La valeur n'attend point le nombre des années - ScarKota

Ven 28 Jan 2022 - 14:17

La valeur n'attend point le nombre des années

« Dakota Williams ? »

Je me retourne, mon armure en mousse à moitié mise, vers une étudiante de Phoenix University armée d’un bloc-note. Une bourge qui s’intéresse à moi, je jubile : le théâtre est vraiment un ascenseur social. Je replace mes mèches mauves et papillonne un peu des yeux, dévorant toute l’attention qui m’est donnée.

« Oui ? »
« Je suis Samantha, du Red Coyote, le journal étudiant de Phoenix U. Je peux te poser quelques questions sur votre interprétation du Cid ? »
« Oui bien sûr ! C’est super cool que vous vous y intéressiez ! Tu vas rester pour la représentation après ? »
« Euh, ouais, peut-être. »
Bon, bon, le public est pas encore très réceptif, mais on va arranger ça.
« Du coup, pourquoi adapter une pièce française qui a presque 400 ans ? J’veux dire, c’est 2011, faudrait pas un peu avancer ? »
C’est moi ou la bourge dont la fortune familiale doit remonter au Gilded age essaye de me donner une leçon de progressisme ?
« Non mais, tu sais, Corneille c’est super moderne en vrai ! T’as l’amour de Vampire Diaries, la politique d’Obama et l’humour de Desperate Housewives. Et puis la traduction anglaise est super ! »
J’ai pas mal travaillé mon français à la Nouvelle-Orléans, pas au point de pouvoir déclamer des alexandrins, mais déjà assez pour pouvoir me la raconter devant des étudiantes en journalisme. Bon, la fameuse Samantha n’a clairement pas l’air convaincue alors je tente d’en rajouter.
« Et puis, l’important, c’est le choix de mise en scène qu’on a fait ! Tous les personnages masculins sont joués par des filles, et vice-versa ! Par exemple, moi, je suis Don Gomès, le père de Chimène ! Trop bien, non ? »

Il en avait pas fallu beaucoup plus pour me convaincre. J’avais vu l’affiche qui annonçait le projet et qui reprenait une grande partie de l’iconographie féministe. Sentant un écho avec les badges « we can do it » et « SisterHOOD » que je portais sur mon sac, j’avais immédiatement postulée. J’avais été surprise de voir qu’une bonne partie des acteurs et autres membres de l’équipe étaient des mecs qui semblaient éloignés des codes militants, mais j’avais dans un premier temps trouvé que c’était une bonne chose d’ouvrir ainsi les portes de la justice à un nouveau public, moins averti. Peut-être aurai-je dû plus me renseigner sur le metteur en scène, Louis Lépine. Mais j’ai 19 ans et je n’imagine pas comment un projet qui semble aussi original et rebelle pourrait mal tourner.

« Ouais, OK. Et du coup ça raconte quoi ? C’est encore des dieux grecs qui veulent coucher avec Élisabeth Tudor ? »
De quoi ? Mais qu’est-ce qu’elle a regardé comme mash-up érotique chelou de Racine et Shakespeare, elle ? Son ton est glacial, son intérêt au sous-sol ligoté avec des chaînes d’ennui. Je cherche désespérément quelqu’un pour m’assister.
« C’est un chevalier espagnol, Rodrigue, qui doit venger un affront fait à son père par celui de sa dulcinée, Chimène, le tout dans un contexte politique très lourd et… Ouais de l’amour, de l’honneur, de la guerre et… Ah ! » Enfin ! J’ai repéré une bouée : Scarlett.

Scarlett elle est trop cool. Elle est pétillante, elle est jolie, elle est sympa, Scarlett elle saura passionner Samantha. Scarlett elle a l’air d’adorer l’attention et, en même temps, elle en mérite, et puis là c’est l’occasion avec un journal aussi important que le Red Coyote. Le Red Coyote, quoi ! Tous les étudiants de Phoenix utilisent ses feuilles pour éplucher leur légumes.

