Une étreinte et le passé revient au galop. La porte est à peine ouverte que nous sommes dans les bras l’une de l’autre, comme si c’était elle, en réalité, qui nous avait séparées pendant tout ce temps. Dans ses bras je perds facilement dix années et je souris en l’entendant m’appeler « Kota », un surnom que l’on ne me donne plus beaucoup, dans le monde des bijoux et du business. Mais mon sourire s’efface vite quand je réalise ce qu’elle dit. Oui : ça fait trop longtemps. Et ce n’est pas la faute d’une porte ou d’un quelconque éloignement (nous habitons après tout à quelques rues l’une de l’autre) : c’est entièrement de ma faute.

Quand j’ai rencontré Alaska, nous étions on ne peut plus différentes l’une de l’autre. Elle était cette jolie blondinette de bonne famille, à peine quinze ans et déjà un cœur grand comme le monde. J’étais une bagarreuse, une étrangère venue de la côte Est qui commençait à se teindre les cheveux alors qu’elle servait de videuse dans des boites de nuit crasseuses. Mais grâce à cela, nous nous complétions bien. Elle m’a soigné de ma colère, de ma haine envers tout le monde, montré les beautés du monde, confirmé que je pouvais avoir de l’espoir. Et j’espère l’avoir aidé en retour, lui avoir montré un chemin différent de celui de sa famille, l’avoir soutenue dans les années difficiles de l’adolescence. Dakota et Alaska. Même l’étymologie farceuse nous rapproche.

Alors pourquoi a-t-on perdu contact ? Parce que j’ai été égoïste, sans aucun doute. Elle avait été là, elle, pourtant, quand moi j’avais des soucis. Pendant la guerre, même alors que j’étais à Seattle et à la Nouvelle-Orléans, elle prenait de mes nouvelles. Pendant ma dépression, elle est la seule personne avec qui j’ai continué à parler et je mentirai en disant qu’elle n’a pas été un soutien indéfectible.

Mais pourtant, voilà, quand Isra est arrivée dans ma vie, quand Boss Jewels a émergé, tout le reste est passé au second plan. Pour la première fois dans ma vie j’avais un objectif qui était aussi passionnant qu’atteignable, enrichissant à la fois personnellement et financièrement. Enfin, j’étais quelqu’un : Madame Dakota Williams de Boss Jewels. Et construire ce rêve à vite pris toute la place dans ma vie. Trop sans doute : la patronne dopée aux pouvoirs djinns a pris la place de l’humaine. Pourtant, elle aurait bien besoin d’Alaska.

« Je… Oui, je suis… Désolée, j’aurai dû. » Il n’y a jamais eu de dispute, de ruptures entre nous. Juste des messages qui allait en s’accourcissant, jusqu’à devenir des monosyllabes et, finalement, disparaître. Aucune raison, aucune justification, aucune excuse. Je regarde un peu par terre avant d’affronter ses yeux. « La vie a été un peu folle. Beaucoup de choses ont changées… Comme toi d’ailleurs ! Tu es magnifique ! » Je souris un peu  plus en admirant l’adulte qu’elle est devenue. Une femme impressionnante et mure qui semble s’être superposée à l’adorable adolescente, sans l’effacer pour autant.

« Viens te mettre au frais alors ! On va avoir plein de choses à se raconter et j’ai un rendez-vous avec des potentiels clients à 18h, je suis navrée. Qu’est-ce que tu veux boire ? Un thé, un jus, une bière, de la tequila ? Et comment va ta mère ? Et ton frère ? Toujours aussi nul à Mario Kart ? Oh tiens, je te présente, Eddie, mon chien. Dis bonjour, Eddie ! » Sans vraiment réfléchir je la noie sous les questions et les informations afin de masquer mon propre stress et ma culpabilité. Je finis par retrouver le blanc de ses yeux pour lui dire : « M.. Merci en tout cas. D’être venue après tout ce temps, ce silence. Ça… ça montre vraiment l’amie incroyable que tu es. » Il n’aura pas fallu longtemps pour que ton armure tombe, Dakota.

Ce sera du thé. Là aussi on a bien changé : depuis des ice-tea tièdes sur le parking du lycée jusqu’à ce thé directement importé d’Inde sur un canapé hors de prix. Pourtant, si elle me disait qu’il était l’heure d’aller boire des milk-shakes en écoutant de la teen pop sur des enceintes portables, je la suivrai tout de suite. Même sa réponse respire l’attention altruiste : elle veut me donner son temps, être là pour moi après tout ce temps où, moi, je ne l’ai pas été.

