CW : mention de drogue (cannabis), vomi, alcool
Je vois les cartes qui s’étalent devant moi, et elles ont l’air pas droites, ou alors, un peu trop vivantes à mon goût. Sûrement qu’elles veulent se barrer, avec leurs pattes imaginaires, partir loin de cette soirée pourrie et des gens ennuyeux. Je les comprends. Je les prendrais presque dans ma main, pour les jeter dehors et faire soirée avec elles. Je m’entraînerai à faire des tours de magie, pour rivaliser avec toutes les conneries qu’on sort sur des choses inexpliquées. J’aurai à coeur les tours de passe-passe, des preuves au creux de la paume, et des illusions au bout des doigts.
Je savais pas faire.
Je soupire, en me disant que c’était une des nombreuses choses à ajouter sur la liste des choses que je savais pas faire.
L’autre en face de moi se marre bien quand je dis qu’il s’appelle Faolan-Esmée. Je fronce d’abord les sourcils un peu puis je rigole aussi. Je sais pas pourquoi je ris. Je me souviens pas avoir fait de blagues. Peut-être que j’en ai fais une, et que je le sais pas. Je ris parce que je suis rarement drôle, et que c’est plus simple de suivre le mouvement parce que j’ai l’air moins con. La vérité, c’est que j’étais là, clown au milieu d’un cirque, le Monsieur Loyal des abrutis, et j’attendais patiemment que le numéro se finisse, parce que j’ignorais être sur scène.
Je me demande si je l’appelle Esmée, ou Faolan, ou si je continue Faolan-Esmée parce que c’est les deux en soit. Même si c’est en même temps, c’était des prénoms, et je suis très confus. Je l’examine un peu, maintenant qu’il est face à moi. Il a les cheveux rouges. J’aime pas la couleur. Passons. Il a du rouge à lèvres. Je me dis que ça fait beaucoup de rouge. C’est une couleur chaude, on a ça en commun. J’ouvre un briquet pour rallumer une cigarette. Rouge et orange. On est juste deux couleurs chaudes, deux flammes pas aussi chaudes que du bleu, pour venir tout cramer sans rien assumer.
Je regarde les cartes face à moi et cendre sur la table, sous une remarque d’un invité. Je baragouine un vague « ta gueule » et je me penche sur mon sort.
As. Première carte. Je me dis qu’elle me sauvera, que j’ai que sur elle sur qui compter. Elle trouvera pas d’autres as, certainement. J’ai envie de lui murmurer du bout des lèvres de pas me trahir, de rester un nombre premier, de rester isolée, de rester un loup solitaire, de pas gueuler à la lune pendant cette soirée pour attirer sa meute. Elle sera seule. Elle sera le Bateleur, toujours là, pour annoncer un renouveau. Je me demande de quoi elle me parle. J’ai peur de la nouveauté, j’ai peur du renoncement, j’ai peur de moi, j’ai peur de tout. Alors, je la regarde, alors que je devrais être heureux de la voir. Là, tout de suite, j’ai juste les dents serrées en pensant aux autres cartes.
Huit. C’était traître, comme carte. Elle est grande et petite, majestueuse et fragile. La Justice est toujours traître, que je me dis. Je venais de dépenser une sacrée somme pour des soucis de voitures explosées, et elle n’a pas été de mon côté quand il s’agissait de faire preuve de souplesse. La Justice est jamais clémente, avec les gens comme moi. Je la regarde, avec ses deux diviseurs, comme si elle me narguait à être le solde d’un duo heureux, un enfant d’une famille heureuse, dans un contexte heureux, avec un métier heureux. J’aime pas le huit, parce qu’il est prétentieux.
Sept. Je la haïssais. Toujours dans l’entre-deux, le médiocre, l’indécision. C’était une carte bâtarde, un peu moqueuse. J’allais boire beaucoup avec elle, remplir mon foie de Chariots d’alcool. Incapable d’avancer, le voyage au coeur, j’allais me tirer de Seattle, parce que cette ville puait le gris et la pollution. Incapable d’avancer, toujours bloquée, je lève la tête et constate que Faolan-Esmée, ou Esmée, ou Faolan, je sais plus, a des yeux clairs. Je déglutis. J’aime pas ça, les yeux clairs. Je me paumerai presque dedans à essayer d’y voir du bleu, à voir quelque chose qui me ressemble, ou qui ressemble à ce que j’ai pas. Je déglutis, parce que y a du rouge à lèvres sur sa bouche et que je comprends toujours pas si c’est Esmée, Faolan, ou Faolan-Esmée. Je vois juste une feuille et du tabac devant moi. Je vais m’occuper les mains et rouler patiemment.
