Une garde du corps doit prendre des vacances. C’est dans les règles, c’est dans les codes, c’est comme ça. Pour ne pas faire d’overdose, pour rester efficace. Le métier est exigeant, et on ne peut se permettre une générale en burn-out. Alors de temps à temps, je dois quitter Washington. Quitter mes responsabilités, mes soldats. Ma surveillance. Ma Scylla. Je pars en me persuadant que je peux enfin enlever mon masque de reine de glace. Mais je sais bien que je ne convainc personne, pas même moi-même. Le masque, c’est celui que je vais porter : celui de l’insouciance et de la tranquillité. Quelle idée. Si je dois faire semblant de me prélasser, autant trouver un bel endroit. Direction les Cyclades, pour voguer dans la mer Égée au rythme des mythes et du Soleil.

Après un séjour émerveillé dans les ruines plurimillénaires d’Akrotiri, plusieurs séances de baignade dans des criques abandonnées uniquement aux dauphins, aux nuages et à moi, ainsi que l’achat d’un film qui a l’air d’être une légende locale (Mamma mia, c’est bizarre pourtant, c’est Italien comme titre), je me retrouve dans un hôtel de luxe sur Naxos. Je me délecte des mets locaux, je savoure la musique des rires et des vagues, je dévore la sensation de ce fameux soleil méditerranéen sur mon corps et je respire à plein poumons la beauté de cet azur argenté, de ce blanc marié au bleu, de cette terre qui ressemblerait presque à l’Océan. J’avoue être relaxée, je sens mes pensées s’alléger, accepter de prendre leur temps, leur largeur, comme si les séparations de mon esprit militaire devenaient ici des virgules, allongées dans la délectation et la volupté. Je refuse le stress, le proclame le calme, j’annonce la vie moi la semeuse de mort, je dévore le futur au lieu de me plaindre du passé.

Puis la nuit tombe. Je me vois seule, dans ma chambre. Et je me rends compte que le problème n’est pas Naxos ou Washington. La reine de glace est pareille à elle même partout. Parce qu’ici comme près du Potomac, elle est seule. Seule avec son DVD de Mamma Mia, parce qu’avec qui vais-je regarder une comédie musicale ? Au moins Ariane, quand elle a été abandonnée sur Naxos, avait-elle vécue des aventures avec Thésée auparavant. Je n’ai ni minotaure, ni bel éphèbe athénien : seulement des remords, des cauchemars et une sensation d’emprisonnement. Peut-être est-ce moi, finalement, la progéniture de Pasiphaé perdue dans son dédale de pierres cyclopéennes.

J’essaye de chasser ces idées noires. Je vais aller me baigner dans la mer, peut être que je retrouverais Égée parmi les poissons. Je passe par dessus mon maillot de bain un short et un simple drap de lin sur mes épaules. Après tout, l’accueil fermé à cette heure, je ne devrais rencontrer per… Bah c’est raté. Une grande femme, à la peau bronzée et aux longs cheveux d’obscurité. Elle a à la fois l’air envoutante et celui d’une personne que je devrais connaître. Mes sens et mon imagination s’agitent devant son charisme. Mais j’ai pas le temps pour ça. Je veux nager moi.

Elle est entre moi et la mer. Autant jouer l’idiote. Et quoi de plus idiote qu’une touriste russe ? Je dit faiblement : « спокойной ночи* » avant de la contourner. Mais en la frôlant je remarque à son doigt son bijou. Ce n’est pas la bague de n’importe quelle touriste de l’oligarchie mexicaine. C’est une dragonne.


Qu’est-ce qu’elle fait là ? Qu’est-ce qu’elle me veut ? Est-elle une ennemie ? Suis-je parano ? Je n’ai pas le temps de réfléchir juste de me retourner et d’agir.

« Excusez-moi, est-ce que vous sauriez où est le bar ? » Je m’approche un peu plus, tout en gardant une distance de protection. « Et voudriez-vous m’accompagner ? Il fait trop bon ce soir pour être seule, vous ne trouvez pas ? » Mince, mon accent russe. Je souris, espérant ne pas apparaître trop comme une demeurée.

Tous les regards sont accrochés à la dragonne. Les yeux de chaque touriste semblent se perdre dans les reflets de sa chevelure, les mâchoires de tous les passants se décrochent devant son maillot de bain dont l’or semble faire monter le rouge à toutes les joues. Loin de moi l’idée de juger la brune, ni même ceux qui profitaient de sa présence, ce n’étaient simplement pas des désirs que je partageais réellement. Alors je préférais analyser leurs yeux pour ne pas regarder comment les miens se perdaient beaucoup trop dans l’ambition magnétique, dans la prédation séductrice et dans l’harmonie nocturne de l’inconnue.

