Let's start a riot | Dizza

Dizzalyr pavanait d'ennui à la sombre poussière de Naples, tandis que les jours infinis se déroulaient, inarrêtables. Le marbre lisse de son palais ancré à son front immortel devant ses yeux clairs dévoilait la malédiction immortelle. Elle était lasse, lassée, lascive ; perdue dans ses propres pensées dont la mémoire un brin poussive parfois à elle se refusait. Elle en avait vu des hivers, des silences, des soupirs du monde. Comme si, en évoluant, la terre faisait d'elle une âme vagabonde. Naples, qu'elle avait mille ans choyée, parfois devenait un asile : un bastion sans humanité dans le sombre cœur de la ville.
Vêtue d'une robe couleur diaphane, glacée, allongée sur le dos, elle fixait la ville profane, ses cheveux blonds pour seul rideau. Dedans elle, un homme sans défi s’occupait à la courtiser, comme si la dureté de son vît pouvait là la désennuyer.
Asarith s'en était allé. Une fois de plus, une fois de trop. Asarith s'en était allé et la laissait à son fardeau. Aussi fallait-elle qu'elle s'occupe, car que faire des instincts fragiles dont les hommes feignaient d'être dupes jusqu'à rendre leurs corps serviles, sinon les assouvir encore, dans des draps sertis de patience, en espérant atteindre alors le vertige nu de la jouissance.

« Assez. » dit-elle. Et il partit. Elle était lasse, lassée, lascive, tellement que même cet homme conquis ne la rendait guère réactive.
Assez.
Qu'on lui donne une tiare à porter. Qu'on lui donne de quoi ravager. Qu'on lui donne pour l'éternité quelque chose qui serait assez. La blonde baissa sa robe de soie et réarrangea ses cheveux, comme s'il existait une loi qui rendit son visage gracieux. Bien lui en prit ; on annonça dans l'antichambre d'orgasmes nus un visiteur revenu là, quémandeur d'être entretenu.
Elle descendit, d'un air de reine ; la reine qu'elle serait pour toujours, la main sur la rambarde d'ébène, prête à redorer ses atours.
Une commissure se retroussa quand elle reconnut l'homme, enfin. Et la djinn lui tendit sans bras avant qu'il ne s'envole au loin.
« Signor Lightstorm. » susurra-t-elle comme une diablesse aux cheveux blonds. « Voilà qu'enfin une étincelle vous fait retrouver la raison. »
Le dragon américain, là, qui foulait le marbre d'ici avec ses remords sur les bras et son passé dans les pupilles, l'avait croisée au temps jadis où, idéaliste, il siégeait dans le royaume de la justice. Dizzalyr lui avait parlé.
Elle savait que le temps venu le brun retrouverait la route et viendrait jeter comme un dû la colère vile de sa déroute aux pieds accueillants de la djinn. Sa prophétie se vérifiait, et elle commanda aux cuisines Qu'ils seraient deux à déjeuner.
« Que me vaut » reprit-elle, charmeuse. « que vous revoici devant moi, dans cette demeure hasardeuse si éloignée de votre emploi ?   »
Parlez, manqua-t-elle d'ajouter avant de se mordre la lippe. Car si la djinn n'est pas pressée, il valait mieux attendre qu'il ripe.

Alors elle serait, triomphante, prête à recueillir toute l'ardeur et la colère tonitruante de l'héritier aux mille rancoeurs.

Quatre familles, quatre fardeaux ; et Cadmus, pris dans l’une d’entre elles comme dans une cage un oiseau qui se serait brisé les ailes. Elle le respectait, finalement, peut-être plus que tous les autres, avec leurs sourires entêtants de ceux qui veulent se croire apôtres. Lui, au moins, ne se pensait pas au-dessus de ce qu’il pouvait être. Il était déçu, sans doute, las, mais au moins derrière le paraître se tapissait-il quelque chose : une froide colère, un sourd mépris, une ambition d’apothéose qu’elle avait déjà lue chez lui.
Son visage était froid, atone, presque aussi atone que le sien, comme un mépris que Perséphone aurait balancé sur leur lien. Ils n’avaient rien, rien en commun. Rien que la haine de voir ce monde pourtant si rempli d’anodin se dévider en une seconde pour devenir chaos sans fin.