« Tiens, voilà Scarlett ! Elle joue justement Don Diègue, le père du Cid ! Elle a suivi tout le projet elle va pouvoir vous en parler. » Je lui souris intensément en lui murmurant « Merci. » avant de m’enfuir rapidement. Le théâtre devait vaincre mes anxiétés et m’élever socialement. Résultat : je multiplie les produits anti-stress et j’arrive pas à regarder une journaliste étudiante dans les yeux. Mais, au moins, j’ai osé me teindre les cheveux en mauve. C’est déjà ça, non ?

Perdue dans mes pensées noires et mauves, je me retrouve face à une robe traditionnelle espagnole, l’un des costume de la pièce. Je sais pas pourquoi, mais elle me rappelle quelque chose ? Quelqu’un ? Quelque part ? Ma bulle de doute est percée par Christie, l’actrice principale qui me prend à part.
« Tu vas pas y croire : j’ai plus le rôle du Cid ! »
« Quoi ? »
« D’après Louis, je joue pas assez bien. »
Ouais, il a pas tort.
« Donc je vais juste jouer un page. Avec presque pas de dialogue. Et c’est un mec, Mark, qui va jouer le Cid ! »
« Ah, dur. »

Pas la meilleure réponse, sans doute, mais j’ai du mal à trouver autre chose à dire. D’un côté, ça m’étonne pas, mais de l’autre je ne suis pas à l’aise avec les changements de dernière minute. Ça fait plusieurs mois qu’on prépare la pièce et on change le genre du rôle titre au dernier moment ?

Je me retourne vers Scarlett quand je vois qu’elle en a fini avec Samantha. Je veux pas l’inquiéter ou l’enfoncer, mais je me dirige vers elle pour me rassurer. « Tout va bien ? Pas trop de stress avant de commencer ? » Je souris, mais je ne suis pas sûr que ce soit convainquant. Dans quoi on s’est embarquées ?

Dim 20 Mar 2022 - 20:12

Dakota & Scarlett

We are determined to foment a rebellion, and will not hold ourselves bound by any laws in which we have no voice.
« Non mais, tu sais, Corneille c’est super moderne en vrai ! T’as l’amour de Vampire Diaries, la politique d’Obama et l’humour de Desperate Housewives. Et puis la traduction anglaise est super ! » Tu ne peux pas t’empêcher de pouffer derrière le portant de robes que tu pousses vers l’autre côté de la salle. Tu reconnais facilement la voix de Dakota et du coin de l’œil tu t’aperçois qu’elle parle à cette fille, Samantha, celle qui travaille au Red Coyote. Tu lis pas trop le Red Coyote, souvent ça t’intéresse pas, mais t’as quand même déjà vu cette fille se balader partout avec son air suffisant et son carnet de note. Ca t’étonne pas qu’elle soit pas hyper maline et que Dakota simplifie au maximum pour essayer de lui faire comprendre quelque chose. Tu sais que, encore plus que toi, la jeune fille prend le projet à cœur. Elle connaissait déjà la pièce quand toi tu l’as découverte après avoir inscrit ton nom sur un bout de papier pour t’inscrire aux auditions. Ce qui t’as plu toi c’est le concept. Les hommes joués par des femmes, les femmes joués par des hommes. Ca bouscule les codes, ça promet de l’étonnement du questionnement et ça te plait. Ca fait raisonner des choses en toi, ça réveille ton côté féministe, même si ça emmerde les gens quand tu te revendiques d’en être une. Tant pis pour les gens, tu reculeras jamais pour l’égalité.

