Requin-tigre ⍦ Llyr & River

Requin-tigre

Llyr | River

Nager. La houle n’était pas caressante, elle était tumultueuse et brute. Chaque courant venait agresser les écailles moirées du triton, le départir de sa superbe aussi sûrement que la nouvelle apprise plus tôt dans la journée. L’eau était froide, tiède, puis brûlante, comme les humeurs qui l’agitaient et lui donnaient envie encore de pousser plus loin ses limites. Chaque rai d’écume coupait la Lune, et les profondeurs l’accueillaient telles les arcanes de sa mémoire, repassant sans cesse les instants où il aurait pu changer de vie. Les algues s’emmêlaient dans le fond, comme les trames de destins possibles qu’il n’avait pas su capturer.

Nager. Ses muscles étaient crevés d’ivresse, emplis de la violente prouesse physique qu’il menait depuis des heures. Il avait simplement pris l’eau, comme une coque de noix renversée, s’était enfoncé dans les flots et avait continué tout droit. Pas de destination. Pas de cible. Pas de direction quelle qu’elle fut. Simplement l’élément et lui, sa nageoire ondulant avec virulence, captant les doux éclats lustrés d’une luminosité absente. Il ne pouvait pas s’arrêter.

Nager. Llyr continuait à nager. Incapable de ne rien faire d’autre, il était comme anesthésié. Les mots de Scylla l’avaient aboli, détruit dans toutes ses certitudes. Lui qui était fait de métal se sentait entrer en fusion, monter à des températures qu’il n’aurait jamais cru possibles. Il était étonnant que l’eau, alentour la traîne du triton, ne s’évaporât pas d’un coup, simplement en touchant sa peau. Envie de bouillir, envie d’hurler, envie de se perdre dans des tourbes de maelström hallucinants qui lui permettraient finalement de reprendre un peu de contrôle.

Nager. C’était ce qu’il faisait toujours, dès la moindre contrariété. La tension imposée aux muscles plutôt que l’être à son mental, la violence faite à son corps dur au lieu de toucher sa psyché. Il avançait, indiscutablement, indéniablement, flirtant avec les coraux qui entaillaient ses épaules nues, défiant la mer et l’univers, tous les animaux sous-marins, de venir seulement l’empêcher.

Nager. Que Varuna le pardonne s’il n’était pas assez fort, pas assez dur, pas assez froid. Il avait perdu l’éclat d’argent pour n’être qu’une silhouette noire, perdue au milieu des courants, prête à tout défier ici-bas. Que Varuna le pardonne, mais on lui niait le plus précieux que Llyr ait jamais pu avoir : ce semblant de stabilité qu’il avait sottement cru acquise. Que Varuna le pardonne, qu’elle le change en givre à jamais, même les torrents de l’alaska ne sauraient jamais l’apaiser. Cette sensation que cette rage sombre allait envahir sa poitrine, défigurer qui il était jusqu’à ce qu’il soit un requin tigre, incapable de vivre sans nager.

Nager. Nager pour contrer les destins. Nager pour dévorer les songes, les angoisses et les maladresses. Nager pour savoir où aller, pour trouver un peu son chemin. Nager pour se souvenir, encore, qui il était, d’où il venait. Nager au milieu des requins, des hippocampes, des baleineaux. Nager dans la violence du monde à défaut de pouvoir l’aimer. Nager, toujours se propulser plus loin, vers l’avant, vers les inconnues qui agitaient les équations dans le triste crâne du triton. Nager pour lire d’autres prouesses, inventer d’autres cheminements. Nager pour trouver des questions, à défaut d’avoir les réponses. Nager pour se donner la force, pour expier sa brutalité.

Llyr nageait, sans rien ni personne. Il arriva à Nydaros avant même de comprendre comment.

Tout ce qu’il voulait, c’était nager.

