Aurore ◬ You can hide but you can't run

Toulouse étouffe sous la chaleur. Dans la salle d’accouchement, Aliénor hurle à s’en crever les poumons, tandis qu’Arnaud lui prend la main sans savoir trop quoi faire de plus. Ils l’ont désiré, cet enfant, ils ont tenté pendant si longtemps avant de, n’y croyant presque plus, voir s’afficher les deux barres bleues sur le petit test de grossesse. Aliénor est restée alitée, évitant les complications.
Aurore naît prématurément, après 32 semaines seulement, mais elle naît dans une famille qui n’attendait plus qu’elle au monde. Un bébé d’amour véritable qui vient comme cristalliser le lien entre ses deux parents.
Il n’y a pas de monstres, princesse. Tu es terriblement aimée.

Aurore est une enfant fragile, à cause de sa prématurité. Les premières années de sa vie se finissent souvent chez le médecin, pour une indigestion, une otite ou bien Dieu seul sait quoi encore. Elle ne dit pas un mot avant l’âge tardif de quatre ans. Quatre ans, murée dans son silence. Et même après, elle ne dit rien. Mutisme flou, obstination, timidité, trouble du langage ? Aucun moyen d’en être sûr, quand la petite d’un œil noir vous fixe sans vous décrocher un seul mot.
Ses parents l’aiment, alors ça va. Aliénor & Arnaud Lecomte, couple de deux familles rentières, ne lésinent pas sur les moyens. Aurore aura ce qu’il y a de mieux. Tant pis si, le soir, elle surprend maman qui pleure dans les toilettes, tant pis si elle sera la seule à être dans cette fratrie. Elle n’en sera que plus choyées. Perles, bijoux, poupées, oiseaux … Aurore a tout, mais elle n’a rien. Retranchée dans sa tour d’ivoire dont les briques roses scannent le bitume, elle ne se trouve pas une attache et passe son temps à rêvasser d’un univers indescriptible, de dragons et de contes de fée.
Arnaud plaisante fréquemment en disant qu’Aurore aura eu une balle de rugby dans les mains avant même de savoir marcher. Elle ne marche pas, d’ailleurs, elle court. Le ballon ovale à la main, dans leur petite maison cossue, Aurore marque ses premiers essais.
Tu es aimée, Aurore. Tu es la princesse adorée, celle dont parlent tous les jaloux.

Aurore a sept ans quand elle voit la valise d’Aliénor qui attend dans la petite entrée. Ce sont des histoires de grandes personnes, ma chérie, ne t’en fais pas. La raison, Aurore l’apprendra : Aliénor voulait d’autres enfants, Aurore ne lui suffisait pas. Elle n’était pas assez pour elle. Arnaud souffrant d’une maladie chromosomique qui rendait tout ça difficile, elle a préféré le quitter que de chercher une solution.
Maman partie, père dévasté, Aurore se retrouve au milieu du drame si tristement banal des parents qui sont séparés. Au début, Aliénor l’emmène, un week-end sur deux, mais rapidement Aurore la fuit, elle veut rentrer à la maison.
Aliénor ne l’aimait pas assez pour rester, Arnaud ne l’aime pas assez pour qu’elle lui suffise après le départ de sa femme. Alors Aurore prend le ballon, et elle fonce tête baissée dans le mur. C’est comme ça qu’on marque des points, non ? En se laissant pas arrêter, en se laissant pas contenir, en se laissant pas accrocher.
Qu’ils aillent courir pour l’attraper, maintenant.
Une page a été arrachée, il te faudra courir plus vite pour ne pas ressortir du livre comme une tâche d’encre éclatée.

Une énième bagarre à l’école. Aurore n’aime pas vraiment les mots, alors elle parle avec ses poings. Ils se moquent d’elle ? Répète, pour voir. Elle ne laisse personne l’approcher, parce que si les autres l’approchent, ils verront qu’elle est pas si forte, qu’ils peuvent bien la plaquer au sol, lui prendre son ballon, son sourire, et elle a pas envie de ça.
Arnaud lui annonce ça, un soir. ‘On part pour les Etats-Unis.’ Il parle de décrocher un contrat, de tournées dans tout le pays, il parle de rebâtir une vie. Il ne prononce pas son nom mais elle est là, Aliénor. Derrière chacune de ses excuses. Ce n’est pas un nouveau départ, ce n’est qu’une vaine fuite en avant. Qu’est-ce qu’elle peut y faire, à 9 ans ? Rien, bien sûr. Alors elle déménage, les peluches et les 1000 puzzles qu’elle empaquète dans des cartons pour qu’ils traversent l’Atlantique.
Seattle, c’est très différent. Dans le joli quartier Queen Anne, elle voit des choses sans les comprendre. Les armes à feu dans toutes les poches. Et cette femme qu’elle croise un beau jour, celle qui a un sourire étrange, avec un sifflement autour comme si elle avait des serpents qui s’enroulaient près de sa tête.
Aurore apprend une nouvelle langue, se réfugie dans le rugby tant qu’on ne peut pas la comprendre. Elle est la meilleure de son club, la frenchie, celle qui court plus vite.
Tu n’auras rien de mieux, princesse. Tu n’écris pas ta propre histoire, et tu ne le pourras jamais.