Tu continues tes affaires, tu ranges des trucs, essaye un chapeau pour ton costume. Il y a de l’effervescence dans toute la salle et t’adores cette ambiance. Ca te motive à te donner à fond, à être investie encore plus dans le projet. Ca va être super, tu le sens. C’est un de tes premiers gros projet depuis que t’es arrivée à la fac et ça te plait. C’est dans ces moments là que tu regrettes pas d’avoir choisi cette filière. C’était pas évident au début, mais juste pour ce sentiment, juste pour cette ambiance, tu sais que ça te correspond. Tu repasses près de Dakota sans faire attention et tu l’entends prononcer ton nom. Tu vois dans son regard qu’elle est désolée, mais tu comprends rapidement qu’elle essaye de te refiler l’interview avec Samantha. Merde, t’aurais préféré l’éviter. Mais t’es polie, tu souris à la journaliste et tu lances un regard noir à Dakota en murmurant du bout des lèvres « Tu m’en dois une. » T’as envie de rigoler après, Dakota elle est sympa, vous avez vite appris à vous connaitre et t’aimes bien l’avoir au près de toi pour la pièce. Sauf quand elle te refile les boulets quoi.

Samantha te pose quelques questions auxquelles tu réponds le plus gentiment possible. T’essayes de mettre la pièce en avant, après tout, c’est comme ça que les gens viendront vous voir et tu fais pas tout ça pour que personne se déplace, après tout. Après quelques minutes tu conclues quand même gentiment. « Je suis désolée, il faut que j’y aille, on a encore pas mal de choses à voir. » Tu lui souris poliment et tu n’attends pas vraiment sa réponse pour partir. Un peu plus loin, t’aperçois Dakota et tu ta rapproches d’elle. « Ouai. T’as entendu pour Christie, c’est ça ? » Tu peux voir facilement qu’il y a un truc qui la contrarie, tu la connais assez bien maintenant pour t’en rendre compte. « Ca me plait pas trop, je vais pas te mentir. Déjà changer au dernier moment, je suis pas fan. Mais en plus Mark ? Je veux dire, ça casse tout le plan de la pièce non ? » Du coin de l’œil tu regardes Louis un peu plus loin en train de parler avec l’équipe qui prépare les décors sur scène. « T’sais j’ai toujours eu un doute sur cette histoire, genre, ça te parait pas trop beau à toi un gars comme Louis qui se lance dans un projet féministe et tout ? » Tu veux pas lancer les accusations, mais tu sens un truc louche et Dakota est surement la personne que t’apprécie le plus ici. Alors si tu dois en parler à quelqu’un, c’est forcément à elle.

La valeur n'attend point le nombre des années

Peu d’endroits bouillonnent autant d’émotions et d’énergies que les coulisses d’un spectacle sur le point de présenter sa première. Les chants du trac et de l’angoisse sont recouverts par la ferme harmonie de la motivation et de l’anticipation. J’ai connu ce mélange de stress et de hâte dans les vestiaires sportifs, mais ici c’est différent : ici c’est collectif. Ce n’est pas un seul cœur qui bat en espérant le succès, la médaille, c’est une foule d’yeux qui brûlent tous ensembles en espérant une victoire commune, l’ovation du public. Après plusieurs semaines de préparation effrénée, tout ce temps vécu comme un marathon éreintant, nous voyons enfin la ligne d’arrivée, et ces dernières secondes de course sont à la fois les plus épuisantes et les plus joyeuses. Nous atteignons l’osmose, comme un seul corps dévoué à une seule cause. Mais notre corps se fait trancher la tête, et nous ne savons plus pourquoi ni comment courir.

On avait rejoint ce projet parce qu’il était différent. On espérait faire un spectacle avec un vrai message, un truc qui bouge les lignes, qui expriment les aspirations de notre jeunesse. On voulait hurler notre féminisme, proclamer la révolution, prêcher l’espoir et déclarer l’art nouveau. Si je les connaissais, je me sentirai reliée à Antigone, Juliette, Ariane ou Médée : jeunes femmes dont les rêves ont été brisés par un homme qui, seul, représente l’ordre entier de la tradition. Pourtant, je n’arrive pas encore à voir en Louis un Créon, un avatar de ce fameux patriarcat que je dis combattre sans pouvoir définir. Après tout, c’est de lui que vient l’idée, donc il peut pas avoir tort, non ?