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Requin tigre

Llyr | River

Llyr prit parti de ralentir aux alentours de Nydaros ; la capitale des Van Seabrook était toujours à couper le souffle, un éclat hasardeux frappant ses édifices de reflets doux, sans qu’on puisse réellement savoir où était la source de lumière. Bien malgré lui, un fin sourire étira la lippe du triton. Il était beaucoup trop esthète pour ne pas apprécier le spectacle, grandiose et troublant à la fois, de la cité de son enfance à chaque fois qu’il y revenait.
Rapidement refirent surface les bulles d’une colère enfouie, volcan sous-marin d’une rancœur qu’il ne pensait pas posséder. Les mots de Scylla tournaient en boucle, décrivant de lourds tourbillons dans sa psyché d’enfant prodige. L’un d’eux, tout en particulier, formait des courbes infernales qui manquaient de rendre Llyr fou.
Erreur. Leur union n’avait été qu’une erreur, une paire trop mal assortie. Une erreur que l’on soulignait avec un sourire indulgeant, une rature en marge du cahier d’une vie dont tout lui échappait. Ils n’étaient qu’une erreur, une tâche sur l’illusion parfaite de la famille des héritiers. Ils n’avaient rien à faire ensemble, n’avaient jamais rien eu à y faire. Une erreur, on avait mal lu, on avait pris la mauvaise ligne dans le tableau des coups du sort ; il devrait désormais apprendre à vivre avec cette erreur-là.
Ses branchies se remplirent d’eau claire, prenant une grande inspiration.
A peine ses yeux accrochèrent-ils un rayon d’or sous la surface qu’il se vit entouré par lui. Un tourbillonnement d’or pur, jusqu’à ce que s’arrête enfin face à lui le visage de celui, le seul, qu’il aurait voulu éviter. Un sourire moqueur et troublé qu’il avait vu tellement de fois, tandis que les moments ensemble ne pouvaient être mesurés que dans l’ampleur de leurs non-dits. Oui, ce visage était connu. Aimé, chéri, idolâtré. Jalousé, aussi, bien souvent. Aujourd’hui était un de ces jours.
« River. » articula-t-il sans sourire.

Son frère cadet le connaissait. Instantanément, dans sa voix, il dût sentir vibrer l’ardeur d’une flamme bien inhabituelle. Llyr se languissait des années où ils avaient été complices, où leur enfance se composait de courses et de coquillages blancs. Que restait-il désormais, que ces salutations polissées et cette amabilité trop feinte qui rendaient leurs rapports étranges ? L’aîné avait toujours envié la liberté de son cadet. Il allait, venait, à sa guise, sans se soucier une seule seconde de la bienséance de chaque geste. Il était libre ; en tous points, libre, tandis que lui-même demeurait prisonnier d’un destin véloce que l’on avait tracé pour lui.
Et même aujourd’hui, où la prophétie annoncée venait de lui briser le cœur, il aurait aimé avec certitude pouvoir parler avec un frère. Mais le gouffre était trop profond, et au fond des abysses sans âme, de lourds monstres attendaient leur heure pour fracturer sans aucun bruit la grande fratrie des Asherah.
Tout derrière, au fond de ses côtes, demeurait tapie la souffrance d’aimer aussi fort son cadet sans pouvoir le lui témoigner d’une manière dont il puisse l’entendre. Ils étaient différents, trop loins, trop proches pour bien se dire les choses. Le regret de leur douce enfance s’éloignait un peu plus chaque jour.
Si bien qu’à la pique de son frère, Llyr répondit par un rictus.
« Non, personne n’est prévenu, c’est juste. J’avais besoin de … changer d’eau. »
Il avait envie d’en découdre. Là, tout de suite, de tout cracher, son venin et sa jalousie, au visage de ce trop jeune frère dont l’innocence demeurait vive. Il avait envie de lui dire qu’il était la dernière personne qu’il aurait prévenu au monde s’il avait voulu informer quiconque de sa venue si bas.
Mais c’était faux, évidemment. Il l’aimait un peu trop pour ça.
« Et toi, alors ? » reprit-il, à peine plus joueur. « Pourquoi ce retour au bercail ? Tu t’es accordé des vacances ? Tu en as eu marre de la surface ? »
Plutôt s’enfouir sous les coraux que de laisser son plus jeune frère mener la barque de leur échange. Si tout ça n’était qu’une erreur, River n’en devait rien savoir.