La blonde, lassée, lui fit d’un signe comprendre où allait son dessein et quelle pièce serait leur insigne. Deux fauteuils de velours rivetés, une vaste fenêtre sur Naples, un décor tout prêt aux secrets qui deviendrait leur habitacle.
Elle prit place, somptueuse reine, posant son corps sur le molleton tandis qu’une lampe halogène désancrait leurs contrefaçons.
« Je suis à l’armagnac, ce jour. » susurra-t-elle en complaisance. « Me suivrez-vous dans ce retour ? »
Elle le regarda sans patience. Il avait l’allure conquérante de ceux qui dominent l’existence, la simple fierté obsédante qui s’illustre par l’exigence.
Une gorgée, puis deux, puis encore.
Attendant qu’il ouvre les lèvres, vienne l’informer sans métaphore de ses intentions, de sa fièvre. Elle avait encore eu raison. C’était lassant, vraiment, à force, de savoir sans une illusion ce qui se nichait sous l’écorce. Aussi attendit-elle, sans bruit, plus longtemps qu’il ne l’eut fallut, jusqu’à ce qu’un soupir langui vint balader le convenu.

« Dites-moi. » fit-elle en un bruit.
Il avait besoin d’elle ? Tant mieux. Elle se ferait un plaisir gris de venir appuyer l’envieux. Car cela devait être ça, non ? L’envie de faire mieux que son père, l’envie de trahir sa maison, l’envie qu’il y ait justice sur terre. Et qui de mieux, pour rendre justice, qu’elle, ayant vu des millénaires se dérouler de leurs hélices tandis que les humains-poussières venaient s’écraser devant elle ? Dizzalyr avait vu l’histoire, dans la clarté de ses prunelles, prendre un tournant plus doux chaque soir.

Dites-moi. Parlez, enfin, Cadmus. Dites-moi les maux qui vous accablent, dites-moi ce que je ferai de plus une fois le marché sur la table.
Ensemble, dessinons l’avenir tel qu’il aurait toujours dû être : prêt à voir les idiots mourir pour que les puissants puissent renaître.

Leurs deux verres d’armagnac tintèrent comme deux fées brunes dans l’air du soir. Ils étaient comme deux prédateurs qui se jaugent avant d’attaquer ; excepté que, pour cette fois, aucun des deux n’attaquerait l’autre. Ils uniraient leurs crocs, leurs griffes, pour aller meurtrir bien plus fort le haut de la chaîne alimentaire. Ou le bas, selon le point de vue. Ils iraient frapper le système. Ils iraient frapper les humains.
Dizzalyr l’écouta, songeuse, cet air d’impératrice sur elle qui réfléchit nettement plus loin. Cadmus Lightstorm était en colère. Enfin il voyait le vice dans leurs jeux, l’inadéquation du système, l’injustice de leur soumission. Certes, il n’était qu’un fier lézard aux écailles mues par les passions. De ceux qu’elle avait consumés dans le propre feu de leurs entrailles, de ceux qu’elle avait mutilés, tués jusqu’à ce que l’Italie soit sienne. C’était différent pour Cadmus : si elle manœuvrait habilement, l’héritier pourrait bien lui être plus utile vivant que mort.
Un plan se dessinait doucement dans les arcanes de son esprit pendant qu’elle écoutait les braises qui crevait la voix du Lightstorm. Oui, il était en colère. Et la colère rendait aveugle.
Si elle était bien renseignée, et elle l’était certainement, Cadmus nourrissait une rancœur à l’égard de son propre père, mais aussi des autres familles. Celle des Stonegold en particulier. En jouant ses cartes habilement, en se servant de cette fureur pour retirer les bonnes cartes à l’édifice déjà précaire de la paix qu’ils avaient construire, elle pourrait se rendre maîtresse. Pianotant des doigts sur son verre, elle poursuivit son raisonnement et une lumière vint éclairer l’intérieur creux de ses prunelles.
Impassible comme à l’accoutumée, la blonde dévisagea son hôte, bien trop prompt à boire l’armagnac qu’elle avait placé dans son verre. Oui. Oui, elle pourrait faire quelque chose. Et tout ça serait délicieux.
« Votre famille est dépassée, Cadmus. »
Pas d’émotion, pas de provocation, simplement un constat stérile. Les Lightstorm appartenaient au passé, avec eux les Stonegold, les Nightshade, même les Riverwood, les Santo, tous ceux qui seraient sur le chemin de la félicité du monde.