J’ai intérêt à mieux jouer quand je serai sur scène parce que Scarlett a directement vu le trouble qui m’habitait. Toutefois, il y a peu de chances que quiconque dans le public me connaisse autant que ma camarade écarlate. Car si tous nos regards sont bien posés sur le phare du spectacle, le mien a tout de suite été fasciné par le feu de la jeune femme. Devant elle je peux effacer mon faux sourire et lui répondre. « Ouais, trop chelou pour Christie, je comprends pas. Je croyais que le metteur en scène devait faire en sorte que notre pièce apporte du changement au monde, pas apporter du changement de dernière minute à notre pièce comme ça. »

Elle met en doute Louis et je baisse les yeux, gênée. Autant je peux critiquer Mark sans soucis, il aurait du rester dans l’équipe d’athlétisme plutôt que de jouer, mais j’ai du mal à faire la même chose pour le metteur en scène. Il a le même rôle qu’un coach au sport. Et le coach a jamais tort, c’est l’athlète qui fait les erreurs. Je ne peux que penser que c’est la faute de Christie : elle avait qu’a pas jouer aussi mal, et elle aurait gardé le rôle titre. Quelle piètre féministe je fais.

Je réponds donc juste : « Ouais, je sais pas… On devrait peut-être lui en parler ? Parce que... » quand un inconnu vient nous interrompre. « Hey, je suis Émile, le nouveau costumier ! Louis a changé vos tenues, les jambières d’armures rouges là, c’était moche, à la place on va prendre ça. » Il nous sort une sorte de mini-jupe rose à la la couleur si pastel qu’elle en devient transparente. Je fixe le gars. Le rose va pas avec le mauve de mes cheveux et l’idée en elle même va pas avec mes convictions. Ce qui va avec tout, c’est le noir de mon regard. « On portera nos jambières, Émile. Et elle est où notre vraie costumière ? » À peine commence-t-il à bégayer des explications sur le fait qu’elle a été remplacée au dernier moment par Louis que je me retourne vers Scarlett. « Ouais, viens on va parler à Louis. » Si la révolution ne se fera pas par la pièce, elle se fera dans la pièce.

Dakota & Scarlett

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Tu vois bien que Dakota est un peu plus hésitante que toi. Tu lui en veux pas, tu sais qu’elle est formée différemment, plus habituée à écouter un coach que toi. Toi t’as toujours ouvert ta gueule pour hurler et te plaindre. Suffit de demander à Blue pour savoir que tu sais jamais bien comment te taire. Tu l’imagines roulant les yeux au ciel et te disant de pas faire de vague. Mais t’y peux rien, tu sens ton sang qui se met à bouillonner doucement et tu sais que si il arrive à ébullition, y’aura plus aucun moyen de t’arrêter de fumer. Tu hoches la tête de mécontentement. Même si elle hésite, tu vois bien que Dakota sent que y a un truc louche et que ça lui plait pas. Elle parle d’aller parler à Louis et t’es prête à bouger quand y a ce gars, Emile, qui vient vous interrompre. T’as envie de lui faire bouffer sa mini-jupe. T’en portes pas de toi-même alors c’est pas maintenant que tu vas le faire. « C’est une blague ? » Tu réponds juste tandis que ta copine aux cheveux mauves clôt le débat de la mini-jupe. On va parler à Louis, ouai tu m’étonnes, tu penses en croisant son regard et en ignorant parfaitement le petit Emile qui se tient encore devant vous avec son air con et son costume ridicule.

T’acquiesce et tu te casses, Dakota sur les talons. Arrivée à la hauteur du gars, tu lui tapes sur l’épaule pour attirer son attention. « Hey Spielberg, tu serais pas en train de nous la mettre à l’envers ? » Il se retourne avec un air étonné, comme si vous sortiez de nulle part et que vous étiez en train de gêner son génie créatif. De voir son petit sourire amusé ça te fout en rogne, tu sens que t’es à deux doigts de lui en coller une. Y a plus rien autour de vous qui t’amuse vraiment. T’as cette sensation qu’on est en train de se foutre de toi, qu’on te roule dans la farine depuis le début et ça t’aimes pas, être prise pour une conne. « Je comprends pas y a un truc qui va pas les filles ? C’est pas le moment de craquer sous la pression les poulettes, on est pas loin de la première. Hey c’est normal d’avoir le trac mais vous inquiétez pas, tout est sous contrôle, je vous jure. » Y a le poulette qui te reste en travers de la gorge et tu regardes Dakota pour être sûre qu’elle a bien entendu comme toi. Le jour où tu seras la poulette de quelqu’un est loin d’être arrivé et si ça devait être le cas, ça serait surement pas celle de ce gros con.