J’oublie toutes ces réflexions quand je me retrouve devant un verre de vodka. Voilà encore un désir traditionnel que je ne partage pas. Je pose tristement les yeux sur la dragonne quelques secondes. Est-ce que je veux l’impressionner, continuer à me faire passer pour quelqu’un que je ne suis pas ? Non, je m’en fiche. Viktoria Konstantinova ne s’excuse pas de ses décisions, elle ne renie pas ses convictions.

« Cпасибо mais je ne bois pas d’alcool. Ça en fera plus pour vous. Un red sombrero, s’il vous plaît. »

Je finis en souriant au barman avant de me retourner vers l’obscure brune. Pourquoi me dit-elle terriblement quelque chose ? J’ai appris le visage de tous les membres des familles gardiennes d’Amérique, depuis Feyre Nightshade jusqu’à Serena Riverwood, donc elle ne doit pas en faire partie. Pourtant, elle se tient clairement comme une monarque, une gouvernante, une supérieure. Une attitude que j’ai souvent vu chez les dragons membres de l’Ordre de Caïn, mais jamais je ne l’avais vu elle dans ces réunions. Le plus simple restait de lui demander.

« Je m’appelle Viktoria Konstantinova, et vous ? »

Je souris ensuite à sa question. Oui, elle est bien une dragonne américaine, les arrogances se rencontrent et se multiplient entre elles.

« Une sirène est chez elle partout où se trouvent les ondes. Mais vous êtes à presque un hémisphère de vos petits États-Unis, дракон. » Je trempe les lèvres dans mon cocktail sans alcool avant de lui sourire. « Mon père disait que l’on ne voyage que pour deux choses. Fuir ou chercher. Lequel est-ce pour vous, bellissima ? »

Je vois les yeux de la dragonne qui se teignent du mépris quand je refuse son verre pour un cocktail sans alcool. Belle brune, si tu savais le peu d’importance que j’accorde à ton avis ! Si la horde aristocratique de Nydaros n’a pas su me faire flancher dans mes attitudes, si ma propre génitrice n’a pu changer mes opinions, ce n’est pas une inconnue, aussi belle soit elle, qui va me faire bouger. Ses lèvres écarlates sont sans doute tentatrices mais les miennes resteront pincées, certaines d’avoir raison, serrées, gardant la forteresse de mon individualité. Mes sourires sont réservés à celle et ceux qui me permettent d’être moi. Tu n’es pas Scylla, tu n’es pas Llyr ou River. Tu ne m’acceptes pas, tu ne mérites pas mes efforts.

Elle me dit son nom. Amaranta Santo . Je rabats une mèche pour dissimuler un frémissement des lèvres. Oui : ce nom lui convient bien. Brûlant, chantant et séduisant. Mais ma mémoire prend bientôt le relai. L’ancienne famille gardienne d’Italie, dont certains membres sont réfugiés à Phoenix. Des histoires de djinns, de sorcières, de démons, de trafics, de guerre… Tout un tas de chaos qui serait sans doute intéressant si je n’avais pas bien d’autre choses à gérer. La belle brune ne me menace pas, elle n’est pas en conflit avec Nydaros, elle ne recherche pas Scylla… Elle n’est qu’une touriste que le hasard a mis sur mon chemin. En un mot comme en cent : elle n’a pas d’intérêt.

« Santo ? Tu es bien proche de l’Italie ici. Tu n’as pas peur que les grands méchants Borgia viennent te chercher, gattina mia * ? »

Mes rares ami.e.s m’ont souvent dit que le fait qu’iels étaient aussi peu nombreux étaient d’abord du à mon caractère froid et intransigeant. Je leur répond que peu nombreux sont les personnes à mériter mon temps, mon calme et mon amabilité. Moi, je voulais simplement profiter d’un bain de minuit ou, à défaut, d’un bon cocktail. Mais la dragonne me prend mon citron en souriant, avant même que je n’ai pu verser l’acidité dans mon verre.

« Si tu voulais un citron, tu pouvais simplement demander au barman, tu sais. »

Elle me lance un regard étrange, comme celui d’un prédateur, et je me dis qu’elle doit vraiment beaucoup aimer les citrons. Je ne lis aucun sous-texte, je suis plutôt habitué aux notes diplomatiques, je ne capte aucune séduction, les rares fois où je joue à ce jeu c’est dans une salle de sport, pas autour d’un cocktail.

