how many seconds in eternity ☀ sol & altaïr II

how many seconds in eternity

I'm not running away from things. I'm running to them before they flare and fade forever. ~ Sol & Altaïr II

Elle avait eu si peur de ne pas le reconnaître.

Elle avait eu si peur, à l’instant où ses yeux se seraient posés sur lui, qu’ils glissent simplement sur son visage comme sur celui d’un inconnu. Que son fébrile instinct de djinn ne perçoive que sa vraie nature sans saisir une seule seconde l’importance de l’être en face d’elle.
Désormais, son regard posé sur l’apparence de cet homme-là, elle eut la profonde certitude qu’elle avait eu si peur pour rien.

Solal aimait les conventions. Les salons de l’imaginaire, l’effervescence ludique et brute des bandes d’amis qui viennent ensemble défier les règles et les envies. Parmi elle, la convention des jeux de l’imagination, à San Diego, parvenait chaque année encore à ravir un peu plus la djinn. Fut un temps, elle écumait ces mêmes allées, ces halls immenses et ces échoppes avec Milo, Sören, Chiara. Et puis avec les évènements, le cosmos crew avait pâti. Chiara avait mille autres centres d’intérêt que Sol ne pouvait que respecter. Sans doute … sans doute Sö avait-il traîné Milo quelque part dans la foule, mais elle n’était pas au courant. Soucieuse de ne pas mettre le zouwu dans une situation délicate, elle ne posait pas la question. Munie de son pass pour deux jours, d’un vaste t-shirt du Douzième et d’un bandana au poignet, la blonde ne démotivait pas.
Elle voulait tout voir, tout vivre, tout comprendre, s’était inscrite à deux parties de jeu de rôle ainsi qu’une lecture publique d’un de ses romans préférés. Alistair Nightingale. Ce nom en elle trouvait sa place comme la pièce manquante d’un puzzle. Un écho qu’elle ne saisissait pas, qu’elle ne pouvait pas expliquer, venait souvent la soulever lorsqu’elle se plongeait dans ses textes. D’ailleurs, elle lui avait écrit une lettre, un ou deux mois auparavant, qui n’avait jamais connu suite.
La rumeur courait dans la foule que Monsieur Nightingale serait présent sur la convention, mais l’organisation de l’évènement démentait toute information. Ne serait là que son agent, un homme au nom alambiqué qui représenterait l’écrivain.
Voilà où elle en était, Sol, assise sur une chaise en plastique, dans la chaleur d’un brouhaha qui l’endormissait à moitié. Consciencieuse, la blonde étudiait les lignes du programme de l’évènement, coincé dans les pages d’un carnet à la couverture bleue foncé que lui avait offert Daesyn. Il y avait tant de choses à voir, tellement d’idoles à rencontrer. Un sourire radieux dessina la courbure frêle de son visage. Elle était heureuse d’être ici.
Un frémissement eut lieu dans l’air, et c’est alors qu’il apparut.

Silhouette malhabile et bourrue, enfoncé dans un manteau sombre, l’agent de monsieur Nightingale venait de monter sur l’estrade. Sol sentit tout son cœur brûler et une impulsion affolante lui tordre le ventre et l’esprit. Lui.
Elle avait eu si peur pour rien.
L’homme débita, d’un ton si grave, un des passages les plus émouvants du dernier ouvrage de l’auteur. There's this emperor, and he asks the shepherd's boy how many seconds in eternity. And the shepherd's boy says, 'There's this mountain of pure diamond. It takes an hour to climb it and an hour to go around it, and every hundred years a little bird comes and sharpens its beak on the diamond mountain. And when the entire mountain is chiseled away, the first second of eternity will have passed.' You may think that's a hell of a long time. Personally, I think that's a hell of a bird.
Lui.
Il n’y avait plus de doute permis, et alors, sans aucun contrôle, les larmes se mirent à perler. Larmes de joie, larmes d’amour. Larmes d’une vie sans le trouver. Et il était là, sous ses yeux, fronçant de bien sombres sourcils sur un visage presque fermé. Larmes de paix, larme d’envie. Elle voulut monter sur l’estrade, le déposséder de son livre et venir lui dire son prénom. Mais elle attendit qu’il finisse. Silencieusement. Religieusement. Incapable de le quitter des yeux.
Et si elle battait des cils et qu’il disparaissait encore ? Si l’univers dans son ensemble ne voulait pas qu’ils se rejoignent ? Et si … étourdie par ses inquiétudes, Solal mit une poignée d’instants à réaliser que la foule tout autour d’elle s’était levée pour applaudir le fin lecteur. Elle se leva aussi, chancelante, incapable de tout saisir dans cet instant de grâce ultime.
La djinn attendit, tordant ses mains, que la conférence se termine, en proie à l’angoisse imminente que peut-être il ne veuille pas d’elle. Comme un automate remonté, elle rejoignit le bord de scène et l’homme posa pied devant elle.