Tu prends une respiration pour pas tout péter, là, au milieu de tout le monde. Faut encore que tu te contiennes parce que tu sais que y a pas que vous sur ce projet et que y a plein de monde qui a bossé dur tous ces derniers mois pour que ça soit un succès. Le fait que Louis s’avère être un gros nul peut pas tout gâcher, t’as encore un peu d’espoir. Mais c’est pas pour ça que tu vas te laisser faire. « Garde tes poulettes mon grand, on n’a pas le temps pour tes conneries. C’est quoi ces mini jupes et ces remplacements de dernière minute ? La pièce super féministe et engagée a pris un coup dans la gueule non ? T’as une explication qui pourrait nous convaincre ou tu vas juste rester là à te foutre de notre gueule ? » Tu lui lances un regard noir et tu démords pas. Vous êtes là pour avoir des explications et tu partiras pas sans. « Et je te rappelle que Dakota sait botter des culs, donc t’as plutôt intérêt à être honnête. » Tu fais un mouvement vers ta pote en lui souriant. Tu sais pas trop si elle a envie d’être mise en avant comme ça, mais dès qu’elle t’a dit qu’elle savait se battre ça t’a impressionnée et tu te dis que c’est le moment de s’en servir. Toi t’as toujours gueulé fort mais tu tapes pas pareil.

Jeu 8 Sep 2022 - 17:17

La valeur n'attend point le nombre des années

Nous ne sommes pas le Cid. Tout le point de la pièce, de ce que j’ai compris en tout cas, c’est de montrer que le gouvernement au féminin peut être plus efficace et raisonné que les brutes masculines, toutes les mêmes depuis la Castille jusqu’à l’Arizona. C’était surtout une preuve pour moi que je pouvais être autre chose que la combattante que ma mère avait formé, que la guerrière qui se nourrissait de bleus sur le ring et dans les ruelles. Que Dakota pouvait être comédienne, douce peut-être, futée et pacifique. Le temps est venu pour la diplomatie, pour parler tranquillement et…

« Hey Spielberg, tu serais pas en train de nous la mettre à l’envers ? »

Ah. Autant pour la diplomatie. Je n’ai pas le franc-parler de Scarlett, pas son assurance et, qui sait ? Peut-être que ça viendra. Peut-être que dans des années je serai une fière dame qui ose tout annoncer tout haut, qui exprime ce qui doit l’être et pose les points sur les « i ». Pour l’instant, je sais seulement poser mes poings sur mes hanches, afin d’être un soutien muet mais charismatique à ses côtés. Car, si on diverge en tactique, ça ne veut pas dire qu’on a des buts opposés : on est même des compagnes d’armes, alliées dans une campagne créatrice magnifique qu’est la production d’une pièce de théâtre, engagée qui plus est.

Alors, comme Scarlett, je hausse les sourcils au « poulettes ». Un coach est sensé donner des ailes à ses élèves pour qu’elles s’envolent plus haut, pas des plumes de ridicule. Je croise les bras et hoche la tête en laissant mon amie être la porte-voix de nos interrogations. Suivre un texte, j’ai fini par apprendre. Déclamer mes émotions et revendications en improvisation, j’en suis pas encore là. J’ai pas l’âme d’une disciple, mais je fais confiance à Scarlett et je la suis. Je prends juste un air gêné quand elle m’utilise presque comme menace face à Louis et je prends l’audace d’embrayer.