Je suis né dans les ors de la plus ancienne monarchie de la planète : je n’ai que faire du luxe. Je boirai un verre d’eau au Taj Mahal si c’est ce qui me semble le mieux pouvoir me désaltérer. Mon métier m’oblige à être en permanence aux commandes, maîtresse des ordres, gardienne des solutions. Les mystères et les défis ne m’intéressent que dans les romans policiers, ou à la limite dans Sherlock, et d’ailleurs je vais peut-être retourner dans ma chambre me refaire la saison 2. Je n’ai que deux ennemis : la guerre et ma nature. Je ne veux aucun mal à ceux qui sont autour de moi, je veux seulement qu’ils cessent de vouloir du mal à moi et aux miens, qu’ils cessent de vouloir m’imposer l’image qu’ils veulent que je sois. Je ne marche pas en ligne droite, comme une tour ou un fou, ni même comme une reine. Je suis la cavalière, seule pièce capable de protéger la reine ou de la vaincre. Toutefois, tout ce que je veux, c’est décapiter les deux rois et quitter le plateau.

Je finis mon verre d’un cul sec et me lève. Je la fixe d’un regard froid, mes yeux bleus combattant la chaleur de son ardeur.

« Tu as l’air de fuir l’ennui et de chercher les problèmes. Aucun des deux ne m’intéressent et toi non plus. Passe une bonne soirée, Santo. »

Je m’apprête à partir quand je me retrouve face à deux immenses armoires à glace. Débardeur blanc et short rouge, ils ressembleraient à s’y méprendre à de simples touristes. Leurs énormes couteaux militaires rompent pourtant toute illusion. Le premier ricane.

« Une sirène et une dragonne, pile là où on passait nos vacances, c’est dingue quand même... »

Après Ambrose, après le Louvre, je pensais en avoir eu assez de tous ces chasseurs. Il faut croire que je suis la cochère du train du cirque, parce que j’attire les clowns comme un aimant. Mes dents se serrent tellement que j’ai presque peur qu’elles explosent. J’en ai marre des jeux, de la chasse de ces lâches, de la prédation de la brune, des faux-semblants de tout le monde. Je vais vous montrer comment joue la cavalière, comment on met échec et mat les abrutis avec un simple coup en L. Je fixe le chasseur bavard et tente de l’hypnotiser.

« Prend ton petit couteau et plante ton copain. »

J’ai fini de jouer.

Le dé de réussite:

L’hypnose fonctionne à merveille, et l’homme, sans doute très bien entraîné, sait exactement où planter son arme pour tuer la cible que je lui ai imposé. Qui était-il pour lui ? Un collègue, un frère d’armes, un amant ? Alors que mes pouvoirs se dissipent, quelles pensées parcourent ses neurones ? Comment vit-il d’avoir été l’instrument d’une telle mise à mort ? Je ne peux m’empêcher de laisser ses questions résonner en moi mais elles n’ont pas d’importance. Il est déjà mort, une arme chauffée à blanc plantée dans sa nuque.

Je penche un peu la tête sur le côté en détaillant Amaranta d’un œil nouveau. Elle est plus que la splendide poupée vide que je craignais qu’elle soit. La confiance en elle qu’elle dégage en paroles, elle l’a aussi en action. Elle n’a pas reculé quand j’ai parlé de Dizzalyr, ni devant l’ennemi en face d’elle. Ses charmes sont brûlants comme ses pouvoirs, dans une harmonie toute poétique et logique. Et si son bikini ou ses tentatives de me prendre mon citron ne me font pas bouger le moindre cil, je sais apprécier une mise à mort propre et efficace.
Je vais donc même laisser passer sa critique séductrice avec seulement un haussement de sourcil. Je ne peux pas vraiment dissimuler un début de sourire sur mon visage.

« J’allais suggérer que nous nous séparions pour fouiller plus rapidement l’hôtel à la recherche d’autres chasseurs mais si tu ne peux vraiment pas te passer de moi, tu peux me suivre j’imagine. »

Sans attendre de réponses, je ramasse l’arme du chasseur avant de retourner dans l’hôtel. J’ignore les regards étonnés des quelques touristes face à cette grande blonde en maillot de bain armée d’un couteau de chasse ensanglanté. J’ai d’autres soucis : les clowns arrivent à me suivre jusque dans mes vacances. J’avance d’un pas discret mais décidé, prête à faire tomber la mort sur ceux qui veulent me l’infliger sans procès. J’ai quelques regards de regrets vers la mer Egée. C’est quand même une honte de me forcer à tuer plutôt que de me baigner dans un endroit aussi sublime. Je me retourne vers Amaranta.

« Tu n’as pas l’air d’en être à ton premier combat, dragonne. En tout cas tu t’en sors bien. Quel camp sers-tu ? On doit s’arracher une femme comme toi. »

Je parie qu’elle me répondra quelque chose comme « je ne sers que moi-même » mais toute information sur mon alliée surprise est bonne à prendre. Et une excuse pour entendre sa voix n’est clairement pas quelque chose quelque chose que je vais rejeter.  

