A fire inside | Caliban

La journée lui semblait parfaitement interminable. Depuis qu'il s'était levé ce matin, le dragon n'avait fait qu'aller d'inconvénient en inconvénient. La machine à café tomba en panne et tout le monde à la maison savait combien il lui fallait son café si il voulait être un tant soit peu réveillé et aimable avec les gens autour de lui. Personne n'avait trop osé lui parler et il était parti tôt pour le tribunal, même si il savait que la première audience n'était pas avant dix heures. Mais là encore, les choses n'avaient pas marché comme à leur habitude. La voiture qui devait le prendre, comme toujours, n'était pas là, coincée quelque part ou le chauffeur ne s'était pas réveillé, peu importait vraiment la raison, cela ne fit qu'irriter un peu plus l'humeur du dragon. Être obligé d'appeler un taxi pour aller jusqu'au tribunal, attendre de longues minutes qu'il y en ait enfin un qui arrive et, après un temps infini, être en route pour le tribunal. Il grinçait des dents et tapait allègrement dans les réserves de bonbons de son costume gris pour tenter de se calmer un peu. Ce n'était cependant pas suffisant, parce que tout semblait déconner de plus en plus autour de lui et qu'il n'attendait plus qu'une chose : foutre en l'air ce système qu'il abhorrait.

En arrivant enfin, le dragon était allé chercher un café, son premier de la journée. Avec le délai entre son réveil et son premier café, il n'était cependant toujours pas d'une humeur acceptable. D'où le fait qu'il aille s'enfermé dans son bureau pour étudier une dernière fois le dossier de son audience du matin. De plus en plus, il ne supportait plus ce système, les injustices qu'il engendrait, les conneries qu'il créait...C'était de plus en plus stupide à ses yeux. Qu'était-ce cette fois ? Un vandale, risquant la prison et à d'énormes dommages et intérêts, qui avait mis le feu à un entrepôt où se rassemblaient les surnaturels pour se retrouver, un lieu d'art et de musique. Oh il n'avait fait de mal à personne, les charges retenues avaient été destruction de biens privés, mise en danger de la vie d'autrui, incendie volontaire et d'autres charges mineurs, comme effraction. Il attendrait, comme toujours, qu'on lui expose les faits, que les avocats parlent, que les témoins s'expriment, l'accusé également, même si le dragon n'avait presque pas envie d'entendre les explications de ce pyromane...Il continuait d'être impartial, malgré tout ce qu'il pensait de ce système...

Et puis l'audience commença. Défilé des témoins, des experts, de l'accusé et ce fut de pire en pire. Il était clairement le genre d'accusé que le dragon ne supportait pas. Arrogant, presque fier de ce qu'il avait fait, qui donnait cette impression désinvolte et je-m'en-foutiste dont il avait horreur. Ce fut quand il vint à la barre que le dragon se crispa le plus, serrant parfois les mâchoires pour se retenir de tout commentaire, faisant monter la température de la pièce sans même s'en apercevoir. Les questions des avocats s'enchaînèrent et l'attitude de l'accusé n'était en rien facile à supporter pour le dragon qui l'aurait bien brûlé sur place pour lui faire comprendre ce que c'était qu'un véritable feu, mais il ne pouvait pas. Il était juge, pas bourreau, ni juré. Alors il soupira et décida de faire une pause dans la séance, il était presque midi de toute façon, presque l'heure du déjeuner et son manque de caféine recommençait à resurgir sur son comportement. Il avait tout autant besoin d'une pause que les jurés qui écoutaient la séance depuis bientôt deux heures. Laisser tout le monde sortir, l'accusé être ramené en cellule pour le déjeuner et il s'était retiré dans le bureau pour enlever sa robe de juge et se préparer à aller déjeuner.

Filer avant que l'on puisse l'interpeler, lui dire quoi que ce soit, parce qu'il n'avait pas vraiment envie de voir des gens, de montrer qu'il était à cran depuis ce matin. Mais il semblait que le destin en avait décidé autrement, qu'il n'allait pas juste pouvoir s'éclipser pour le déjeuner sans que personne ne le remarque et ne veuille lui tenir compagnie. Juste déjeuner en paix, voilà ce qu'il voulait pour l'instant, juste sortir se mêler aux autres, aller dans le restaurant qu'il préférait, près de la cour de justice, et juste déjeuner, seul, en tâchant d'oublier tout ce qui ne tournait pas rond. Alors pourquoi frappait-on à sa porte ? Pourquoi quelqu'un venait-il le déranger ? Quelques minutes de plus et il aurait déjà été en train de se presser dans les couloirs sobre pour quitter le bâtiment. Mais non. Il avait signalé à l'importun d'entrer, soupirant presque déjà de voir une assistante, un flic, un avocat...Qu'importait de qui il s'agissait, ce ne serait pas une visite qu'il apprécierait de toute façon.