En souveraine elle se leva, sentant rugir dans ses mâchoires la crispation de ce qu’elle disait. Oh, ça lui déplaisait ? Tant pis. Elle n’était pas là pour lui plaire, elle le respectait bien assez pour ça.
« Je pense que vous-même le savez, au fond. Votre système est corrompu, comme tous ceux qui y participent ou le cautionnent à demi-mot. Et, un jour, il s’effondrera sans même que je n'aie à lever le petit doigt. »
Sa lèvre se leva, malsaine, dévoilant un sourire en coin lorsqu’elle se plaça derrière lui.
« Lorsqu’on veut de nouveaux desseins, signor Lightstorm, on érige de nouvelles bannières. Je dis que votre famille est dépassée, ça ne veut pas dire que vous l’êtes. »
Elle posa doucement ses mains sur les deux épaules du dragon, comme un aveu de complaisance à cette situation étrange. Oui, elle l’aiderait, s’il fallait, s’il y avait quelque chose pour elle. Elle l’aiderait parce que de ses flammes pourrait renaître un tel chaos que cela servirait sa cause autant que Seth ou qu’Aaravos.
« Mais dites-moi, Cadmus … » ronronna-t-elle comme une louve à ses oreilles. « Qui espérez-vous faire tomber ? Cordelia Kane ? L’institution ? »
Une pause, pour marquer son effet.
« Ou bien un certain patriarche ? »
Elle ne précisa même pas si elle parlait de Rhaegar ou d’Atlas, à demi-mot. Elle ne précisa rien de plus, elle le laisserait tout déballer comme elle lui avait donné le temps pour qu’il vienne ; et désormais, il était là.
Et désormais, il était prêt.

Placée derrière son invité, Dizzalyr avait une imprenable perception de la tension dans ses épaules, de celle qui l’habitait aussi. La colère. La colère, sourde, muette, prête à attendre l’occasion pour enfin passer à l’action. Cadmus était en colère, et sa colère était plus forte que sa rancœur envers la blonde. Et sa colère était plus forte que sa crainte, que ses doutes et ses questionnements. Sa colère s’était transmuée et devenait une dague d’argent qui plongerait dans bien des gorges, laissant couler à gros bouillons le sang d’un monde qui s’éteignait.
Le dragon était en colère, une émotion que Dizzalyr, comme toutes les autres, ignorait. On avait beau lui répéter que la colère n’était pas vaine, qu’elle était le moteur du monde et permettait aux têtes de proues de bousculer les convictions, la djinn n’était pas convaincue. Ressentir, que ce soit colère ou amour, n’était qu’une façade humaine. La partie animale du monde, celle que eux, purs esprits, méprisaient. A quoi bon s’avilir à leur ressembler ? A quoi bon leur donner raison d’agir par une autre logique que celle du destin implacable qui viendrait les faucher un jour ?
L’immortelle ne comprenait guère pourquoi ces semblables parfois s’abaissaient à se consumer sous des sentiments accessoires. La seule chose qui comptait pour elle était le pouvoir ; de lui découlait le respect.
Dizzalyr respectait Cadmus ; il y avait quelque chose de fort dans sa manière d’être en ce monde. Un côté rude et indomptable qui rêvait d’un ordre nouveau. A dire vrai, elle le respectait sans doute encore plus ce soir-là, quand la vérité des échecs du monde qu’il croyait soutenir venait éclater sous ses yeux, tintant dans son verre d’armagnac.
« Je vois. » laissa-t-elle tomber simplement, quittant l’angle mort du dragon pour retrouver son lourd fauteuil.

