Listen before you speak, chew before you swallow [Feyhana]

« Il y a quelqu’un à la grille pour vous Madame. » La voix de Carl raisonne dans le salon vide où elle se trouve, un livre sur les genoux et une tasse de thé sur la desserte près du fauteuil. Aujourd’hui, son mari est absent et ses enfants sont partis. Elle ne travaille pas, même si elle se dit qu’elle ira peut-être rendre visite au Snake Life plus tard dans l’après-midi, histoire d’aider un petit peu. Depuis les évènements de la Célébration des Accords, il y a de plus en plus besoin d’aide. En plus des femmes qui viennent habituellement chercher du secours, beaucoup de femmes surnaturelles frappent maintenant à leur porte, pour échapper au recensement et trouver une nouvelle solution pour vivre leur vie comme elles le souhaitent. Si Shoshana s’est recensée, elle comprend très bien celles et ceux qui ne le font pas. Si elle n’avait pas été une Stonegold, elle aurait probablement fait pareil. Courber le dos devant le régime oppressif du gouvernement ne lui faisait pas plaisir mais elle savait qu’il n’y avait qu’ainsi qu’elle pourrait réellement tenter de faire quelque chose. Devoir fuir le système ne l’aiderait pas et n’aiderait personne d’autre. C’était l’inconvénient de porter un nom connu de tous, il vous emprisonnait dans une façade de laquelle vous ne pouviez que difficilement vous extraire.

Distraitement, elle jette un regard à Carl qui lui explique que Feyre Nightshade est là. Comme elle, même surement plus encore, Feyre est reconnue de tous. Elle fait partie de ces familles dont le visage a fait le tour du pays, notamment à cause des agissements de sa grand-mère. Shoshana a toujours été assez admirative de la force dont ont fait preuve les Nightshade pour se relever après la chute de Sapphire. Il n’est pas évident de porter le même nom que celle qui a mit à feu et à sang tout un pays. Surtout quand on a que dix-huit ans. La présence de Feyre la surprend tout de même. Elle ne l’attendait pas et ne savait pas réellement ce que l’adolescente venait chercher là. Pourtant, elle fit signe à Carl que c’était bon, qu’elle allait s’en occuper. D’un pas gracieux, elle se dirige ensuite vers la grille pour ouvrir à la jeune fille. « Bonjour Feyre. Bien sûr, entre. » Elle lui répond avec un sourire, la laissant entrer avant de refermer derrière elle. En silence, elle la fait rentrer dans la maison, se dirigeant vers le salon où elle se trouvait elle-même quelques secondes plus tôt.

Elle n’a même pas le temps de l’interroger quand la question tombe. Ca lui fait mal au cœur. Aucune enfant ne devrait porter ce poids si jeune et elle voit bien dans le regard de Feyre que la chose la torture de l’intérieur. Elle n’ose imaginer ce qu’elle peut ressentir au fond d’elle. « Est-ce que tu as envie de devenir comme elle ? » Elle lui demande en s’asseyant sur un fauteuil et en lui en désignant un autre. D’un geste de la main, elle capte le regard de Carl qui se tient non loin, lui demandant d’un hochement de tête de leur apporter quelque chose à boire. « Sapphire a fait des choix toute sa vie. Et c’est ça qui l’a menée là où elle s’est retrouvée. Mais c’était son choix. Le destin qu’elle avait envie de suivre. » En théorie, certains choisissent le bien là où d’autres choisissent le mal. Mais en pratique, la gorgone sait bien que les choses sont plus nuancées. « Je pense que, si tu fais les bons choix, tu ne deviendras pas comme elle. Mais il n’y a que toi qui peut savoir quels sont les bons choix, pour toi. » Il n’y a que toi Feyre qui puisse décider de ton futur et du chemin sur lequel tu souhaites t’engager.

Les tasses de thé apportées par Carl reposent sur la table, mais la gorgone ne leur prête pas réellement attention, pas avant de les entendre tinter. C’est sur le visage de Feyre qu’elle lit l’inquiétude, la peur et le questionnement, comprenant que la jeune fille du haut de ses quelques années vient chercher beaucoup plus que des réponses à ses questions en frappant à sa porte. Elle est là pour un soutient, une aide qu’elle ne sait pas réellement comment ou à qui demander. C’est un regard que Shoshana connait par cœur pour l’avoir croisé des dizaines et des centaines de fois dans les yeux de toutes ces femmes ayant poussé un jour la porte du Snake Life. Elle pourrait s’émouvoir un peu plus de le voir dans la prunelle affolée d’une si jeune adolescente, mais ça serait mentir de dire qu’elle n’a pas déjà croisé la route de gamines encore plus jeunes. Si elle peut l’aider elle le fera, mais elle comprend très vite que Feyre est une bombe à retardement, une cocotte-minute sur le point d’exploser et qu’il lui faudra choisir chacune de ses réponses avec soin pour s’assurer de l’aider correctement et de ne pas l’envoyer dans la mauvaise direction.

