Swimming through the void, we hear the world. ✱ Adama & Nasha

Adama attend la lumière.

Il ne se souvient plus depuis combien de temps il attend, depuis quand, pourquoi, ce qu’il fait là. Il attend juste la lumière. Les ombres se nouent et se dénouent, elles viennent lui pourlécher les membres comme s’il était sur un bûcher et qu’elles allaient en festoyer. Mais il n’y a pas de flammes sauvages, pas de feu et pas de lumière, non. Il n’y a rien que lui, et l’écho de ses pensées.
Capheus. Papa. Il a voulu dire quelque chose, ce soir-là, entre deux cris moites de Maman. Papa a tenté d’expliquer. Mais impossible de se souvenir quoi. Une histoire de jinne, de tuer des humains. Adama n’a pas compris, au début. Mais ça fait un moment qu’il est là, maintenant. Sans doute qu’il commence à comprendre.
Il n’est pas comme les autres. Pas comme Maman, pas comme Marielle. Il est comme Papa. Une créature étrange, pas un être humain. Peut-être qu’il est un esprit de la brousse, de ceux qu’on voit les nuits trop chaudes éclater comme des feux follets ? Peut-être qu’il est … en fait, rien. Il n’a aucune idée de ce qu’il est. Il ne sait même pas depuis combien de temps il est là. Les notions de temps et d’espace se sont dissoutes comme des furies et voilà qu’il plane sans objet, sans sujet, sans identité.
Adama attend la lumière, il sait qu’elle arrivera un jour.
Parce que ça ne peut pas être ça, si ? Il ne va pas mourir ici, dans cet endroit désincarné ? Ou alors il est déjà mort. Peut-être bien, qu’il est déjà mort. Et comme il n’a pas assez vécu pour que sur les murs de sa conscience se projettent d’anciens souvenirs, il voit juste des formes grises qui lui entravent les poignets.

Et il pleure, Adama.

Il n’y a rien d’autre à faire, de toute façon.
Il pleure Maman qui est certainement morte, Marielle qu’il ne reverra plus, ce bébé qui était à naître et qui ne connaîtra même pas jusqu’à l’existence d’un grand frère. Il pleure parce qu’il ne sait pas. Aucune certitude. Il s’est trop déchiré la voix contre ses murs tous translucides qui le séparent de l’existence.
Il pleure pour ça, au fond. Il s’est cassé la voix, massacré les cordes vocales, abîmés les mains et les genoux qu’il n’a même plus pour le soutenir.
Il n’est plus rien.
Plus de corps, plus d’esprit, même plus d’âme.
Il n’est qu’une forme, qu’un concept, enroulé dans sa propre ignominie. Est-ce-que quelqu’un va le ranimer, le réveiller, faire quelque chose ? Est-ce-que quelqu’un saura l’aider ? Il ne veut pas rester ici pour toujours. Il ne veut pas. Il ne peut pas. Il doit rester des choses, dehors, des gens qu’il pourrait ranimer. Ce serait bien, non ?
Arrêter de pleurer, un peu. Retrouver la lumière.

Le même train de pensées, à chaque fois, toujours sur la même conclusion. Il ne saurait même pas quoi faire.
« Est-ce-qu’il y a quelqu’un m’entend ? » il demande en y croyant plus.
Il n’y a personne qui lui répond, c’est la même histoire à chaque fois. Les bruits furtifs harponnent son ouïe. Mais personne ne viendra le chercher.
Il est seul pour l’éternité.

L’éternité s’est repliée comme l’enfer dans un dé à coudre. Adama sent le voile ténu qui le sépare de l’univers qui semble prêt à s’envoler. Il le griffe de ses doigts sans pulpe, le martèle de ses poings sans âme. Pitié, qu’il rompe, que quelqu’un l’emmène, quelqu’un l’entende, quelqu’un l’emporte. Lui qui est plus fétu de paille que le moindre oiseau sur la grève, et qui a disparu soudain alors que le monde avançait.
Une voix. Une voix unique, douce, sereine. Une voix qui contrastait tellement avec la sienne, celle d’un petit garçon perdu. Il y a une femme, là, quelque part. Une femme qui entend Adama. Et pire que ça, mille fois plus grand : une femme qui appelle Adama.
« Tu m’entends ? »
Un sanglot s’étouffe sur ses lèvres, tandis que la joie le corrompt. Il s’apprête à se relever, bondir de joie, crever le voile, se lier enfin au monde réel, quand une pensée le retient.
Et si … et si ce n’était qu’une illusion, le fruit de son esprit déviant ? Et s’il était plongé aux fers dans les ombres sanguinolentes depuis tellement de temps maintenant que sa pauvre âme toute desséchée s’inventait des histoires sordides ?
Il ne faut pas se laisser aller, Adama. Il n’y a pas d’espoir pour les faibles. Tu es le plus faible d’entre eux, alors il faudra que tu sois le plus méfiant aussi, comme eux.