Elle voyait, de fait, sereinement, le chemin qui menait à lui. Il ne croyait plus en ces lois qu’il avait pourtant défendues. Il ne croyait plus en un règne qui n’engendrait jusqu’à leur ère qu’une insatisfaction intense que Cadmus portait dans les côtes.
Oui, il y avait mieux à faire, il y avait mille fois plus grand. Elle qui était prête à attendre, patiemment dans l’ombre, voilà que cette visite là devenait son catalyseur, prêt à brandir un nom nouveau et à bâtir le monde des autres au lieu de perpétuer le sien.
Elle croisa les jambes, pensive, sa main gauche rejoignant sa tempe tandis qu’entre eux s’éternisait un silence qui pesait encore. Je vois. avait-elle dit. Elle voyait, oui, les mille manières que ses lancers atteignent une cible. Incessamment, dans son esprit, s’agençaient et se refaisaient des trames que la blonde tissait pour parvenir à ses fins.
« J’entends … » reprit-elle d’une voix glacée. « … j’entends votre colère, Cadmus. Mais on ne brûle pas le monde pour simplement en voir la chute. »
Une gorgée d’armagnac, charbon ardent sur les papilles des mots qu’elle allait prononcer.
« On ne fait tomber des rois pour que personne ne prenne leur place. On ne décroche pas d’étendard sans en mettre un à notre nom. Et je sais que vous le savez. Votre volonté de brûler n’est rien sans celle, bien plus troublante, de vouloir construire autre chose. »
Autre chose de plus grand. Autre chose de plus légitime. Autre chose que ces rois malades, ces crânes usées, ses yeux avides, autre chose que ce règne ignare qui s’accaparait l’existence d’êtres vivants bien plus forts qu’eux. Autre chose, oui. Elle aussi voulait autre chose, mais juste parce que leurs envies les amenaient à diverger du système sourd qu’ils subissaient ne voulait pas dire que leur lutte se rejoignait un moindre instant.
« Alors, que voulez-vous de moi ? »

L’armagnac tournait dans son verre comme la terre hors de son orbite. Rien n’allait comme il le fallait ; le monde était aux mains des faibles, aux mains de ceux qui ne savaient rien, que le temps emporterait bientôt dans des contrées inaccessibles tandis qu’elle demeurerait là. Droite. Immobile, et immortelle. Prête à serrer les prochaines mains, à charmer les prochains puissants, prête à tirer plus de ficelle quand d’un monde qui ne convenait pas émergerait un encore pire.
Dizzalyr était plus patiente. Elle serait toujours plus patiente. Elle brûlait, mais d’une colère sourde, qui l’animait toujours plus loin sans jamais la rendre stupide. Dizzalyr était plus patiente, parce qu’elle avait l’éternité, tandis que ces faibles vermines disparaîtraient d’ici un siècle. Dizzalyr était plus patiente, parce qu’elle avait confiance en elle, en ce que son aura faisait. Les confidences venaient à elle, car tous ses pièges étaient en place, et quand elle se levait chaque jour elle n’avait simplement qu’à faire le tour de ses prises matinales pour réaliser ce qu’elle avait. Son simple regard embrasait, figeait, pétrifiait, ou tuait. Et chacun de ses gestes sûrs épousait le mouvement du temps comme un bijou qui s’inscrustait.
Alors elle le laissa parler. Lui, l’enflammé, l’inextinguible. Elle le laissa lui dire encore, à demi mot, son allégeance, et dans ce fugace instant flou elle vit toute la sincérité de la colère qui l’habitait. Ce monde l’avait empoisonné aussi sûrement qu’un arsenic, corrompu jusqu’à la folie, jusqu’à le faire même renoncer à ce qu’il avait de plus fier : le genou qu’il posa à terre la convainquit et la charma. Pour un peu, presque, elle aurait cru que c’était là une demande posée par un homme éperdu. Mais Cadmus valait beaucoup mieux ; elle en était persuadée, et toutes ces promesses qu’il faisait n’étaient guère des paroles en l’air. Il croyait en elle, sévèrement, avec raison et avec force.
Et sans doute qu’elle croyait en lui, assez pour qu’il ne s’approchât, avec son regard si glacé qu’il aurait pu croiser le sien sans qu’aucun des deux ne fondit.
Non, ils ne jouaient pas dans la même cour ; elle était là bien avant lui et elle le serait bien après. Mais ce qu’il voulait exposer, ce qu’il voulait faire exploser, bien sûr le voulait-elle aussi.

