Who the fuck are you ? | Cinder

Cinder avait fait ses comptes, ce jour-là.

Avec minutie, elle avait détaillé toutes les opérations, toutes les rentrées d’argent, toutes les sorties aussi. Elle aurait pu engager un comptable mais ça aurait signifié faire confiance à quelqu’un d’autre qu’elle et c’était quelque chose que la sorcière n’était pas prête à accorder. Surtout en sachant que tout ce qu’elle gérait ainsi n’était parfois qu’aux limites de légalité, voire ne l’était aucunement.

C’est pourquoi malgré tout elle s’était mise à cette tâche âpre, ingrate et ardue. C’est pourquoi elle le faisait toujours, inlassablement, et qu’elle recommençait si régulièrement, parce qu’elle était bien la seule à pouvoir s’y retrouver parmi tous ses papiers, et que si on voulait être reine alors il fallait savoir gérer son empire.

Mais dans les rouages bien huilé de son ouvrage ce jour-là s’était trouvé un grain de sable, une inconvéniance que Cinder n’avait pas vu venir ; et elle n’aimait pas les surprises. C’était un nom parmi ceux qu’elle avait employés cette semaine-ci, un nom qui avait réveillé le feu en elle qu’elle gardait de côté quand elle s’occupait de tout ça.

Borgia.

Damoclès Remus Borgia, pour être plus exact, de ses jumeaux qu’elle avait eu en quatrième et qui avait été si ironiquement nommés. Elle était intriguée que l’humain ne soit toujours pas mort, d’ailleurs, fauché dans sa prime jeunesse par son frère pour posséder son corps. Il commençait à approcher la quarantaine, tout de même, ça n’était plus aussi bien que ça n’aurait pu l’être il y a quelques années. Et s’il ne le tuait pas alors à quoi rimait ses appellations ?

La curiosité de Cinder était titillée, comme à chaque fois que quelque chose semblait s’approcher de près ou de loin à cette famille envers laquelle elle avait des sentiments mêlés. Ses enfants, c'étaient ses enfants, et Damoclès avait beau être un humain, il avait grandi en son sein - et il pouvait être une porte d’entrée vers les autres, peut-être, au moins envers son jumeau.

Alors elle l'avait convoqué, elle s’était même faite menaçante face à celui qui l’avait embauché s’il ne le retrouvait pas. Et il l’avait retrouvé ; alors aujourd’hui, Damoclès Borgia passait les portes de son bureau. Son fils.

Il y eut un instant de flottement alors qu’ils s’observaient mutuellement, comme deux inconnus avec une impression de déjà-vu. Il avait l’air plus vieux qu’elle, maintenant ; on aurait pu la confondre avec sa petite sœur, mais quelque part, peut-être dans le carré de leur mâchoire, leurs lèvres fines ou bien l’inclinaison de leur nez, il y avait cet air de famille, celui qu’on voit sans trop réussir à poser le doigt dessus.

L’homme était habillé sommairement, pauvrement dirait Cinder, d’un t-shirt orné d’un logo qu’elle ne connaissait pas et qui ne l'intéressait pas plus. Et il n’avait pas été engagé pour faire un travail très reluisant. Était-il déchu de sa famille ? Cela était-il en lien avec son frère ? Elle comptait bien savoir tout ça.

-Bonjour, Damoclès. Vous ne me reconnaissez peut-être pas. Je suis Cinder Santo, mais je crois que vous avez peut-être entendu parler de moi sous le nom de… Cinder Vescovi.

C’était étrange à prononcer à haute voix, ce nom qu’elle avait banni de sa vie, ce nom qu’elle avait massacré au côté de Dizzalyr, ce nom qu’elle avait oublié il y a trente ans pour en prendre un autre qui sonnait presque comme une provocation envers les djinn d’Italie. Mais en définitive, tout finissait toujours par revenir à ses origines.

Il blanchit, en entendant ses mots, un peu trop pour que ce soit feint. C’était une option pourtant, qu’il connaisse déjà son visage, qu’on lui ait appris à le haïr au même titre que son nom. C’était une option aussi qu’il fut envoyé là pour l’espionner, mais si c’était le cas alors il n’avait pas exactement fait un bon travail.

Cinder en doutait, de toute manière ; si Dizzalyr avait voulu envoyer un de leurs enfants pour la surveiller, elle n’aurait pas envoyé le seul humain de la fratrie. C’était presque étonnant qu’il ne soit pas déjà mort, presque quarante ans plus tard - la blonde aurait-elle changé de stratégie ? tentait-elle de faire grandir les pouvoirs d’Acheron, plutôt que de le garder auprès d’elle ? Ou peut-être était-ce le jumeau djinn qui avait décidé de garder le prénom du défunt, en plus de son corps.

Malgré sa longévité, Cinder fulminait encore de ne savoir reconnaître les djinns, pouvoir encore inhérent à leur espèce. Elle n’avait donc aucun moyen de vérifier ça, mais la théorie sembla toutefois écartée après qu’il eut parlé. Il la pensait “comme tous les autres”, inintéressée par les humains ; et à vrai dire il n'avait pas tout à fait tort, sauf que celui qui se tenait devant elle n’était pas n’importe quel humain. Celui-ci partageait son sang, et s’il était toujours inférieur à ses frères et sœurs, cela le rendait bien supérieur à ceux de sa faible espèce, aux yeux de la sorcière. Celui-ci était son fils, et tant pis si c’était le premier qui lui revenait, c’était déjà une victoire arraché car non loin suivait son jumeau. Celui-ci était son enfant, et il méritait déjà mieux que les travaux sans intérêt pour lequel elle avait du le payer précédemment.

Alors elle enfila le masque de son sourire mielleux, s’approcha de lui en contournant son bureau. Et elle posa la main sur son épaule - elle n’avait pas à être répugné par lui alors qu’il était sorti de son ventre, de toute façon. Valait mieux jouer le jeu tant qu’elle n’avait pas plus d'informations, et ainsi lui en soutirer le plus possible. Et si elle ne réussissait pas, elle n’aurait qu’à appeler Daeva. Entre enfants ratés, ils auraient sans doute des choses à se dire. Mais ce n’était pas parce qu’ils n’étaient pas les meilleurs outils qu’ils ne pouvaient pas être utiles, et Cinder détestait le gaspillage d’opportunités, même les plus infimes. Et même lorsque c’était elle qui s’y engouffrait trop fort, animée par le feu qui lui brûlait les entrailles, même quand c’était elle qui les gâchait.

-Mais non, mon garçon. Tu m'intéresse tout autant que les autres.

Ce n’était pas vrai, mais cela faisait depuis longtemps que les mensonges ne lui brûlait plus la langue.

-Je suis simplement réjouie de revoir un de mes enfants.

Et dans cela, il y avait presque une partie de vérité.