« Qui es-tu ? » lance-t-il à ses voisines les ombres.
Le son de sa voix croassante se répercute à l’infini dans les arcanes de son esprit, un ricochet intermittent qui vient lui vriller la cervelle.
Qui es-tu ? Et toi, Adama, qui es-tu ? Tu n’en as pas la moindre idée, n’est-ce pas ? Tu n’es qu’une petite chose fragile, perdue dans mille fois plus grand qu’elle. Et tu as juste les derniers mots de ton cher papa adoré pour te rappeler ce que tu es. Un être qui n’est pas humain, un être qui se fera meurtrier pour retrouver une apparence. Est-ce-que tu es prêt à tout ça, Adama ? Tuer quelqu’un ou devenir fou. Ce sont tes seules alternatives. Tu vois bien qu’en six ans à peine, j’ai déjà ma voix au chapitre, je me glisse derrière ton oreille et tu ne peux faire autrement que d’écouter mes plaintes arides.
Qui es-tu ? Et toi, Adama, qui es-tu ? Est-ce-que tu vas lui dire ? Est-ce-que tu vas manipuler, la laisser espérer, comme le font tous ceux de ton espèce ?
Tu n’as pas ce qu’il faut dans le ventre.
D’un hurlement à l’agonie, Adama fait taire toutes les voix qui le harcèlent dans le silence. Il doit se concentrer. Se concentrer, écouter. Demander de l’aide. Accorder son aide. Il doit faire quelque chose pour elle, cette femme qui l’attend au dehors.
« M-moi … » reprend-il, le souffle éclaté. « moi, je m’appelle A-Adama. »

Tu n’as pas ce qu’il faut dans le ventre.
Si. Si, il a ce qu’il faut. Il sait très bien ce qui l’attend, s’il veut pas redevenir fou. S’il veut pas revenir ici, où y a jamais de soleil levé et tellement de nuances de gris qu’on est plus trop sûrs qu’il existe. Il sait très bien ce qu’il doit faire, mais il se dit que certainement ce sera facile. Facile. Il pourra le faire. Il a répété ses idées des dizaines de fois. Il a pas le choix. S’il veut pas se laisser le temps de compatir, d’aimer celui qui le tirera des ombres, il faudra qu’il le fasse tout de suite. Tout de suite.
Tout de suite, et pourtant, là, avec cette femme qui lui parle, il sent que ce sera pas si simple. Rien n’est jamais aussi simple, hein ? Ce serai trop facile, si la vie pouvait juste un peu l’épargner parfois. Ce serait trop simple s’il pouvait juste faire ce qu’il doit faire sans encombres.
Déjà les contours sont plus nets, il aperçoit une silhouette qui scintille dans les ténèbres. C’est elle. C’est la voix qui l’appelle. S’il marche doucement vers elle, il rejoindra le monde tangible, retrouvera le chœur des vivants. Il pourra à nouveau sentir, sentir tout l’univers fébrile. L’air qui rentre dans ses poumons, l’odeur du soleil sur sa peau, la fraîcheur des hivers trop blancs dans un monde qui n’attend que lui.
La silhouette lui dit son prénom. Nasha. Oui, c’est joli, Nasha. Il pourrait presque le prononcer, il va le faire, il le prononce.
« Nasha … »
Plus il en saura d’elle, pire ce sera. Toujours cette voix derrière ses côtes. Tu n’as pas ce qu’il faut dans le ventre. Et après tout, peut-être que non, peut-être qu’il n’a pas ce qu’il faut. Est-ce-que ce serait si grave que ça ? C’est pas de son ventre qu’il a besoin, c’est de ses bras, c’est de ses mains. De ce corps qui se redessine à mesure qu’il marche vers elle.