Elle posa une main sur sa joue, presque caressante de l’orgueil qu’elle prenait à le voir ainsi.
« Caïn n’est qu’un adolescent capricieux qui ne trouve pas les bons alliés. L’Ordre suffoquera de lui-même quand ses suiveurs s’en rendront compte. »
Dizzalyr, souveraine, se leva pour resservir de l’armagnac à son invité comme à elle. Le liquide ambré commençait à venir lui tourner la tête, une sensation presque aussi douce que le Lightstorm à ses genoux, qu’elle fixait son ménagement alors qu’elle lui tendit son verre.
« Mon arme, c’est le temps, Cadmus. Placer les pions, glaner les mots, et lorsque tout tombera en place les armées n’y pourront plus rien. Sapphire a échoué avant vous parce qu’elle pensait en combattante. Nous gagnerons, avec ou sans vous, parce que nous pensons en stratèges. »
Elle marqua une pause subtile, comme pour mieux reprendre son souffle.
« Les soldats périssent au combat, comme vous-même auriez-pu mourir. Cela ne m’intéresse pas. »
Comment peut-on convaincre un homme ? Il faut dérober sa fierté. La saisir dans ses griffes d’argent et l’égratigner en silence. Lui faire croire qu’il n’est rien du tout, et que puisqu’il n’est rien du tout il n’est pas digne d’être avec vous. Alors, on peut voir dans ses yeux se rallumer son amour-propre, cette volonté de vous prouver que vous avez tort sur son compte.
Aussi Dizzalyr se rassit, près d’un Cadmus toujours à genoux, en lui proposant de trinquer.
« Vous êtes certainement courageux, Cadmus. Mais vous avez trop à y perdre. Vous êtes trop loyal à ce monde que vous révérez en silence. »
Leurs deux verres s’entrechoquèrent et la djinn rapprocha son visage de celui du dragon déchu, à quelques centimètres à peine, pour le toiser d’un peu plus près.
« Prouvez-moi que vous ne l’êtes pas et je vous mettrai sur le trône. »
Ses yeux brillants fixaient les siens, son souffle glacé dans l’air vide. Oh, Cadmus, vous vous rebellez, vous voulez devenir le plus grand ? ça me conviendra pour un temps, le temps où vous serez en vie. Et puis votre temps passera, et avec lui votre fureur. Mais moi, je demeurerai maîtresse, vous serez acquis à ma cause et tous les suivants après vous répèterons les mêmes erreurs jusqu’à ce que mon nom soit partout. Prouvez-le moi, que vous savez. Prouvez-le moi, que vous pouvez, que vous n’êtes pas un imbécile comme tous ces autres mécréants. Prouvez-moi que vous le savez, prouvez-moi que vous le pouvez.
Prouvez-moi que vous le voulez.