Sa famille reste le sujet complexe, visiblement. Je sens les regrets et la retenue en elle quand elle en parle. Même si j’aurai bien besoin de me rapprocher des Stonegold à travers elle, je ne peux pas l’utiliser elle, pas après qu’elle me déclare sa loyauté dans des termes si francs qu’ils manquent de briser mon cœur et de me faire lâcher ma tasse de thé.

« Je… Je serai là aussi, Alaska. Je suis revenue et je serai là, moi aussi, quoi qu’il se passe. »

Nous voici au milieu du salon, main dans la main, yeux dans les yeux, à échanger des vœux éternels pour combler le creux des années séparées. Finie la solitude, KotAlaska est de retour. J’ai presque la larme à l’œil mais aussi un sourire d’une oreille à l’autre. J’ai tant de questions qui débordent : sur sa vie de dragon dans le nouveau monde, sur son métier d’antiquaire, sur son avis à propos de la collection été Armani. Tant de choses à dire aussi : sur Boss Jewels, sur Isra et tout ceux que j’ai connu depuis notre dernière rencontre.

« On a tant à se raconter mais d’abord je veux voir si tu as oublié... » Je souris, faciès joueur mais toujours bienveillant. «  Tu te souviens des mouvements de judo que je t’avais appris ? Tu veux qu’on aille s’entraîner un peu ? Cette maison est super : y’a une foutue salle de sport avec tout ce que je voulais. Je peux t’apprendre quelques petits mouvements de plus et tu peux me montrer tes fameux pouvoirs de dragonne ?  »

Beaucoup voient Alaska comme une légère poupée blondinette, juste une douceur. Moi, je connais bien sa force et sa saveur. Ça fait des années que j’ai deviné qu’il y a une guerrière cachée chez elle, une protectrice qui lie sa douceur et sa bonté avec une force impressionnante. Alors ce n’est pas pour la pousser dans un quelconque recoin que je lui propose cela. Je sais juste ce dont elle est capable et qu’un entraînement commun est encore plus nourrissant pour nous qu’une séance de ragots. Même s’il y aura un temps pour les ragots, ça c’est certain.  

Alaska accepte le défi avec un franc sourire. J’avais lu je sais plus trop où que l’amitié était la relation humaine la plus saine car elle est celle qui te pousse continuellement vers le meilleur de toi-même. C’est exactement comme ça que je me sens avec Alaska : à la fois, je cherche à être la meilleure personne que je puisse être, par respect et amour pour elle, mais je suis aussi la Dakota qui me rend la plus heureuse. Alors, être avec ma personne préférée dans mon happy place, ma salle de sport personnelle, la matérialisation immobilière de ma réussite : je suis comblée.  

« Me battre ? » Sourire en coin et yeux pleins de pépites. « Commence par ma mettre au sol, chère élève... » Jouer la mentor insupportable et bouffi d’orgueil me vient naturellement, on se demande bien pourquoi. Et même si je souris à pleine dent, mon cerveau passe vers du plus sérieux. Alaska a l’avantage de la force, de par sa nature de dragonne. Je joue sur ma vitesse et mon cardio pour faire rapidement des tours d’elle, tester sa garde par des petits coups d’avant bras (contrôlés, évidemment, l’objectif n’est pas de se faire mal) : le tout pour la fatiguer et la pousser à faire une erreur.

Mais c’est finalement moi qui pèche par orgueil, en tentant de lui faire perdre ses appuis, je m’approche trop et lui permet d’utiliser une technique que je lui ai apprise. Je perds l’équilibre mais réussis quand même à la faire tomber aussi. On se retrouve donc toutes les deux par terre, face à face. Je l’attrape par le bras, les yeux écarquillés et, avec la voix de Yoda, je lui dis : « Plus rien je n’ai à t’apprendre, élève Alaska. De tes propres ailes, vole, à présent. » Je n’arrive pas à rester plus longtemps pince sans rire et j’éclate de rire.