Si la confiance en soi et l’efficacité d’Amaranta m’impressionnent en temps de combat, dès qu’elle se remet à parler je lève les yeux au ciel. Elle a de la chance que j’ai besoin d’elle et que son parfum soit envoûtant car je ne continue d’habitude pas les conversations après avoir été appelée « jolie sardine ». Les manières des terrestres me semblent toujours si étranges, ou peut-être est-ce mon sang bleu d’aristocrate ou encore mon caractère polaire mais ce rentre-dedans, cette arrogance égocentrique, cette faim affamée d’autrui me rebute.

Je sais que les dragonnes de son espèce, de son rang, ont souvent des délires presque divins. Et je ne sais trop comment la qualifier : succube séductrice, ménade carnassière, Aphrodite conquérante ou Serpent aux yeux de feu ? Je ne sais trop ce que je vois, pour une fois j’ai du mal à catégoriser cette alliée. Je ne sais que ce qui est ma place : pas au côté des dieux, mais à leur service, valkyrie peut-être, blond bras armé de la triade des Océans et de la dynastie légitime choisie par elle.

La dragonne pousse le vice jusqu’à me caresser le bras. Peut-être mes tatouages lui font croire que j’ai une âme de tête brûlée rebelle comme elle, mais il n’en est rien. Ils sont avant tout des rappels de souvenirs ainsi que de mes engagements. Je me retourne brusquement vers elle, le regard noir, le menton haut et les narines frétillantes. Pourtant, je ne retire pas mon bras.

« On ne vous apprend jamais la modestie à vous autres dragons ? »

Mon regard est planté sur son air joueur quand une flèche passe entre nous deux. Entre le barman, équipé d’une arbalète. Il n’aura pas cinq étoiles sur TripAdvisor cet hotel. Je commence à échafauder un plan quand je vois les explosifs. Mes yeux s’écarquillent. Ce clown est suicidaire, sa haine est assez grande pour faire passer notre mort devant sa vie. Tant pis pour lui, mon métier consiste littéralement à éviter la mort en l’apportant aux ennemis de ma princesse. Je pousse un cri pour enfoncer une porte derrière Amaranta, puis, sans répondre à sa question, je l’attrape par les épaules avant de nous jeter toutes deux hors du couloir. Au sol, je me place au dessus d’elle afin de la couvrir du souffle de l’explosion. Certes, elle n’est pas ma Scylla, mais mes réflexes, mon entraînement, restent les mêmes. Je dois secourir.

Sonnée, mes yeux papillonnent. Ils retrouvent un ancrage juste en face d’eux, à peine à quelques centimètres, dans ceux d’Amaranta. Ma question est entièrement poussée par mon entraînement, je suis encore trop soufflée par l’explosion pour réaliser l’ambiguïté de ma position.

« Tout va bien, tu n’es pas blessée ? »

Amaranta est mon parfait opposé. Cela va au-delà de l’opposition hollywoodienne classique entre la pure blonde et la brune ténébreuse. Certes, son hédonisme brille face à ma réserve, elle est du Sud et moi du Nord, elle est orgueilleuse là où je suis timide. Mais ça plus loin que ça : je vois dans ses yeux son indifférence aristocratique, ce mépris caractéristique envers tout ce qui n’est pas soi, cet opportunisme sanguin et flamboyant. Tout ce que j’ai toujours essayé de frotter loin de mes écailles, tous ces accents de Kerrias que j’ai éjectés jusqu’à les faire disparaître de mon patronyme. Elle est le feu, la gloire, la tentation et la puissance. Je suis la glace, le devoir, la tempérance et l’efficacité. Alors je souris tristement à la dragonne en me relevant et en lui tendant la main.

« Dis-moi, cara mia, est-ce que tu t’es déjà jetée devant une explosion pour sauver quelqu’un d’autre ? Est-ce que tu as déjà pleuré devant une œuvre d’art parce qu’elle te faisait paraître trop insignifiante ? Est-ce que tu as déjà marché trente minutes sous la pluie rien que pour récupérer un cadeau pour une amie ? » Je passe mes doigts sur ses pommettes trop parfaites, toujours avec un sourire triste. « Fais tout ça et reviens me voir, là je m’intéresserai à toi, belle dragonne. »

Amaranta et moi sommes bien plus similaires que je souhaiterai l’admettre. Elle est courageuse, puissante et déterminée. Comme moi. Guerrières modèles de nos races, valkyries modernes de l’ère surnaturelle : il y a un monde où nous pourrions nous entendre. Si ce n’était pour nos différences qui me semblent inconciliables. Toutefois, je suis d’un naturel pessimiste.

« Tu me prends pour une rabat-joie, pour celle qui ne sait goûter aux plaisirs de la vie. Mais, pour moi, tes tentations sont fades et éphémères, elles ne sont pas assez puissantes et réelles. » Je lui tends la main, attendant qu’elle la prenne ou la rejette. « Revoyons nous quand nous serons plus d’accord. Si tu le souhaites. » Mon sourire est moins triste, presque réchauffé par la dragonne.