On lui dit que c’est une grande fille, maintenant, qu’elle ne doit pas trop faire d’histoire. Alors pourquoi est-ce qu’elle a envie de crier, tout le temps ? Pourquoi est-ce qu’elle se réveille la nuit, son lit trempé par sa vessie qui n’a pas su se retenir ? Pourquoi est-ce qu’elle ne parle pas, les lèvres ceintes, le visage clos ? Pourquoi est-ce qu’elle n’y arrive pas, à trouver un nouvel endroit, un nouveau lieu pour exister ?
Pendant qu’Arnaud est en déplacement, ce sont les Shail qui s’occupent d’elle. Elle voudrait les détester, ce serait sans doute plus facile, si elle pouvait courir encore sans qu’ils ne puissent la rattraper. Mais Cassandre, Colton, Liam, Allie, ça devient vite de ces prénoms qu’elle a dans la bouche tous les soirs. Elle ne parle toujours pas beaucoup, que ce soit anglais ou français, mais elle aime tant jouer avec eux. Il y a London aussi, London qui passe son temps à se brûler le bout des doigts avec de l’eau pourtant gelée. Elle est presque aussi bizarre qu’elle. Elles ne parlent pas beaucoup, toutes deux, mais elles partagent beaucoup plus en étant simplement présentes aux mêmes endroits, aux mêmes moments.
Et puis, il y a Allie. Allie, ça ressemble à Aliénor, et Aurore se montre méfiante. Mais Allie n’est pas comme Maman : elle se soucie réellement d’elle. Des fois, Aurore se dit qu’elle l’aime, peut-être, aussi fort que Cassandre. Elle s’attache un peu trop à elle, à eux, à cette petite famille qu’elle se recrée dans les absences de plus en plus longues d’Arnaud.
Si tu t’arrêtes, si tu respires, tu verras peut-être un château qui t’enveloppera encore.

Et puis, dans toutes les histoires, il y a ce terrible moment. Celui où les monstres surgissent, et où la jeune Aurore les voit. Ils ne viennent pas de sous son lit, ces monstres-là. Ils sont dans les rues, dans les airs. Sous la terre aussi, pour ce qu’elle sait.
Ces monstres-là se livrent une guerre, et elle cloîtrée à sa fenêtre ne peut que regarder son père soupirer à chaque jour qui passe.
La terreur emplit sa poitrine, son cœur, sa silhouette, sa carcasse. Elle a tellement peur de mourir, ou que tout l’univers s’effondre. Les monstres viennent ravir la princesse, manger le soleil d’un seul coup. D’ailleurs, ils y arrivent un peu. Puisqu’elle apprend la mort d’Allie, elle sait qu’on ne compte sur rien. La seule attache qu’elle s’était faite a explosé avec une mine. Elle qui était prématurée, on la force à grandir trop vite. Elle n’est plus une enfant, Aurore, voilà que du haut des douze ans qu’elle a passé dans l’existence elle doit devenir une adulte pour contempler leur indécence.
Il n’y a plus de fées, de princesse. Les monstres sont seuls à rester.