Le dragon fut alors surpris d'entendre la voix de Caliban résonner dans le bureau. Son ami, qu'il avait effectivement vu du coin de l'oeil sans vraiment y prêter attention, sans vraiment le voir parce qu'il n'était pas en état de remarquer ce genre de changements, de voir que ce n'était pas le greffier habituel qui tapait sur son clavier dans sa salle d'audience. Lever le nez vers le nymphe et retenir un soupir, Caliban ne méritait pas qu'on lui soupire au nez, il n'avait rien fait de mal et n'avait pas à subir les humeurs de Cadmus. Il était son ami, pas quelqu'un sur qui se décharger de ses maux. L'odeur du café lui arriva alors que l'homme arrivait jusqu'au bureau pour y déposer l'une des tasses en carton. Avant de lui demander ce qu'il se passait. Il avait toujours été doué pour remarquer quand quelqu'un n'allait pas bien, quand quelqu'un n'avait pas le moral. Et chez Cadmus, c'était une habitude de cacher ce genre de choses, alors voir que son ami le remarquait si aisément avait quelque chose de presque terrifiant. Était-il si mauvais aujourd'hui pour cacher ses problèmes ou était-ce Caliban qui était encore plus aiguisé que d'habitude ? Il n'en savait rien.

« Juste les tracas quotidiens qui se sont un peu trop enchaînés ce matin, répondit-il en prenant la tasse pour prendre une gorgée du café. » Ce n'était pas ce que l'on pouvait appeler un bon café, mais cela en restait malgré tout. Alors il en but une nouvelle gorgée, peu préoccupé par le fait que le liquide soit chaud ou non. Et il releva les yeux vers le nymphe. « Je parais si maussade que cela pour que tu me demandes si tout va bien ? Je ne pensais pas. Mais ce n'est rien, ne va pas t'inquiéter de ça. » Il avait esquissé un semblant de sourire, très fin et qui aurait passé juste pour la petite satisfaction due à la saveur du café. Et ça aurait pu, avec un bon café du reste.

Il aurait peut-être pu cacher à ceux qui le connaissaient vraiment bien ce qui n'allait pas. Si il en avait eu envie. Si il avait eu cette volonté de taire ses problèmes et ses douleurs. Mais il n'en avait pas vraiment l'envie. Pas avec Caliban. Parce que lui s'intéressait réellement à ses problèmes, ce n'était pas de la politesse, ce n'était pas pour se servir de ses états d'âme. C'était parce qu'il était sincère. Il fit bien sûr signe de la tête pour répondre favorablement à la question. Un regard au liquide noir, qui aurait pu l'être un peu plus, mais ça aurait été trop demandé à un café sorti d'une machine automatique. « Ce n'est rien, je t'assure, avait-il machinalement répondu à Caliban. Rien dont il faille s'inquiéter. » Un petit mensonge de plus pour creuser sa tombe, pour sceller son cercueil, il n'était plus à cela près de toute façon. Mais mentir à quelqu'un qui ne faisait que tenir à lui d'une manière aussi sincère...Non, ça n'était pas bien et le dragon le savait bien.

Laisser échapper un rire amer, autant que le café qu'ils buvaient, lâchant également un : « Ça reste du café. » Il était fou de penser que quelques mots pouvaient aider à aller mieux quand on avait passé sa vie à préférer taire ce qui n'allait pas pour éviter de montrer ses états d'âme et ses faiblesses. Mais c'était là quelque chose que le nymphe de l'air arrivait parfaitement à faire. A chaque fois. Mieux qu'aucun autre ami du dragon du reste. Quoi qu'ils se comptaient sans doute sur les doigts d'une main, les véritables amis d'un homme comme Cadmus. Entre puissance et richesse, il était parfois bien difficile de savoir qui étaient vraiment ses proches et qui étaient ceux qui ne faisaient que profiter d'une part du gâteau qu'ils n'auraient jamais eu autrement. Et puis la petite étincelle dans les yeux du juge, pas éclatante mais bien présente malgré tout et il s'était légèrement redressé sur sa chaise alors qu'un petit sourire complice apparaissait sur ses lèvres. « C'est interdit allons, tu sais bien qu'on ne doit pas faire ça. » Mais déjà, une certaine malice ancienne de jeune homme brillait un peu au fond du bleu de ses yeux. Peut-être était-ce de ça dont il avait besoin en réalité : laisser s'envoler ses peines en même temps que ses ailes fendraient l'air.