« Non, sérieusement, t’as bien retenu. T’as du les utiliser ? » Mon ton et mes yeux sont redevenus sérieux. « Avec la guerre, et ces histoires de chasseurs et de surnaturels opposés au conseil de la Nuit… T’as pas eu de soucis ? » La peur et la culpabilité qui reviennent brouiller mes neurones. C’est moi qui étais partie, qui l’ai laissé dans toute cette merde. Une Stonegold doit attirer les soucis, les convoitises. La colère et la détermination se mêlent aux autres émotions. Je ne me pardonnerai rien s’il lui arrivait du mal maintenant. Alors autant tout faire pour que le peu que je sache, pour que mes quelques compétences en sauvagerie disciplinée lui servent. Je me lève avec un saut carpé (juste pour me la raconter) et lui tend la main pour l’aider à se relever. « Tiens, on ré-essaye ? Surveille mes jambes et reste mobile et tu peux m’avoir je pense. » Dans mon regard, il n’y a rien qu’Alaska ne puisse pas faire.  

Elle essaye de me rassurer : esquive les questions sur le danger, rappelle son caractère pacifique et revendique son courage compétitif. Oui, d’accord Alaska, mais il m’en faut malheureusement plus pour être rassurée. J’ai envie de la recouvrir entièrement de mon amitié, pour la protéger, pour rattraper le temps perdu, le temps où je n’ai pas été là pour elle. Les diamants comme Alaska sont si rares, si parfaits, ce monde ne les mérite pas. Mais ce serait inutile et toxique de déverser mon inquiétude, ma culpabilité et ma frustration sur mon amie. Je me contente donc de lui sourire, de passer nerveusement une main dans mes cheveux et de répondre à sa remarque avec un air faussement choqué.

« Moi, organiser des matchs truqués ? Je suis outrée par vos accusations, madame Stonegold. »

Mais, c’est vrai : il faut que j’arrête de dire des bêtises si je ne veux pas la laisser encore gagner. Je sens dans ses yeux qu’elle veut faire ses preuves, que la combattante Alaska ressort. D’un côté, j’adore ça et je n’attend que cette apparition, mais de l’autre, je sais que ça me donne une chance. Elle va la jouer moins défensif que la dernière fois. Après quelques tests de sa garde, je rouvre à nouveau la mienne, de la même manière qui lui avait permis de m’avoir au round précédent. Mais, cette fois, je suis prête à contrer à mon tour avec une prise de judo, afin d’utiliser la force surnaturelle de son attaque contre elle pour la faire basculer. Mais, au lieu de la laisser tomber par terre, je l’attrape, suspendue au dessus du sol, comme dans un penché de tango.

Je la soutiens pour qu’elle se remette droite, avec un peu de rouge aux joues : je suis à la fois gênée et amusée par ce que je viens de faire. Il n’y a bien qu’avec Alaska que je peux être aussi joueuse après tant d’années séparées. Un immense sourire littéralement bloqué d’une oreille à l’autre je lance : « Bon, c’est peut-être assez pour aujourd’hui, non ? » Je sors deux bouteilles d’eau d’un frigo et, en lui tendant la sienne, je vérifie l’heure. 17H30. « Merde. » Le mot s’est échappé et avec lui mon sourire. Je pose mes deux mains sur son avant-bras, comme sur une rambarde de sécurité. « Rien à foutre, j’annule. On vient de se retrouver, on a trop de choses à se dire, je veux pas qu’on se quitte maintenant. » Mes yeux se sont faits implorants, ma voix un peu trop tremblante. « On a pas parlé de ta boutique, je t’ai pas parlé de mon amie Isra, tu m’as pas parlé... » Allez : l’éléphant au milieu du couloir. « Tu m’as pas parlé de ce que ça fait d’être une dragonne. » Le surnaturel n’avait jamais été un sujet entre nous avant la guerre, évidemment. Quand tout a été révélé, j’ai appris qui étaient vraiment les Stonegold, je lui ai parlé de mes troubles face à ces révélations en général mais jamais à propos d’elle. On attendait, un moment où nous soyons tranquilles, prêtes. Un moment comme maintenant. « à moins que tu n’ai autre chose à faire ? Je ne veux pas te retenir. » Un peu tard, mais j’essaye de recréer l’armure illusoire de confiance en soi en me relevant avec un air qui se veut fier.

Bien sûr que je reste, Kota ! Il faudrait que tu me mette dehors toi-même pour que je songe à m'en aller.