Il était troublé.
Il était troublé et cela la réjouissait, car il n’était pas de ces hommes qu’on pouvait troubler facilement. Il portait sur son visage blanc de ces masques qu’on ne fend pas, qu’on ne parviendra pas à tordre avec de simples mascarades. Cadmus était troublé, et elle n’en comprenait pas bien la raison, mais cela l’emplissait d’une certaine satisfaction qu’il ne méritait sans doute pas.
Non, ils n’avaient pas l’éternité pour compagne, tous autant qu’ils étaient. Ils se consumeraient dans le temps, et même ses plus grands agacements, même Cinder et sa folle colère, même tous ces minuscules insectes qui s’agitaient comme si leurs vies avaient une quelconque importance, ils seraient balayés sans elle. Par le temps, qui réduirait tout en poussières accablantes de suie. Par le temps, qui les ferait ployer bien plus sûrement que ne le ferait la pointe de n’importe quelle épée. Et ce temps là, ce miroitement singulier, elle l’avait plié à sa botte à la seconde où, à sept ans, elle avait crevé d’une pierre lourde le crâne indolent de sa mère.
Dizzalyr avait domestiqué le temps, et c’était bien la raison pour laquelle elle voyait si clair, pour laquelle elle voyait si grand.
Il prétendait ne tenir à rien ? Soit. Qu’il se vautre dans ses mensonges. Elle-même savait que c’était faux, qu’elle n’aurait qu’à lui faire songer une mince seconde à la gorgone qu’il avait autrefois quittée pour qu’il se jette à nouveau à ses pieds. Il pensait être mort à l’intérieur, dépourvu de toute émotion, mais s’il y a bien une chose que Dizzalyr savait des passions mortelles et humaines, c’était que le cœur revenait. La flamme se ravivait, toujours. Et lorsqu’ils croyaient, vermisseaux, avoir tout perdu dans la lutte, ils trouvaient encore le moyen d’avancer et de s’attacher.
La blonde dévisagea son hôte durant une poignée de secondes. Savait-il seulement qu’il mentait ? Le réalisait-il un peu ? Chose inhabituelle, un mince sourire étira ses lèvres en entendant Cadmus gager qu’il n’en avait plus rien à perdre. Elle le regarda se relever, s’éloigner et puis se rasseoir. Comme piqué dans sa fierté, atteint dans une reconnaissance qu’il s’était sans doute vu donner.

Elle bougeait à peine, comme une somptueuse statue qui se serait presque endormie dans le fond de son grand fauteuil. Sa voix paisiblement roulant contre les accents de sa gorge sans rencontrer le moindre heurt.
« Avez-vous si peu d’estime, Cadmus, que vous jaugez que vos actions n’auront aucun impact sans aide de ma part ? Auprès de qui tentez-vous de faire vos preuves, auprès de moi ou de vous-même ? »
Elle posa son verre, lentement, décolla son dos du fauteuil pour poser ses bras sur ses genoux et le dévisager plus fort, plus intensément, plus profond.
« Vous voulez avancer ? Je crois que vous connaissez déjà votre cible. Le Conseil tient par l’opération d’une seule femme, et ce n’est pas moi. »
Intriguant, comme l’humanité avait besoin de personnes fortes pour les placer sous les couronnes, alors même que rien ne les désignait. Cordelia Kane était dangereuse, parce qu’elle savait où elle allait. Mais elle n’avait rien de plus puissant qu’une autre, à part son éloquence sans doute. Et voilà que devant elle, les dragons ployaient les genoux, des races entières courbaient l’échine. Dizzalyr était fière que les siens ne s’abaissent pas à cette duperie ; elle savait pourtant l’importance qu’on attache aux institutions.
« Voici ce que je vous propose, comme … alliance. » Un frémissement sur le dernier mot. « Faites la tomber, Cadmus. Faites tomber Cordelia Kane. Le moyen m’importe peu. Mais je peux vous garantir que le chaos s’en suivra. Et alors, signor Lightstorm, alors je tiendrai ma parole. Je vous offrirai le Conseil. »
La djinn reprit son verre, guettant l’étincelle allumée dans l’intérêt de son allié. Il pourrait devenir des siens, la tour blanche sur son échiquier qui lentement se teinterait de la couleur carmine du sang. Une gorgée d’armagnac avant de replonger ses yeux dans le lac gelé de son interlocuteur. Un lac qui dégèlerait bien vite, si Cadmus tenait ses promesses.
« Je ne vous ferai jamais confiance. » annonça-t-elle d’une voix sans âme. « Mais pour l’instant, je vous estime. Faites en sorte que cela ne change pas. »