Bientôt Adama reperçoit la forme de ses propres contours. Des bras, des jambes, son propre cœur qui palpite dans une poitrine. Sans doute que Nasha le voit aussi. Ou pas entièrement, pour l’instant. Mais elle doit surtout voir ses yeux, deux billes dorées dans la pénombre. Des opales qui ne la lâchent pas. Guettant l’ouverture, la faiblesse qu’elle manifeste en chaque instant.
Non, il a pas ce qu’il faut dans le ventre, et il l’aura sans doute jamais. Il aura jamais ce qu’il faut, et sans doute qu’il regrettera jusqu’à la fin de ses jours. Il plisse les yeux pour la voir un peu mieux, mais déjà sa voix est plus clair, tandis que le voile entre leurs mondes lentement se soulève, se déchire.
Il voudrait marcher jusqu’à elle, mais pour l’instant reste en retrait. Sa voix reste faible et méfiante, comme effrayée de se mouiller.
« Pourquoi t’as besoin d’aide, Nasha ? »

Il faudrait qu’il agisse maintenant, s’il le fait pas, il sera trop tard. Il aura plus jamais le courage ; il le retrouvera jamais, il sera le prisonnier de Nasha, sans cesse terrifié d’être lié à quelqu’un qui pourrait mourir d’une seconde à l’autre en un instant.
Enfin il prend forme vraiment, complètement nu, petit garçon, avec ses larmes sous les paupières ne demandant qu’à étinceler. Ses contours sont tous troubles encore mais il là, il est présent. Il est physique et matériel. C’est cette matérialité-là qui fait qu’il pourra faire son devoir, enserrer le cou de Nasha jusqu’à ce qu’elle lui donne un corps.
Il la distingue mieux, elle aussi.
Une femme, peut-être qu’elle a 30 ans, il ne se rend pas vraiment compte. La seule chose qu’il voit c’est qu’elle souffre, y a un immense chagrin en elle qui est devenu de la rage. Et c’est sans doute pour ça qu’elle a besoin de lui, pour que cette rage reste pas stérile mais qu’elle puisse y faire quelque chose. Alors il écoute, patiemment, même si son petit cœur fragile risque d’être touché par l’histoire et de vouloir faire marche arrière.
Adama considère, songeur, ses lèvres brunes, son visage doux. Elle a l’air d’être très gentille. Mais être gentille, ça suffit pas. Lui, c’est être invincible qu’il veut. Il veut ne plus jamais revenir dans ces enfers en noir et blanc, à franchir des portes invisibles qui l’emmènent vers d’autres tourments.
Il devra être courageux.

Mais il a le temps, non ? Il a le temps d’être courageux, quand elle aura fini d’expliquer, qu’il réalisera qu’elle est pas toute blanche, qu’elle voudrait bien qu’il soit violent. Il aura le temps d’être courageux quand il se sera convaincu qu’elle le mérite. Parce qu’il a besoin qu’elle le mérite ; si elle le mérite pas, il devra se montrer injuste et il a pas envie de ça.
Nasha évoque sa petite sœur, et Adama pense à Marielle. Marielle qui l’attend quelque part, avec ses mille fossettes toutes douces, Marielle qu’il serrera sur son cœur lorsque tout sera terminé. Marielle, Marielle sa petite sœur, sa chérie, son trésor d’amour. Nasha l’a touché en plein cœur, il ne peut pas s’empêcher de demander, d’en savoir plus, de piquer sa curiosité.
« Il est arrivé quoi à ta sœur ? »
Il n’a pas envie de savoir. Il n’a pas envie de savoir mais il pose la question quand même. Pendant qu’il rassemble son courage, même si c’est désormais certain qu’il n’en aura jamais assez.
« Qu’est-ce-que tu voudrais que je fasse ? »