Mon cœur semble avoir subitement décidé de remplacer le sang dans mon système par une nuée de nuages. Du moins, je ne vois pas comment expliquer autrement les frémissements au bout de mes doigts, les larmes qui me montent aux yeux et le brouillard qui s’installe dans mon cerveau. Pourquoi me suis-je moi-même privée pendant tant d’années du délice de l’amitié d’Alaska ? Actuellement, Miss Univers pourrait me demander en mariage, Cordelia Kane me demander d’être sa Vice-Présidente ou même la NASA me proposer d’aller sur Titan : rien ne me donnerait envie de quitter Alaska à nouveau. Plus jamais. Un éclat de rire réussit à me faire articuler :

« J’espère que tu es prête à vivre en coloc alors, parce que je ne compte pas te mettre dehors avant qu’il fasse aussi froid à Phoenix qu’en Alaska. »

Oui, bon, mon humour n’est clairement pas encore au point, mais c’est le mieux que je puisse faire quand j’ai l’impression que mes émotions font autant de rotations qu’une patineuse artistique. Pendant des années, j’ai cru, plus ou moins inconsciemment, que garder une relation avec Alaska me ramènerait fatalement à mes démons : à la petite étudiante dont le cœur s’est fait piétiner par Nova-Blue, à la furie qui brisait des dents dans des ruelles et se réveillait le corps couvert de bleus, au sentiment de déchet, d’inutilité après la découverte des surnaturels, à la peur, à la haine, au désespoir. Pendant toutes ces années, j’avais vu Boss Jewels comme le seul phare, l’échappatoire lumineux pour refaire de moi une personne dont je saurai être fière, une mission qui me donne envie de vivre. Pourtant, ma lumière, mon phare, je l’avais depuis toujours devant moi. Mon étoile du Nord, mon Alaska. Un exemple en tout, un rempart contre tout, un confort pour toujours.

Je l’écoute me répondre. Tant d’humilité, elle semble presque refuser de s’éterniser sur elle. En quelques phrases, elle résume sa vie de dragonne antiquaire. Au moins, je sens qu’elle est heureuse, plus indépendante et affirmée mais une partie de moi s’attriste un peu qu’elle ne soit pas plus longue sur sa vie, et qu’elle se compare négativement envers moi. Je ne pourrai pas être en plus grand désaccord. Mais, je dois accepter que nous ne sommes pas les mêmes personnes, pas les mêmes attitudes, pas les mêmes rôles. Je crie haut et fort mes succès, elle est plus discrète. Elle n’en est pas moins heureuse, loin de là.

« Plus intéressante ? Non, je suis désolée mais je ne crois pas. » Je souris tristement. « J’ai passé les dernières années entièrement enfouie dans le travail. Bon, ça m’a apporté de belles choses : on va bientôt ouvrir de nouvelles boutiques et sortir une nouvelle… » Je m’interromps avec une idée. Mon sourire redevient malicieux. « Une nouvelle collection. Viens, suis-moi ! » Je l’attrape par la main et je nous élance gaiement vers le salon en chantonnant presque : « Pas de raison qu’on ne profite pas des avantages du métier, non ? Tu seras la première à porter cette collection. » J’ouvre un coffret sécurisé puis lui installe délicatement un collier dont la perle brille sur sa poitrine. « Tiens, qu’est-ce que tu en penses ? L’or va super bien avec tes cheveux ! » à nouveau les nuages me brouillent lorsque j’admire la jeune femme qu’elle est devenue : sublime, gracieuse et éclatante de bonté.

« Et ça, c’est que la dernière collection ! Si tu veux on peut aller dans mon deuxième dressing où j’ai un coffre avec plusieurs centaines de pièces qu’on a créé pendant les dernières années… Tout ce que tu veux essayer : colliers de perles, bracelets en argent, boucle d’oreilles en bois, diadèmes… Oh oui ! Ça te dit qu’on cherche des diadèmes assortis pour nous deux ? » Mes yeux sont brillants : je parle de jeune femme sérieuse mais me voici redevenue une adolescente dont l’enthousiasme est à toute épreuve mais peut-être un peu étouffant. J’ai peut-être des nuages dans ma tête, mais, grâce à Alaska, ils sont uniquement composés de bonheur, et me dissimulent tout les gris de la vie.

Elle me complimente, moi et mes bijoux, et je dois poser ma main sur son épaule pour que mes doigts cessent de trembler. Insupportable Dakota, insatiable harpie qui passe ses journées à se déchaîner à la recherche du moindre compliment, pour, au final, les rejeter, comme brûlée par une attention que je ne sais pas recevoir, que je ne me pense pas légitime à accepter. Je ne sais plus d’où me vient cette attitude de perpétuelle faim refusant de se nourrir. Mon enfance, celle dont je n’ai pas vraiment de souvenirs, seulement des cauchemars ? Mon adolescence, passée à prendre des coups par la vie et à en rendre sur des rings ? Ma vie amoureuse, passée à haïr les Gabriel et les Nova, trop biens, trop beaux, trop parfaits pour être avec moi ? Ce qui importe, c’est qu’aujourd’hui, je ne peux plus recevoir un compliment sans détourner les yeux, sans que mon cœur se pince, sans qu’une voix à l’arrière de mon crâne ne me hurle ce que j’ai fait pour ne pas mériter ce compliment, ce que je risque de faire pour décevoir la personne en face de moi et à quel point celle-ci est meilleure que moi.