La roue de la Justice a déjà pitié de moi, quand je me trompe sur ce putain de huit et m’enfile deux gorgées. Je recommence. Il tire des cartes. Deux, parce que l’as est toujours seul et se fait niquer par les duos. Je le savais. J’ai envie de l’embrasser et qu’il me pique les lèvres, que j’ai moi aussi les lèvres rouges.
J’aime pas, les yeux clairs.
Trois. C’est un nombre premier, le genre que j’encaisse avec plaisir. Trois, comme l’Impératrice qui glousse à la droite du rouleur. Elle a les cheveux châtains et les yeux clairs. Elle a le rire dégagé et les fossettes marquées.
Trois, comme le nombre de gorgées que je me prends parce que j’ai dis supérieur mais que le deux m’a trahi. Je savais que j’étais pas fais pour les duos, alors je bois l’amertume de mon whisky.
Trois, comme quand le décompte cruel qu’on fait aux gens qu’on dégage de nos vies. Trois, comme une sale Trinité de père, mère, fils, dans laquelle je me retrouve par procuration en espérant moi aussi, être fils de Dieu et de Marie, pendant que ma mère se noyait dans du rouge et non du bleu marital. Trois, comme l’Impératrice qui dégage sa mèche de son oreille et qui me regarde. Trois, comme le nombre de battements par minute de mon coeur, j’ai l’impression. J’ai envie d’ouvrir les lèvres pour parler, mais la sentence tombe sur la
Dame, qui m’a déjà trahie avant sur le quatre-vingt dix-neuf. La Dame qui recule jamais les dizaines, parce que le temps, ça se rembobine pas. Je bois quatre gorgées qui viennent percer un peu plus mon foie qui ressemble à une éponge trop usée et toute noire. Je regarde en face de moi, et le vert disparaît dans une fumée blanchâtre. Dame, comme mon hésitation face à ce que je vois. Dame, comme les traits fins et le rouge à lèvres qui teinte le joint. Dame, comme un jeu débile où faut bouffer les pions pour gagner. Dame, parce que je regarde l’Impératrice qui me rappelle que son négatif est la mauvaise gestion des émotions, et que j’oublie tout ça dans mon whisky qui continue à me rappeler que je suis qu’une éponge, bonne à essuyer, et que ça justifie le fait que je porte des chemises vertes et que je suis corrosif comme de la mauvaise javel.
Cinq. Marelle maudite, nombre premier décadent.
« Je savais pas que tu serais là ! » que je dis un peu étonné.
Parce que l’Impératrice me regarde un peu et qu’elle comprend pas que je lui parle, à elle. Ce soir, je suis créatif, j’invente les choses, mes yeux déforment ma réalité. Les cartes tournent. Cinq, et je me casse à nouveau la gueule avec un caillou au fond de la gorge. Cinq, comme le nombre de gorgées que je prends. Et je recommence. L’as, huit, sept, et je recommence sur le sept. Et le sept continue à me taper dans les côtes comme un mauvais élève. Le Sept qui me rappelle que je dois partir de là, vite, que la Justice va aucunement m’aider à passer outre l’Impératrice, qui me regarde maintenant comme un demeuré.
Je regarde les yeux clairs qui continuent à tirer les cartes.
Ils sont pas bleus, ils sont verts.
Ils sont turquoises et j’ai l’impression d’y voir des amazonites, prêtes à s’aligner sur les chakras, convoquer les énergies, stimuler le coeur.
Je préfère cette réalité. Manque de chance, je rebois trois gorgées pendant que je trébuche encore et toujours sur l’Impératrice.
« T’es vraiment une connasse de pas prévenir. Je veux dire, t’as mon numéro, je crois, et- »J’articule à peine, parce que je suis voûté sur la table, avec un bras qui décrit un angle particulier. J’aimerais m’allonger la tête un peu, fermer les yeux, dormir quelques minutes, et continuer le jeu plus tard. Les amazonites me regardent, encore et encore. Je suis qu’une vieille topaze impériale, fatiguée, avec une sale forme et une envie de me débloquer de ce petit train comme je me débloquerai de ma vie.
Dix. Il fallait que je prenne en main ma Destinée, que la Roue de la Fortune continue pour moi, de créer des opportunités. Je fais pour ouvrir la bouche, parce que l’Impératrice, je la connaissais. J’étais persuadé de l’avoir vu ouvrir la baie vitrée, d’être venue rire, boire un sale verre de curaçao et se marrer.
Je la regarde.
Je plisse les paupières, parce que tout me semble flou et ses traits sont irrégulières.