Je ne suis pas un assassin.
C’est ce qu’il a envie de dire, lorsqu’il entend les mots de Nasha. Lorsqu’il a envie de s’apitoyer, de lui dire que tout ira bien. Lorsqu’elle lui demande de l’aider, de lui permettre une vengeance sur l’homme qui a tué sa sœur. Lorsqu’il a envie de croire, pour une seconde, que peut-être tout ira mieux.
Il est bien physique, maintenant. Un jeune garçon nu dans la rue, avec ses bras fins comme la pluie, son corps malingre noir d’ébène qui surgit des ténèbres épaisses qu’il a connues bien trop longtemps.
Je ne suis pas un assassin.
C’est ce qu’il a envie de dire, de lui répliquer, à la brune. Il la voit de plus près maintenant. Elle doit avoir 25 ou 30 ans, avec ses yeux grand comme la vie qui le dévisagent ardemment. Comme s’il était son dernier espoir. Comme si elle n’avait plus rien d’autre, plus personne, nul autre que lui. Comme si elle ne pouvait rien faire, qu’il était son dernier recours. Il n’a pas la force de ça. Il n’a pas la force de tuer. Pas la force de la tuer.
Il le savait, qu’il ne fallait pas discuter, que c’était une mauvaise idée. Maintenant il hésite, il rechigne, il se dit qu’elle lui a rien fait, cette femme qui se tient devant lui. Il a beau être adolescent, elle n’est pas bien plus grande que lui. Lorsqu’il s’approche d’elle doucement, elle n’a pas de mouvement de recul. Elle le fixe sans vaciller, elle est consumée par l’ardeur de la demande qu’elle vient lui faire.
Je ne suis pas un assassin.

« Je suis désolé, Nasha. »
Les larmes lui montent aux paupières, il est sûr qu’il ne pourra pas. Pourtant il n’a pas le choix. Les derniers mots de Capheus, de son père, de son seul pilier, résonnent encore dans sa mémoire. Comme s’ils dataient que de la veille. Il faudra que tu tues, mon fils, si tu veux pas y retourner. Il ne comprenait pas, petit. Il a eu du temps pour penser. Du temps pour réfléchir, comprendre.
« Je suis désolé pour ta soeur. Je te promets qu’elle sera vengée. »
C’est la dernière promesse qu’il lui fait, du moins la dernière qu’elle entend, la dernière qu’elle pourra entendre.
Parce qu’il en a eu trop, du temps. Et qu’il y a une certitude encore plus forte que sa peur, encore plus forte que la douleur qu’il lit dans les yeux de Nasha. Il y a une certitude si grande qu’elle la consume de l’intérieur, si grande qu’il ne peut pas lutter, que la voix derrière son oreille l’exhorte à n’écouter que cela. Adama n’a qu’une certitude, une seule encore, qui vaille la peine, après tant d’années à hanter les cauchemars de ses nuits blanches.
Il ne veut pas y retourner.
Il caresse les joues de Nasha, perles d’eau roulant de ses yeux.
« Et … » va-t-il vraiment dire cela ? N’est-ce pas le pire des hypocrites à formuler ce genre de mots ? « … je suis désolé pour ça. »
Ses mains se joignent sur son cou. Il commence à appuyer. Fort. Juste à la base, là où il y a un creux. Il faut qu’il appuie fort, parce que si passe le moindre filet d’air, si elle peut respirer encore, alors tout ça ne sert à rien.
Un coup de pied dans ses genoux, et la jeune femme tombe sur le sol, Adama à genoux sur elle. Les larmes l’aveuglent totalement, maintenant, mais il sait qu’il doit appuyer. Que s’il lâche, il y retourne. Et il sait qu’il survivra pas. Alors c’est elle ou lui. Peu importe, sa douleur, à elle. Des douleurs, elle en aurait eu mille s’il lui prenait pas l’existence. Des douleurs, il en aura mille, lui aussi, en serrant plus fort. Ses doigts se crispent et se raidissent tandis qu’elle lutte pour respirer.
Il sanglote, lourd de mille sanglots qui agitent nerveusement son corps. Ses yeux sont plongés dans les siens qui doucement se marbrent rouge, mais il ne voit plus rien maintenant. Il a juste envie de hurler, de pleurer. Sa voix est brisée et détruite tandis qu’il sanglote, que ses larmes roulent jusqu’au visage de Nasha. Il est nu et debout sur elle, la connaît depuis trois minutes et voilà déjà qu’il la tue. Il la tue pour ce qu’elle n’est pas là, ce qu’il ne sera pas sans elle. Tout ça, il voudrait qu’elle le sache.
« Je … »
Qu’elle sache ce qu’il y a, là-derrière.
« … ne … »
Qu’elle sache les ombres passagères.
« … suis … »
Qu’elle sache les ombres purulentes.
« … pas … »
Qu’elle sache les années impuissantes.
« … un … »
Qu’elle sache qu’il n’a pas d’autre choix.
« … assassin. »

Qu’elle sache combien il regrettera.