Alors je reste proche d’Alaska. Je n’ai jamais compris comment il pouvait y avoir « Stone » dans son nom alors que son cœur est clairement entièrement composé d’or. Un or si pur, qu’il a visiblement coulé sur tout le reste de son corps. L’or éclate le long de ses cheveux, évidemment, qui ressemblent à une cascade que Crésus aurait touchée mais qui n’aurait pris que la beauté et la richesse, tout en conservant la vie et le mouvement. Il semble briller partout, sous sa peau pâle, éclairant de milles feux la vie de celles qui, comme moi, avons la chance de croiser son chemin. L’or semble éclairer non seulement sa voix et son rire mais bien toutes se paroles, toutes ses intentions, et c’est bien seulement avec elle que je peux sourire, respirer à nouveau, me persuader quelques instants que je mérite ses compliments.

Comment ai-je pu rester éloignée de mon étoile du Nord pendant tant d’années ? Presque dix ans se sont écoulés, et les dernières heures passées ensemble prouvent que j’ai eu tort sur toute la ligne. Dakota est la meilleure uniquement quand elle est aux côtés d’Alaska. J’ai eu la chance de rencontrer la femme qui me rend la meilleure version de moi-même il y a si longtemps. De la rencontrer dans le plus grand des hasards, dans une ville où je en devais même pas être, dans des milieux où je n’étais même pas supposée graviter. J’avais trouvé un lien plus fort que n’importe quelle famille, un amour plus fort que n’importe quelle relation romantique, ma meilleure amie, la plus belle flamme dans l’incendie perpétuel de mes relations. Et j’étais partie. Jalouse sans doute de son statut de surnaturelle. Effrayée par une vie qui m’échappais entièrement. Tellement pleine de haine envers moi-même que je ne voulais même plus me voir à la lumière du soleil qu’est Alaska.

Alors, quand elle me complimente, quand elle dit toutes ces belles choses, ses yeux ébahis devant mes créations, ses yeux si doux posés sur moi, je n’arrive plus à choisir le bijou parfait pour la dragonne parfaite. Je craque et je tombe dans ses bras. Je voulais simplement l’étreindre mais des émotions et des larmes qui voulaient sortir depuis des heures, sinon des années, se déchaînent enfin. Et cette pauvre Alaska se retrouve dans mon placard avec une Dakota en larmes dans les bras. J’arrive à sortir ma tête, un peu à contrecœur, de ses cheveux dorés, pour la fixer dans ses yeux noisette. « Je suis désolée, Alaska, tellement désolée. » J’avais essayé de cacher le problème sous le tapis, sous un simple « désolé » au début de notre rencontre, mais je ne peux plus y couper. « Je voulais… Je voulais pas te faire de mal. Après la guerre je suis devenue une personne affreuse. J’ai... » Je recule un peu, le souvenir de qui je suis me rend si douloureux le fait même d’être dans ses bras, la simple possibilité de contaminer par mon horreur le diamant magnifique qu’elle est. « J’ai fait du mal à tellement de monde, je voulais pas t’en faire aussi. Je… Je… Je... »

Les larmes brûlent mes joues, comme des traînées de lave détruisant toute vie sur leur passage tandis que mon hyperventilation rend tous mes mots une torture à exprimer. « Je t’adore. Et je voulais pas qu’une personne aussi affreuse que moi s’approche de toi. Tu te souviens quand je cognais les connards qui t’emmerdaient ? J’étais devenu la même chose. Un bully, une connasse, une cœur de pierre. » Je serre nerveusement mes mains l’une dans l’autre, ne me sentant même plus digne de toucher les siennes. « J’ai… Je voulais plus te voir tant que j’étais pas mieux. Et j’étais conne, tellement conne. Parce que je pouvais pas aller mieux sans toi. » Je plonge mes yeux dans le sien en osant enfin prendre sa main. « Je suis désolée, Alaska. Plus jamais. Je suis avec toi jusqu’au bout maintenant. »