« C’est pas pour dire qu’on veut en arriver là évidemment, on veut juste comprendre, Louis. Ces changements, ils nous vont pas, OK ? Et ils vont pas avec la pièce non plus franchement alors… »

« OK, OK, je te suis Kota. » Je serre les dents : c’est facile de m’interrompre apparemment. « Vous êtes les leads féminins pour cette raison les filles, vous incarnez toute l’âme de la pièce. Et vous êtes super, alors pas de raison pour qu’on change ce qui fonctionne déjà très bien. »

A posteriori, j’aurai aimé ne pas craquer. Mais, la flatterie, ça marche bien sur une étudiante pauvre en confiance en soi.

« Et vous inquiétez pas, on reste forts sur la cause féministe, pas vrai les gars ? » Il se retourne vers les acteurs qui ont tous un sourire brillant. J’ai envie de les croire sincère mais même ma foi aveugle est pas certaine, certaine. Toutefois, avant que je puisse protester plus longtemps, il enchaîne. « Par contre, on commence dans cinq minutes, alors faut se bouger si on veut passer le message de la cause. Allez, merde les princesses ! » Il a déjà le dos tourné avant que je puisse grogner au « princesse » alors je me retourne vers Scarlett. Je cherche le maximum de confiance à infuser dans mes yeux pour rester motivée et motivante. « On y va et on déchire tout dans tous les cas ? » Le poing tendu vers elle, un sourire difficile sur les joues. Nous allons devenir Don Gomes et Don Diègue, et nous allons faire de notre mieux. En tout cas c’est ce qu’on espère.

Dakota & Scarlett

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Ca te chauffe carrément, t’as envie de tout casser, mais tu vois les efforts de Dakota pour faire en sorte que ça se passe pour le mieux. Tu tapes dans le poing qu’elle te tend et tu lui souris. Ok tu feras un effort, mais parce que t’as envie que ça fonctionne cette histoire, t’as envie d’être fière du projet et de pas laisser un pauvre mec tout gâcher, comme toujours.« On déchire tout. » Tu lui dis avec un clin d’oeil. « On va lui montrer comment ça se passe chez les princesses. » Tu décolères pas, mais the show must go on comme on dit dans le business, alors tu files en coulisse.

T’es pas dans les premières scènes, alors tu regardes les autres jouer. Et t’as l’impression qu’on se fout de ta gueule en direct. Personne dit rien dans l’assistance ni en coulisse mais toi t’es sur le cul. Y a rien qui va. Chimène passe pour une cruche, tous les personnages normalement féminins sont caricaturés, joués par des gars qui n’ont jamais dû croiser une vraie femme dans leur vie. Y a du texte en plus qui fait passer les mecs pour des sauveurs et tu te demandes quand est ce que tout a été modifié comme ça et surtout, comment t’as pu ne pas t’en rendre compte. Ca va bientôt être ton tour, on arrive à la scène 3. Tu jettes un regard à Dakota. Elle a pas de scène tout de suite. Tu vois bien qu’elle est énervée aussi. Tu lui fais un signe de tête avant de rentrer dans la lumière. Tu restes professionnelle, t’es pas une actrice mais tu sais bien faire semblant.

Scène 4. T’es toute seule sur la scène. C’est ta grande tirade. Tu prends ton souffle, tu regardes le public qui te fais face. On se foutra pas de toi plus longtemps ici.

« Ô rage ! ô désespoir ! ô patriarcat ennemi !
N’ai-je donc tant subi que pour cette comédie ?
Et ne suis-je investie dans les travaux de théatre
Que pour voir en une pièce pourrir tant de fumiers ? »