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Requin-tigre

Llyr | River

Comme ça l’insupportait, le triton, d’avoir à prétendre que tout allait bien, que rien entre eux n’avait changé, alors même que tout s’effondrait. Comme ça lui faisait mal de paraître quand tout ce qu’il aurait voulu, c’était enfin baisser les armes, jouer dans le même camp que River contre un destin bien trop cruel. Comme ça l’embarrassait d’être là, sous le faisceau d’yeux inquisiteurs, obligé de serrer les dents jusqu’à ce qu’elles crissent de fureur, au lieu de vouloir détruire celle d’un frère qui n’y était pour rien.
Se ressourcer. Les yeux de Llyr étincelèrent dans la demi-obscurité des fonds marins désincarnés. Comme souvent, les deux Asherah se trouvaient sur des trajectoires contraires ; là où River trouvait le calme, Llyr cherchait amèrement la moindre parcelle d’apaisement, à s’en écorcher les écailles contre le tranchant des coraux et à s’en détacher les ongles contre le sable gris du fond océanique. River venait se ressourcer, Llyr venait évacuer sa rage dans les impétueux courants, incapable de trouver une cible qui atténuerait son fardeau.
Leurs différences, déjà amères dans leur enfance, encouragées par un père exigeant qui ne laissait jamais son fils se complaire dans l’oisiveté, s’étaient amplifiées dans les ans, criantes par leur pugnacité. Désormais, les deux hommes n’étaient l’un pour l’autre que des étrangers qui s’aimaient ; opposés comme dans un miroir, ils n’avaient de lien que l’enfance qu’on leur avait vite arrachée.
Est-ce-que ça leur suffirait, ou bien ne se retrouveraient-ils que pour se déchirer ?
L’aîné n’avait aucune envie de faire du mal à son cadet, pourtant quand ce dernier lâcha deux syllabes sur ses lèvres fines, Llyr crut que le monde s’écroulait.

Scylla.

Dans quel mesure River était-il courant ? Le savait-il depuis le début ? Avait-il été le diodon d’une farce qui ne faisait pas rire ? Son épouse lui avait promis qu’il était le premier au courant, pourtant le soupçon, insondable, vint faire douter le triton aux couleurs d’acier.
Sans se fendre d’une émotion, il répliqua d’un ton égal.
« Scylla va bien. »
Toujours cette faille, dans son prénom, cette béance qui s’était creusée, poussant Llyr à se questionner. Connaît-on jamais les gens qu’on aime ? Peut-on réellement savoir d’eux plus que ce qu’ils veulent nous montrer ? Il avait cru à son destin, il avait cru avoir la place pour son épouse et puis son frère ; voilà qu’il découvrait, abrupte, le fossé qui les séparait.
Alors Llyr fut saisi, d’un coup, par la pulsion irrépressible de détruire tout ce qui restait. Sa vie s’effondrait en lambeaux ? Alors, qu’il n’en reste plus rien. Que tout brûle et que tout se noie, et qu’aucun de ces étrangers qui se prétendaient sa famille ne puisse sortir de là indemne. Que Varuna lui pardonne, et que le givre de sa rage conquière des maelströms infâmes.
« En fait, tu sais quoi ? Non. » Le revirement dans sa poitrine se manifestait dans ses mots, devenus agressifs, tranchants. « Non, ça ne va pas, là-haut. Ivy-Rose Crane a révélé à Scy’ qu’elle n’aurait pas dû m’épouser, parce qu’elle était destinée à un autre. Que tout ça n’était qu’une erreur. Alors non, ça ne va pas trop, et pour être honnête je vois pas comment ça pourrait s’améliorer donc … »
Donc tire toi de mon chemin, River, avant que je te fasse payer pour des crimes que t’as pas commis.

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