Dizzalyr observa, souveraine, le visage d’un nouvel allié.
S’il était prêt, comme il disait, à laisser le système derrière, à ne pas se jouer de ces lois qu’il avait sans cesse défendues ; alors ils feraient de grandes choses. Ils graviraient l’Everest des possibilités pour s’en rendre maîtres et auteurs. Ils deviendraient plus, et plus grands. Le temps passerait, le temps fanerait, et Cadmus redeviendrait poussière tandis qu’elle-même demeurerait, seule et opulente dans les siècles, à tordre dans ses mains le fil d’une vie qui ne se briserait pas.
Ils seraient alliés, oui, alliés si le ciel le voulait. Alliés face à cet ordre là qui jamais ne leur conviendrait, face à ces bannières fallacieuses qu’on épinglait aux frontispices, alliés face à ces misérables qui s’étaient crus inaccessibles, inflexibles et inéluctables. Une seule chose ainsi fonctionnait, et ce n’était pas Cordelia qui la maîtrisait à sa botte. C’était le temps, le temps lui-même, qui offrirait sur un plateau blanc à la djinn millénaire et douce. Et si Cadmus l’aidait un peu, il disparaîtrait assez vite pour avoir été l’équinoxe, le simple passage météore d’un mortel dans leur lit de glace.
Le dragon se leva sans bruit, promettant la chute de l’humaine qui déjà loin menait sa barque. Dizzalyr eut un fin sourire, presque imperceptible à quiconque ne la connaissait pas vraiment.
« Je n’en doute pas. »
La nuée d’insectes volants autour de la lumière du soir. Cordelia brillait trop vivement, à tenter d’approcher les cimes quand elle ne demeurait qu’une sotte. Tout ce qui se posait sur elle semblait destiné à trembler. Mais Cadmus brûlerait plus fort qu’elle, et comme l’engloutissement sublime des ténèbres au-delà du temps, la présidente tomberait bientôt, son corps démembré dans des luttes qu’elle avait cru pouvoir gagner.

La djinn se leva à son tour, d’un air lascif et suffisant. Elle tendit à son visiteur la main qui portait son alliance, autant qu’elle scellerait la leur.
« Au revoir, signor Lightstorm. »
La paume du dragon était chaude dans celle, glaciale, de l’immortelle. Elle l’observa juste un instant avant qu’il ne tourne les talons pour en retourner à ces terres où sans doute d’autres l’attendaient. Reprenant son verre à la main, elle en fit tourner le contenu, pensive quand à la discussion.
Allié aliéné à son luxe, à la promesse qu’elle lui offrait. Combien de temps lui faudrait-il avant d’accomplir ses desseins ? La blonde ne savait pas vraiment. Elle avait placé ses espoirs, à défaut d’y mettre sa confiance. Elle attendrait une preuve certaine, un moyen qu’il lui soit loyal.
Et alors, des ombres posthumes où elle se mouvait en silence, Dizzalyr faucherait les lumières, les sursauts de ce monde tremblant. Elle s’en rendrait propriétaire, souveraine, dictatrice et flambeau. Cadmus y trouverait une place, peut-être, si elle l’en jugeait digne.

Mais lorsque le jour s’éteindrait, la djinn serait dernière debout.