Tu récites en te tenant bien droite. Tu vois d’abord les sourires et puis les gens comprennent qu’il n’y a rien de drôle. T’entend que ça s’agit dans les coulisses mais tu te retournes pas. Ils comprendront bien vite que l’époque des hommes est révolue et que s’ils cherchent à jouer au plus malin, tu sauras toujours faire mieux. T’éclates de rire. Un silence s’empare de la salle. « Désolé cher public, vous êtes pas venu pour voir ça ? Et moi je suis pas venue pour jouer ces conneries. Vous voyez Louis, enfin ce gros con de Louis il nous a menti pendant toute la mise en scène. Ca devait être une réécriture super et finalement c’est juste de la merde. Donc j’ai pas envie de vous faire perdre du temps et d’en perdre moi aussi. Du coup je crois qu’on va s’arrêter là. Je vais plutôt aller boire un verre avec ma copine Dakota. T’es où Dakota ? » Tu te retournes vers les coulisses. Tu sais pas si elle t’en voudras de l’exposer comme ça. Mais tu veux quand même pas être la seule à passer pour la chiante de service. « Enfin bref, bonne soirée. Et Louis, c’est pas la peine de me rappeler pour tes prochaines mises en scène. » Tu laisses pas le temps à un seul bruit de se former. Tu t’approches d’un décor et tu le fais tomber. Tu jettes un coup d’oeil en coulisse, pour voir si Dakota va venir te rejoindre. Sinon, tu quitteras la scène la tête haute, tu t’en fous de te donner en spectacle. Tu le faisais bien avant d’avoir un public tout entier pendu à tes lèvres.

Dim 12 Mar 2023 - 12:16

La valeur n'attend point le nombre des années

Être un duo de princesses qui mettent le feu à la scène avec Scarlett : ça, ça me parle. Même si Louis fait de la merde, que les autres sont pas sur notre longueur d’onde et que Corneille, dans sa tombe, grince des dents : on fera une scène à deux d’anthologie, on sera les deux putains de meilleures actrices du Cid qui ait jamais franchie un rideau écarlate. Entre l’adrénaline du début de spectacle et les relents de colère, il n’y a plus une seule place pour la peur. La détermination est le seul dernier maître à bord et je suis prête à réclamer ma place au Parnasse avec Sarah Bernhardt et Sophia Lauren.

Mais je suis bientôt renvoyée d’actrice démiurge à audience médusée, comme si j’avais croisé le mauvais côté d’Athéna. Louis n’est clairement pas un de ses disciples : le spectacle est trompeur comme Ulysse, moins intelligent que Polyphème et plus misogyne qu’Aristote. La célébration du pouvoir au féminin est devenu une farce pour montrer la nécessité « naturelle » d’un leadership masculin. Je me souviens avec désespoir des refus du metteur en scène de changer le texte de Corneille alors qu’ici il se permet de noircir Chimène et de devenir plus sexiste que le Grand siècle lui même. Du travestissement de la virilité on est passé à une diabolisation des femmes. Les mecs les jouent comme des chimères qui auraient tous les défauts et les péchés, avec un plaisir sadique de ceux qui veulent étaler plus profond leurs privilèges.

La haine me bloque les lèvres, le choc rend mes jambes molles et sans but, mes poings peuvent à peine se serrer tant je sui déçue. Scarlett est ma seule ancre à avoir l’air aussi déçue et en rage que moi. Je m’accroche à elle pour ne pas me laisser divaguer vers des eaux dangereuses : est-ce que c’est de ma faute ? Est-ce que j’ai été trop mauvaise féministe, trop faible femme, pour ne pas voir les red flags qui recouvraient toute l’entreprise ? Est-ce que j’ai été trop masochiste de vouloir ainsi me laisser rabaisser ? Ou trop arrogante, de penser que je ne pouvais pas être bernée de la sorte ?

Puis, Scarlett nous sauve toutes.

Elle joue le professionnalisme pour détruire tout le simulacre en plein milieu des projecteurs. Elle improvise des vers qui illustrent toute notre colère, elle sait mettre les mots pour nous redonner espoir en brûlant ceux de Louis. Celui-ci, d’ailleurs, surgit en colère. « Qu’est-ce qu’elle fait ta putain de pote encore ? » Mais, ses pieds rencontre malencontreusement le mien et le voici au sol, dans un grand fracas. Ingénue, je lui souris : "Attention, c’est dangereux de courir dans le noir."
« Merde, tu savais qu’elle avait prévu ça Kota ? »
"Euh, je..."
« Du coup je crois qu’on va s’arrêter là. Je vais plutôt aller boire un verre avec ma copine Dakota. »