C’est difficile d’avoir dix-huit ans, la vie devant soi mais le passé accroché comme un boulet. C’est difficile de porter un nom que chacun connait et de ne pas être seulement soi mais également l’héritage d’une famille que l’on n’a pas choisi. Difficile d’être tiraillé entre des choix impossibles qui semblent pourtant prêts à définir tout un futur dont on ne sait encore rien. « Oui Sapphire était une femme forte et puissante, c’est indéniable. Et tu n’as pas à avoir honte de l’avoir aimée et d’avoir voulu qu’elle t’aime en retour. » Oui Sapphire était une femme incroyable et ce n’est pas Shoshana qui pourrait dire le contraire. Elle pouvait reconnaitre ses qualités mais savait également qu’elles n’étaient pas assez importantes pour couvrir ses défauts. Chacun est un équilibre des deux. Parfois l’équilibre est instable, parfois la balance penche clairement d’un côté ou de l’autre. Sapphire pouvait être un modèle pour beaucoup de chose, mais elle avait sombré dans une folie que la gorgone ne pouvait pas cautionner et qui à ses yeux ne pouvait être pardonnée.

« Tu n’as pas à choisir Feyre. Sapphire est ta grand-mère et on ne peut pas te demander d’y renoncer ou de changer ça. Je suis sûre que ta famille s’en rend compte. Mais tu n’es plus une enfant maintenant, tu arrives à un âge où tu dois commencer à faire tes propres choix et où ces choix détermineront ce que les autres penseront de toi. » Le fameux passage à l’âge adulte si terrifiant qu’il en est parfois tétanisant. Un enfer pour beaucoup et pourtant une étape incontournable. « Peut-être que le bon choix c’est de te servir de ce que Sapphire t’a donné mais d’en faire quelque chose de mieux qu’elle. De ne pas sombrer dans les travers qui l’ont conduite à sa perte. » En souriant, elle attrape d’un geste fluide la tasse tremblante et la porte à ses lèvres, mettant fin un instant à l’attraction de la jeune fille. Il suffit parfois d’un peu d’aide pour aller de l’avant.

Un sourire se dessina progressivement sur ses lèvres en comprenant l’embarras de la jeune fille. Elle avait beau être une dragonne surdouée, elle avait beau être l’héritière d’un monstre de cruauté, elle avait beau porter le poids d’une famille ancestrale sur ses jeunes épaules, Feyre était au fond comme toutes les adolescentes de son âge. Il y avait quelque chose de rassurant de la voir se préoccuper de choses qu’on pouvait qualifier de futiles. Quelques soient les épreuves qu’elle ait traversé, elle arrivait encore à trouver l’innocence des jeunes années et des premiers émois. Shoshana la regarda avec une émotion particulière dans l’œil, avant de boire une grande gorgée de thé et de se lever pour s’approcher d’elle.

« On le sent au fond de son cœur et au creux de son ventre ma grande. » Elle dit en posant une main rassurante sur son épaule. Sur son visage elle revivait les instants précieux de sa jeunesse, les choix qu’elle avait fait par amour et qu’elle n’avait jamais regrettés. Car si Cadmus l’avait fait souffrir, elle avait vécu tant de bonheur à ses côtés et s’était construire en tant que femme, gorgone et mère. Elle avait appris à ne pas regretter le passé, mais à en tirer des leçons qui l’aideraient dans le futur. Et toute jeune qu’elle était, Feyre finirait par l’apprendre elle aussi.

« Ca doit te paraitre ridicule dit comme ça, mais je pense que tu le sens déjà en toi, tu le sais, sinon tu ne serais pas là pour en parler avec moi. » D’un geste gracile, elle s’écarta d’elle, se redirigea vers le canapé. « Ta grand-mère avait tort. L’amour n’est pas une faiblesse, c’est une force, ça te porte, ça te pousse à faire de grandes et belles choses. Sapphire était aveuglée par le pouvoir et elle n’arrivait pas à voir ce qu’il y avait de beau autour. Même s’il peut te faire souffrir, l’amour vaudra toujours le coup d’être tenté. » Les yeux légèrement perdus dans le vague, elle voyait différentes images de son passé se rejouer dans ses souvenirs. « Si j’étais toi, je laisserais sa chance à ce garçon. Et tu verras bien où cela pourra t’emmener ! » Lui faisant un clin d’œil, elle se rassit doucement sur le canapé.