La vie doit reprendre comme avant, c’est ce qu’on leur a bassiné. Mais il n’y a pas de ‘comme avant’. Aurore tape plus fort, plus sévère. Elle n’est plus ailière mais pilier. Son corps est devenu plus fort depuis qu’elle a grandi trop vite. Dans sa classe, les autres sont pareils : leurs regards tendus, leurs frayeurs. Un bruit vif, et tout le monde sursaute.
Dans chaque ombre, elle recroise les monstres, elle est persuadée qu’ils sont là, qu’ils viennent leur voler quelque chose, un bout de leur vie si tranquille. Dans chaque couloir, elle dévisage tous les autres qui les arpentent : sont-ils des créatures aussi ? N’y a-t-il qu’elle, seule sur la terre, à voir ce qui arrive au monde ?
Mais comme dans tous les contes de fée, il y a un prince qui sauve la princesse, qui l’arrache aux griffes du dragon. Ce prince, pour elle, c’est Oliver. Lui et son sourire de sauveur, lui et son fidèle destrier qui prend la forme d’un vélo. Elle est méfiante, au début. On ne quitte pas sa tour d’ivoire pour le premier idiot venu. Alors elle est méfiante, la blonde, elle ne dit rien, ne s’approche pas. C’est lui qui viendra la cueillir, la courtiser, la défier, presque. Elle dira oui du bout des lèvres, incapable de résister quand on lui promet une fin digne du plus beau conte de fées.
Le lycée prend d’autres couleurs, entre Oliver et puis les cours. Aurore sent presque parfois sa vie qui reviendrait à la normale. Entre deux sursauts, deux nuits blanches, deux absences d’Arnaud, deux colères. Presque.
S’il n’y avait pas les cauchemars, les ombres, les monstres et les pantins.

Elle qui n’a plus rien d’une princesse, voilà qu’elle se prend à rêver. Malgré les créatures rampantes, elle intègre l’université, la main d’Oliver dans la sienne. A ses yeux, elle n’est pas l’adolescente qui s’emporte pour le moindre affront et joue bien souvent au rugby. Elle est cette jeune femme qu’il adule ; ça lui fait du bien, à Aurore.
La sociologie, ce n’était pas son premier choix. Si ça n’avait tenu qu’à elle, elle aurait été couturière, ou bien sportive de haut niveau. Mais ça ne tient pas vraiment qu’à elle. Alors elle s’engage dans ce cursus de sport études, bien plus acharnée du ballon ovale que des bancs universitaires.
Les monstres refluent, pour l’instant. Qui sait quand ils voudront revenir ?

Il pensait qu’elle s’était calmée, il pensait que sa colère sous-jacente s’était endormie. Il a eu tort.
Oliver lui a tout avoué. Il est Surnaturel, depuis toujours. Il lui a caché parce qu’elle était en colère, après la guerre, et qu’il était amoureux d’elle. Mais maintenant qu’elle est moins en rage, ça ne change rien entre eux, si ? Ils ne s’aiment pas moins fort parce qu’il n’est pas humain, leur relation ne change rien.
Comment est-ce qu’elle a pu autant se planter, comment est-ce qu’elle a pu croire qu’il la comprenait, que quelqu’un pouvait la comprendre. Si, Oliver, ça change tout. Après une affreuse dispute, les deux amoureux se séparent, les laissant tous deux, cœurs brisés, avec toute leur rage dans le ventre. Oliver lui dit qu’elle est folle, et qu’il trouvera un moyen de l’arrêter avant qu’elle ne fasse une grosse bêtise. Qu’il essaie, Ollie, qu’il essaie. Elle a toujours couru plus vite que lui.
Il n’y a plus de prince, alors.
Il lui faut trouver autre chose. Cœur cadenassé, colère aux tripes, Aurore signe au Cercle des Chasseurs. Elle s’entraîne la nuit, auprès d’eux. Elle deviendra dure comme l’acier, invulnérable, insubmersible. Tandis qu’elle s’enfonce dans le noir, dans la profondeur du donjon, la princesse recommence connaître mille et un cauchemars, rancœur, et les affreuses douleurs.
Il n’y a plus de prince, alors. Que les monstres viennent la dévorer, elle mourra en les combattant.

Le roi est mort. Papa est mort. Aurore entre dans une colère qui ne la laissera pas indemne. Au lieu de pouvoir faire son deuil, elle se met à la poursuite du coupable, dont elle sait pertinemment l’identité. Oliver. C’est forcément lui. Ce doit être lui. Il lui a menti, l’a manipulée, et puis lors de leur dernière entrevue a promis de la faire payer. Elle ne l’a pas revu depuis, mais c’est lui qui est coupable, non ?
Aurore est devenue une Chasseresse dont les carreaux d’acier tranquillisants viendront siffler à votre oreille. Alors ne dormez pas trop lourd, ne vous reposez pas sur vos happy ends. Elle n’est plus ailière, maintenant. Le ballon, ce sera votre crâne, et elle compte bien marquer l’essai.