Il est temps de rentrer en scène aussi. Avec juste un regard de mépris pour Louis, je pousse le rideau puis également une partie du décor qui tombe avec un grand bruit. La chaleur des projecteurs et du sourire de Scarlett : c’est tout ce dont j’ai besoin. Le public peut bien être choqué, ils ont tous l’air de bien savoir ce que voulait faire le metteur en scène. Louis peut bien fulminer, je rajoute :

"Hésite pas à faire Tartuffe la prochaine fois ! T’as tout le potentiel pour le rôle titre."

Le bras sous celui de Scarlett, nous fendons la foule pour nous retrouver dehors. Ma gorge est partagée entre les sanglots et le rire, alors je me contente de vider mon sac de façon plus dramatique encore que le Cid lors d’un monologue.

"T’étais formidable sur scène, S : t’es faite pour ça. J’espère que t’auras quelqu’un de mieux que Louis la prochaine fois pour te faire briller."

La lumière du jour me calme déjà un peu, comme l’éloignement de tous ces abrutis de faux-artistes.

"Je peux déjà entendre ma mère me dire que c’est tout ce que je mérite pour avoir fait confiance à un homme." Je secoue la tête pour réactiver le mauve devant mes yeux et plus seulement le gris de toute cette débâcle. "Enfin, on est pas obligée d’aller boire un verre si tu veux juste mettre tout ça derrière nous je comprendrai." Je me sens coupable et je ne veux pas imposer à Scarlett un trop long temps auprès de moi.

Dakota & Scarlett

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Dakota fait tomber le décors et tu glousses un peu en la voyant te rejoindre. T’es trop contente qu’elle soit d’accord avec toi. Si tout ça n’a été qu’une farce, tu te dis qu’au moins ça aura servi à vous rapprocher et qu’avec un lien comme ça votre amitié pourra durer longtemps. T’aime bien te faire des nouvelles amies, ça a pas toujours été simple pour toi donc quand ça arrive, t’es prête à tout faire pour que ça dure. Dakota t’aura vu dans ton pire état de colère, donc quand elle glisse son bras sous le tiens, tu te dis que c’est qu’elle t’accepte comme tu es. Vous partez sans vous retourner et quand l’air frais frappe ton visage, tu te mets à rire à la fois de rage et de bonheur. Ca te fait du bien de te libérer de cette pression et le rire, ça t’évite de juste frapper dans une poubelle. Tu veux quand même pas effrayer ta nouvelle amie. « C’est ta mère qui a raison, les hommes sont vraiment nuls. Mais t’étais top aussi, quand t’as fait tomber le décor ? J’ai cru que j’allais pleurer de rire en voyant la tête de l’autre con se décomposer encore plus. C’était vraiment la goutte d’eau. » Tu ris un peu plus tout en regardant autour de vous. « J’espère que ouai, ça se passera mieux la prochaine fois. » Tu dis quand même en haussant les épaules. Ca serait trop con que ça devienne une habitude. Tu sais pas trop si tu seras vraiment une grande actrice un jour ou même si t’en as vraiment envie, mais tu sais que t’as envie d’avoir des meilleures expériences que ça, pour être sûre de ce que tu vaux.

« Tu rigoles ou quoi ? Bien sûr qu’il faut qu’on aille boire un verre, si y a bien un truc à garder de cette expérience de merde, c’est ça. » Tu dis en vous pointant alternativement du doigt. « C’est nous. » Tu précises avec un grand sourire. Alors t’attrapes son bras et tu la tires vers toi et vers le centre-ville où tu connais un bar pas cher où vous pourrez passer la soirée. En chemin vous vous remémorez les instants clés de la soirée, t’imites Louis et sa tête outrée, vous rigolez, toi un peu plus fort, comme toujours. Tu te dis que c’est agréable et t’espères que vous partagerez d’autres soirées, d’autres fou rires, peut-être même d’autres scènes.

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