TW : description d’un étranglement, d’une pendaison, pensées suicidaires.

Ça lui paraît interminable. Il ne sait pas combien de temps il reste là, à serrer du plus fort qu’il peut, espérant que ça suffira. Mais Nasha ne se débat pas, elle garde ses prunelles dans les siennes et Adama y lirait presque une forme de reconnaissance. Le filet d’air qui passe encore dans sa trachée fait le bruit d’un aspirateur, tandis que ses poumons fragiles ont le réflexe de lutter. Serre plus fort, Adama. Serre plus fort pour que sa gorge ne puisse plus ressentir que sa propre force, que l’air déserte ce corps vide que tu habiteras bien mieux qu’elle.
Il pleure, toutes les larmes de son corps. Il n’était pas un meurtrier, ne comptait pas en devenir, et voilà qu’il le fait vraiment. Qu’il prive cette femme d’une existence qu’elle a bien mille fois méritée, juste parce qu’il a peur. Juste parce qu’il a peur d’y retourner, de revivre en boucle un enfer dont il ne sortirait jamais.
Ça lui paraît interminable, il doit bien rester dix minutes à fixer à travers ses larmes le visage de Nasha rougir, ses yeux s’exorbiter un peu dans leurs orbites compréhensives. Plus d’une fois il songe à lâcher, mais il est allé trop loin maintenant, s’il relâche un peu la pression, il y retournera tout de suite et ça lui semble insupportable. Il est allé trop loin pour ne pas continuer. Serre plus fort, Adama. Toujours cette voix dans son oreille qui hurle de son instinct de survie.
Et six petits mots qui s’élèvent, quittant les lèvres toutes bleuies pour venir crever son tympan.
N’oublie pas. Tu as promis, Adama.
Non, je n’oublierai pas, Nasha. Je te le promets. Je n’oublierai pas ta sœur. Je n’oublierai pas ton prénom. Je n’oublierai pas ces instants qui s’écoulent dans le sablier d’une vie dont je te prive encore. Je n’oublierai pas ma promesse. Je suis désolé. Je suis tellement, tellement désolé, Nasha. Tellement désolé de ce que je te fais, de ce que je devais te faire. Mais tu n’as pas été là-bas. Je ne peux pas vivre toute une vie, te voir vieillir et puis mourir et retourner dans cet endroit. A ma place, tu ferais pareil. Je suis sûr que tu ferais pareil, que n’importe qui ferait pareil. On ne m’a pas appris, à moi. Il a fallu que j’y échoue pour que mon père enfin accouche et me dise tous les noirs secrets qui sont liés à ma naissance. Je n’oublierai pas ce que tu as abandonné pour moi, ce que je t’ai pris en silence.
Les mains de Nasha viennent prendre place sur les siennes, mais elle ne cherche pas à les écarter. Elle ne lutte pas. Elle pleure à peine, un sourire vague tordant sa bouche tandis que ses membres ne bougent plus.
C’est sans doute ce qu’il y a de pire.
De toutes les ordures de la terre, il a fallu qu’Adama tombe sur la seule qui ne lutterait pas. La seule qui ne demanderait pas. La seule qui ne le frapperait pas, qui ne l’empêcherait pas, qui se laisserait mourir de ses mains frêles d’adolescent sans autre mot à lui jeter que celui d’honorer sa promesse. La seule qui ne le renverrait pas, parce qu’elle n’était pas une ordure, elle n’était pas une assassine. C’est lui l’ordure, désormais, c’est lui qui tue, lui qui fait mal, c’est lui qui appuie, là, maintenant, sur la trachée d’une innocente juste pour ne pas y retourner.
« Je suis désolé. »
Il le répète, dix fois, vingt fois, à chaque seconde où il le peut parce que son cœur n’est pas noirci par la peine de ce qu’il agit. Je suis désolé. Ça ne change rien, il le fait quand même, il se désolera lui-même, il sera maudit pour tout jour, mais c’est pas grave.
Enfin l’air cesse de s’écouler, dans un dernier souffle brûlant qu’Adama ressent dans tout son être. Nasha n’est plus.

Et il doit tenir sa promesse.