Elle avait eu si peur pour rien.

Jamais elle n’aurait pu le manquer, jamais n’aurait voulu le manquer. Jamais elle n’aurait su passer à proximité de cet homme sans y reconnaître ce qu’il était ; rien de moins que sa moitié d’âme. Celui que chaque nuit elle appelait, celui que chaque jour elle cherchait, qu’elle désespérait de revoir, qu’elle pensait mort, au fond, sans doute, sans jamais oser l’avouer.
Les larmes toujours dans les cils, elle crispa ses doigts sur son sac jusqu’à ce que les jointures blanchissent, et articula doucement :
« Altaïr ? »

how many seconds in eternity

I'm not running away from things. I'm running to them before they flare and fade forever. ~ Sol & Altaïr II

Sol. Une tendresse, une douceur qui ne trompait pas. Son prénom devenait une caresse, le rayon même de cette lumière qu’elle tentait toujours d’infuser. Sur des lèvres encore inconnues, les trois phonèmes étaient des baumes apposés sur le temps passé. L’homme disait Sol, comme une promesse d’éternité après de trop longs égarements. Il lui semblait ne jamais avoir entendu son prénom résonner avec une telle force ; alors même que la voix de l’autre n’était demeurée qu’un murmure, elle semblait vouloir faire trembler les murs de San Diego entière et le cœur de Solal avec.
Sol. Elle n’avait plus la force d’articuler ; une main puissante venait de lui saisir la gorge, de comprimer sa gorge entière pour l’empêcher de réagir. A se tenir debout ainsi, elle demeurait si immobile que certains auraient pu songer qu’elle n’était qu’une statue de cire. Pourtant, les yeux de l’immortelle brillaient, capturaient les lumières bizarres d’un moment qu’elle n’attendait plus, qu’elle avait tant anticipé pour se trouver sur le carreau, les mains nues et le cœur en vrac, lorsque l’occasion arrivait.
Du frère qu’elle avait égaré, Solal recherchait les vestiges. Là, le livre serré au poing, celui même qu’il venait de lire et qui l’avait tellement touchée. Ici, un col de chemise mal replié, une mèche de cheveux trop rebelle, des marqueurs du jeune insouciant que son jumeau avait été. En grattant le vernis de givre sur leurs existences séparées, elle retrouvait avec douceur le cœur étoilé d’Altaïr.
L’instant lui sembla suspendu, tandis qu’aucun d’eux ne bougeait. Consumés par les yeux de l’autre comme deux enfants tristes et discrets ayant traversé le désert, ils mêlaient leurs âmes vagabondes dans quelques secondes égarées.

Et puis, le brun tendit la main.
Et puis, Sol y glissa la sienne.

D’un grand pas, elle rejoignit le bord de l’estrade, gênée et comblée à la fois de faire irruption dans sa vie. De lui, elle ne savait plus rien, elle n’avait guère plus de repères que s’il s’agissait d’un voisin ou d’un camarade de métro. Pourtant, en son cœur enfin reconstitué, une évidence simple régnait.  
Rien ne pouvait changer entre eux.
Ils étaient Altaïr et Sol, comètes contraires dans le cosmos, évidences aux noms familiers. Ils avaient dormi trop souvent sur la même paille et les mêmes draps, enlacés comme deux angelots qui ne rêvaient que d’oiseaux blancs. Ils étaient la lumière et l’ombre, lever et coucher de soleil, le poète et la lectrice, l’inconsolable et la consolante, le perdu et la retrouvée. Ils étaient Altaïr et Sol, aucun astre dans l’univers ne pourrait s’approcher plus près qu’ils ne se lovaient l’un dans l’autre.
Emprise de cette certitude, Sol prit son petit frère dans ses bras, calant sa tête sous son menton et inspirant de toutes ses forces le parfum de leurs retrouvailles. Un sourire arpentait ses traits et des perles d’eau ses joues blondes. Dans cette étreinte, elle avait de nouveau seize ans. Elle courait les pieds nus pour aller courir des framboises, riait au milieu de l’été et dansait avec les promesses. Toujours entre ses doigts, les autres, ceux du frère qui toujours suivait, qui la sortait des trous profonds où elle glissait bien malgré elle, qui pansait de baisers légers sur son front le moindre cauchemar. Elle avait de nouveau seize ans et, humant de ses pleins poumons les clavicules de son grand frère, elle soupira de réconfort.
« You smell like petrichor. » murmura-t-elle, comme s’il pouvait l’entendre encore à travers des années-lumières. « I’ve missed you. »