Le dragon s'était levé avec un clin d'œil complice à son ami, continuant de boire le mauvais café sur le chemin qui les menait tous deux aux escaliers du tribunal. Les gravir, ainsi que les suivants, jusqu'à se retrouver sur le toit du bâtiment. « Où allons nous ? Dis moi tout que je puisse t'y retrouver. » Profiter de l'occasion qu'on lui offrait, profiter de cette possibilité de s'élever dans les airs par ses propres forces et d'utiliser ses dons qu'on lui avait donnés à la naissance...Un cadeau formidable qu'il venait parfois à oublier. « Parce qu'il est impensable que tu nous fasses voler tous les deux, je te le dis tout net mon cher ami ! prévint le dragon sur un ton presque badin. J'espère que tu ne comptais pas là-dessus du reste. » Pas souvent qu'il se comportait comme l'adolescent qu'il n'avait pas été longtemps, comme le jeune homme encore assez fougueux pour faire ce qu'il voulait et pas ce qu'on lui demandait de faire. Aujourd'hui, avec le nymphe, il en avait envie.

Personne ne pouvait savoir ce que ça faisait, de s'élever dans les cieux à la seule force de ses ailes. Personne ne pouvait comprendre à quel point cela était enivrant de fleurter avec les étoiles, avec les nuages, avec les vents. Et tous ceux qui savaient ce que c'était, tous ceux qui comprenaient ce que cela faisait, oui tous ceux-là, ils savaient aussi pourquoi il y avait cette lueur dans l'oeil de Cadmus, cette envie de liberté qui le rendait soudain joyeux. Qui lui faisait oublier son quotidien. Qui lui faisait oublier ses erreurs. Qui lui faisait oublier tout le reste. Ses ailes, ce qu'il était, la possibilité de s'élever au-dessus de tout pour disparaître au coeur des nuages...Rien n'était plus plaisant. Et il ne saurait même plus qui il était si il ne pouvait pus avoir cette part de lui. Mais ça aurait été impensable. Il sourit et opina du chef devant la proposition de Caliban, ce n'était pas très loin. Quelques minutes seulement. Quelques minutes qu'il allait faire durer au maximum.

« Le plus choquant dans ce gros titre serait sans doute "avec l'air extrêmement heureux", on le sait tous les deux, se moqua-t-il de lui-même avec un petit sourire taquin. Si quelqu'un trouve à y redire...J'aurai une excuse, ça n'est pas très grave. » Et même si il ne trouvait pas d'excuse. Il avait le droit, une fois de temps en temps, de ne pas être celui qu'on attendait qu'il soit. Il ne serait ni l'héritier, ni le juge, ni le dragon du Conseil ce midi. Il ne serait que celui qui avait envie de se libérer un instant des entraves qui le liaient. Juste un instant dans une vie, ça n'était rien. Et puis, qui oserait vraiment lui faire une remarque, au fond ? Qui ferait cela en sachant qui il était ? Au pire quoi ? Il aurait une tape une sur les doigts de son père ? Il aurait une remarque de Kane ou de quelqu'un qui travaillait pour elle. Là tout de suite, il s'en fichait éperdument. Et il laissa le nymphe s'élever dans les airs, avant de rapidement se changer et juste plier les vêtements avant de les poser sur le toit.

Se transformer était devenu une seconde nature depuis bien longtemps. Rouler des épaules une fois sa forme adoptée, secouer ses ailes, battre un peu de la queue...Il était venu attraper ses vêtements d'une patte, pas le moment d'ajouter un scandale de plus en allant chercher un shawarma complètement nu. Ça ferait mauvais effet. Et puis il s'était élancé d'un battement puissant pour se propulser dans les airs. Ses ailes l'avaient emmené plus haut que nécessaire, sans aucun doute, pour profiter des courants, pour profiter de l'air qui sifflait à ses oreilles, du soleil sur ses écailles, de la sensation d'être plus libre que jamais. Voler encore et encore, se laisser tomber en tonneau, repartir dans les airs...Il se fichait d'où il allait, il se fichait d'être vu, il se fichait de tout le reste hormis de la sensation intense provoquée par ce vol, par cette liberté, par ce sentiment si agréable. Et à qui faisait-il du mal par ailleurs ? A personne, voilà la vérité.