Adama se trouve sur le dos, une vague douleur dans la nuque, à fixer un ciel sans nuages. La ruelle est vide, à présent, il n’y a que lui, et les gravillons qui irritent chacune des parcelles de son dos. Il se redresse péniblement en prenant appui sur ses coudes.
Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Il regarde ses mains, hagard, ces mains qui viennent de commettre la dernière des atrocités. Il regarde ses bras, ses jambes ; rien de tout ce corps n’est à lui. Et c’est trop tard lorsqu’il comprend, en touchant son ventre et ses seins. C’est trop tard qu’il saisit l’horreur, l’ampleur de ce qu’il a commis. On ne le laissera pas oublier. On ne le laissera jamais, jamais oublier.
Il porte le corps de Nasha.
Il porte le corps de Nasha, ou bien est-ce son corps qui le porte, il n’en sait rien. Un hurlement de souffrance et de culpabilité vient lui arracher le larynx, la trachée toujours abîmée par l’épreuve qu’a vécue ce corps.
« AHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHH ! »
Il lui semble qu’il sent encore ses doigts propres sur son nouveau cou, sensation étrange et nouvelle. Il crie jusqu’à ce que sa voix meure, comme Nasha est morte pour lui. Comme Nasha est morte avec lui, et maintenant il doit supporter le poids des regards dans la glace qu’il jettera à son autre peau.
Il n’y arrivera pas. Il ne s’en remettra jamais. L’idée de survivre à ça lui devient intolérable.
Tandis que le ciel le regarde, Adama décide de mourir. Il ne peut pas vivre avec ça, pas avec ce sang sur les mains qu’il recroisera dans chaque miroir. Il ne peut pas faire ça, il s’étonne même que l’univers autorise ce genre de marchés. Oui, il mourra, il mourra de sa propre main comme Nasha est morte de la sienne. Il se pendra, ça semble juste, oui, il trouvera bien un moyen.

Mais avant, il a une promesse à tenir.

Trouver l’homme a été facile. Nasha n’a pas donné de nom, mais son appartement regorge de lui, de son nom, de toutes ses actions. Adama n’a eu qu’à chercher, et il l’a trouvé, l’a tué. D’un sang beaucoup plus froid, cette fois, comme si c’était quelqu’un d’autre qui tirait une balle dans cette tête, qui nettoyait le rouge coulé, qui se débarrassait du corps. Il regarde toute la détresse dans les yeux de l’homme, un homme qui ne le reconnaît pas, donc qui ne reconnaît pas Nasha.
Aucune émotion ne le prend en y lisant la peur de mourir.
Lui, il n’a plus peur. Il n’a plus mal. Il n’a plus rien. Rien que ce regard creux et vide, ce corps minuscule qu’il défend, rien que des morts sur la conscience. Il jette l’arme dans une poubelle. Personne n’enquête, ici. Si on le retrouve, il acceptera son sort ; mille fois mieux la prison sur terre que celle intangible et grisâtre dans laquelle il a tant vécu. Personne n’enquête, mais si on le retrouve, il ne fera pas d’histoire.
C’est la dernière fois qu’il tuait. Il a juste à prendre sa vie, maintenant, pour que tout s’achève.

Il aura tenu sa promesse.


Depuis combien de temps se balance-t-il, dans les airs, oscillant dans ce corps de femme qui ne lui appartient même pas ? La corde à son cou lui fait mal, l’oxygène lui manque certainement, mais c’est comme s’il ne pouvait pas. Comme s’il ne pouvait pas mourir.
Il ferme les yeux, douloureusement. L’univers est affreusement laid, de permettre que des vies soient prises et que d’autres ne le soient pas. Il devra rester, immobile, dans l’éternité de l’espace, tandis que le poids de ses actes le tuera plus fort que mille maux.
Il a tué.
Il ne peut pas se tuer.
On lui en veut donc, quelque part, de lui refuser même une place dans le dernier cercle de l’enfer ? On lui en veut comme lui s’en veut, il semble que c’est déjà trop. Les larmes roulent comme des aveux sur les joues du petit garçon, dans cette femme de 27 ans qui ressemble à une adolescente.
« Nasha ? »
Il n’écoute pas, il n’entend pas, il ne veut même pas écouter. La voix de la propriétaire de Nasha, celle qui lui loue l’appartement. Il l’a croisée, une ou deux fois. Là, ce n’est vraiment pas le moment.
« Nasha, ouvre, c’est Malicia. »

Il reste une place pour ses promesses.