance. Elle ne comprend pas pourquoi Isa refuse d’être aussi indignée qu’elle, refuse de prendre son parti et de se liguer contre ce pays qui ne veut pas d’elle. Elle finit par mépriser le besoin de paix de sa cadette, son besoin d’être aimée, elle qui n’est pas outillée pour pardonner.  

Beatriz est âgée de quinze ans et émancipée quand elle rencontre l’Etoile pour la première fois. Avec deux copines plus âgées, ça fait quelques mois qu’elles fomentent des plans pour voler un peu d’argent, des trucs à revendre, qu’elles tentent tant bien que mal de venir en aide aux migrants à la frontière mexicaine. C’est là-dedans qu’elle arrive à canaliser son incompréhension et sa colère, qu’elle arrive à trouver le véritable sens du mot ‘justice’. Elle n’est pas bien lourde face au système qui les menace, elle et les siens, mais elle ne sait pas détourner le regard. Bea ne cille pas non plus lorsque Stella l’attrape la main dans le sac au milieu de son salon, une nuit où la voleuse frappe sans se préoccuper d’où elle met les pieds. Elle aurait pu fuir. En rétrospective, elle aurait dû fuir. Mais elle est restée, Dios bendiga su alma, pour l’aventure la plus vibrante, passionnée et dangereuse de sa vie.

C’est un peu sa nouvelle famille qui éclate lorsque Stella est appréhendée pour leur dernier coup. C’est sa faute, encore de sa faute, elle qui lui a demandé d’héberger ces familles, le temps qu’elle trouve une solution. Elle a failli son amour, et elle a failli les gens qu’elle a juré protéger. Pendant des semaines, des mois, elle réclame l’aide de Vassilya, tire des plans sur la comète. Il faut aller la récupérer. Mais Vassilya n’est pas dedans, bien qu’elle donne le change – on ne peut pas duper une zouwu. Beatriz ne comprend pas bien, au début, pourquoi la jeune femme ne se donne pas plus de mal pour libérer sa djinn. Vass, Stella, Rose et elle, elles sont une famille, non ? Elle ne peut pas continuer de voir le gouvernement continuer de lui enlever les siens. Mais l’Etoile est trop bien gardée, et ses plans sur la comète ne tiennent pas assez en orbite pour déséquilibrer le système solaire.

La nouvelle tombe avec fracas : Stella a donné son nom aux autorités, et c’est elle qu’on enferme.  Beatriz vient d’avoir vingt-et-un ans, elle est majeure et jugée comme telle, seule la nationalité américaine sur son passeport l’empêche d’être chassée comme ses parents. Elle ne lutte pas, au début, se dit qu’ils ont torturé sa moitié, qu’elle n’a pas eu le choix. Mais ce n’est pas tout ce qu’elle leur a dit ; quand on emmène la zouwu dans une prison souterraine spécifique aux surnaturels, elle comprend que Stella l’a trahie de manière bien plus insidieuse que ça. Elle a pensé pouvoir sortir, s’échapper grâce à ses pouvoirs, elle aurait compris que Stella la dénonce parce que de toute manière elle peut toujours partir. Elles auraient pu rester ensemble, elles auraient pu disparaître. Mais son amante a donné à leurs ennemis la seule arme dont ils avaient besoin pour la garder immobile, enchaînée à un seul endroit sans échappatoire possible. Et là, entre ces murs de pierre humides, le ressentiment grandit, fleurit sur les murs, allant pourrir leur amour jusqu’à l’os.

Quand la guerre éclate, Beatriz a presque perdu la chaleur qui la caractérise. Mais c’est Isa, Isa dont elle n’a pas de nouvelles depuis si longtemps, Isa qu’elle a laissée derrière elle, Isa avec qui elle n’a rien en commun, qui vient la chercher et profite du chaos ambiant pour la faire évader. Isa qui met en danger sa nouvelle famille à elle, pour la liberté de son aînée. Isa qui prouve encore une fois qu’elle est une meilleure personne qu’elle. Bea voudrait promettre qu’elle sera sage, mais elle a toujours eu le sang chaud, et la vengeance est un plat qui se mange froid.

 Did the time, might as well do the crime. La première chose que Beatriz fait en sortant est de retrouver la piste de Stella. Ses efforts sont réduits à néant lorsqu’elle apprend la mort de Vassilya ; elle sait ce qui se passe quand l’humain d’un djinn passe l’arme à gauche et elle doit faire le deuil de ses plans de revanche sanglante. Avec Stella au purgatoire et Vassilya six pieds sous terre, la zouwu cherche Rose dont personne n’arrive à retrouver la trace – elle pense à cette enfant innocente et tendre qui s’est retrouvée livrée à elle-même subitement, et se promet d’en prendre soin. Mais rien n’y fait, Rose Dragonstone est introuvable.

 Puisque plus rien ne l’attend aux Etats-Unis et qu’elle a promis à Isadora de ne pas la mettre en danger, Beatriz prend la décision de retourner en Colombie et d’enquêter sur ses origines, sur le sort de ses parents. Elle y retrouve son père, vieil homme grisonnant qui pleure sa femme emprisonnée par le gouvernement colombien autoritaire. Dans la capitale, la jeune femme rencontre Augustina, superbe créature proche du président et de l’arme secrète dont il se sert pour contrôler tous les surnaturels de Colombie ; l’Enchanteresse de Bogota. Au dénouement d’un ballet dangereux et risqué avec Augustina, Beatriz comprend que son pays est aux mains des chasseurs et que l’Enchanteresse se sert de ses pouvoirs pour dénoncer le moindre usage de magie, et exécuter ceux qui s’en servent. Augustina fidèle à son gouvernement, Augustina inflexible, Augustina qui manque de la tuer lorsqu’elle comprend qui est son amante et le danger qu’elle représente mais finalement la laisse s’échapper à condition de ne jamais la revoir, sous peine de finir le travail, cette fois.

Forcée de revenir aux Etats-Unis par une ironie qui ne lui échappe pas, Beatriz ronge son frein en attendant de trouver un moyen de faire la paix avec son pays. Elle ne fera pas la révolution seule, elle a besoin d’Isadora, elle a besoin de s’entourer et ceux qui viennent le plus facilement à elle sont bien peu recommandables. Pour gagner sa vie, elle se fait embaucher au Owl Circus, qui lui permet de renouer avec la gymnastique et de rencontrer toutes sortes de curiosités. Au fur et à mesure, elle se crée un réseau et s’attire les faveurs de la pègre et autres criminels de toutes envergures en mettant à profit ses capacités. Tout ce qu’elle vit est en contradiction avec ce qu’Isadora lui a fait promettre, mais elle ne sait pas vivre autrement que sur le fil du rasoir.

C’est Isadora qui lui apprend la nouvelle. Stella n’est pas au Purgatoire, mais sa vie est sur le point de devenir un enfer. Beatriz ne peut pas se permettre d’exploser ; ses rêves de vengeance sont enfin permis, une concrétisation de toute la douleur que la djinn lui a causé. Elle prendra son temps, elle le jure, elle fera en sorte que ça fasse mal. Elle lui fera payer les années en prison, la destruction de la famille qu’elle considérait être la sienne, quoi qu’il en coûte.