Elle a un grain de beauté sur la joue. Et elle a les yeux verts, elle aussi.
Je regarde Faolan-Esmée, et je bois quatre autres gorgées.
« T’avais déjà remarqué que t’avais les yeux verts ? »Je ferme les yeux et j’ai l’impression de constater un champ d’onyx. Je suis stable sur une plage de rochers noirs, et je pourrais fermer les yeux tant la sensation est agréable. Ma tête est un gigantesque navire, et j’ai pas le mal de mer ce soir. J’ai le vague à l’âme, l’habitude d’être secoué, et y a un peu de cruauté dans l’Impératrice qui rit du haut de son trône de privilégiée. La Justice me maintient en prison.
Le Bateleur m’enfonce pendant que je prends une autre gorgée. Je la recrache immédiatement dans mon verre avec un haut de coeur. Parce que l’Impératrice est cruelle et méconnue, parce que jamais les gens gardent mon numéro, parce que Faolan-Esmée a les yeux verts et la bouche rouge et que c’est trop étrange, que c’est des couleurs complémentaires et que c’est pas sensé aller ensemble. Que Esmée, ça ressemble à Aimée, mais que c’est un nom de fille alors que je comprends rien et-
J’ai la tête qui tourne trop et je bois encore une gorgée que j’ai envie de vomir puis j’en rebois une et je tire sur ma cigarette qui s’est éteinte je la rallume un peu puis je crache mes poumons j’ai des hauts de coeur et faut que je finisse ce jeu sinon à l’aide on va penser que je suis un looser que je suis nul et que finalement j’étais l’attraction un peu minable d’une soirée pas ouf et finalement je sens que la table tangue ou qu’elle tombe ou alors c’est moi je sais pas puis je vois du noir comme le onyx alors je suis stable ou alors c’est juste la topaze impériale avec son sale nom d’impératrice dans le nom qui me tabasse les paupières et-
Amazonite. Chakra du coeur, passation émotionnelle.
Unakite. Verte et orange. Chakra du coeur. Je me disais que c'était des couleurs chouettes. Unakite. Stabilité émotionnelle et contrôle des passions.
« Je me sens pas bien. »J’évite de trop parler parce que je vais vomir, sinon. Je me lève doucement et je prends appui sur la table. Je la sens qui bascule et quelques verres partent avec la gravité. Ca gueule un peu dans l’auditoire des Arcanes, et j’ai envie de les envoyer chier. J’obéis plus vraiment aux lois de la gravité, vu que je me retrouve par terre rapidement. On tente de m’aider et je me débats.
« Non mais t-t-t’inquiète ça … » Je prends une longue inspiration tandis que j’ai le front brûlant et de la bile acide au fond de la gorge.
« Ca va aller je- OH JE PEUX MARCHER LA. » je me mets à crier avec une voix trop dramatique.
Je tente de me relever mais la baie vitrée m’aide difficilement. Elle glisse pour s’ouvrir et mes jambes suivent. Elles suivent tout, mais pas le rythme des danseurs qui continuent à être aussi égoïstes.
Les toilettes sont ouverts, et la connasse qui m’a vomi dessus dort à côté.
« Connasse, va. Va te faire foutre, toi, je te déteste. »Je tente d’appuyer sur son crâne pour qu’elle dégage un peu de la cuvette, et sa tête tombe à côté. Que quelqu’un me vire ce cadavre, que je puisse avoir un semblant de dignité. J’essaie de fermer la porte mais ses jambes bloquent le passage. Il faudrait que je me lève, que je la pousse hors de la pièce étroite. Je tente avec mes jambes de la faire partir, de prendre son corps entre mes genoux, de la faire bouger. Rien n’y fait.
Je suis juste dans une position bizarre, à moitié sur la meuf, la tête dans la cuvette, les bras l’enserrant et formant un délicat coussin pour que je puisse me sentir à l’aise.
Ma tête tourne, j’ai l’impression qu’il fait cinquante degrés dans cette soirée.
J’entends tout très fort.
Je sens tout très fort.
J’ai mal au coeur, j’ai mal au ventre, j’ai la gorge qui se lève et qui gratte. Mon nez pourrait à tout moment tomber au fond des toilettes que je serais pas étonné tant la gravité me semble bizarrement foutue ce soir. J’ai les yeux qui piquent et l’impression que ma gencive est gonflée par l’alcool et le sucre.
Je préférais les pierres précieuses aux cartes, parce qu’à part les cartes bleues, elles avaient plus de valeur. Et je préférais quand les choses étaient autre chose que bleues.