The war has won

Sol | Dakota

Tu ne suffiras pas, Solal. Depuis combien de temps erres-tu, à rechercher les âmes en peine, à paver leurs chemins de croix de tes sourires aux coins lestés ? Tu ne suffiras pas, Solal, tu ferais mieux de retourner au purgatoire, où l’enfer ne touchera que toi. Les ombres ne prendront que tes mains sans venir faucher celles du monde, et tu accueilleras la justice d’une condition que tu fais tienne. Tu ne suffiras pas, Solal.
Il y a trop de douleur au monde, trop de hurlements dans la nuit. A chaque battement de paupières, tu vois leurs visages désaxés, la purulence de leurs blessures qui ne sont pas toujours ouvertes. Et c’est la deuxième fois, Solal. La deuxième fois que tu guéris. La deuxième fois que tu subis la violence d’un monde exécrable que tu tentes pourtant fort d’aimer. La deuxième fois que tu oublies, derrière les nuages, le soleil. Et tu n’as pas le choix, au fond. Pas le choix que de recouvrir tes espoirs avec des promesses, tes déceptions avec des corps. Pas le choix que de continuer, pour ne pas te perdre de vue au milieu d’un marasme flou qui a tenté de t’asphyxier. Pas le choix que de les guérir, continuer à y croire encore, que si tu souris assez grand peut-être le ciel vous sourira, et les nuages de poudres grises deviendront des souvenirs amers.
Tu ne suffiras pas, Solal.

La djinn marchait dans les couloirs comme sur un drôle de tapis rouge. Elle se sentait presque attendue, alors qu’elle ne faisait qu’aider, au passage d’une vie décousue, les brisures de morts imminentes. Sa blouse blanche comme un étendard, Sol avait le cœur dans les paumes avec cette volonté immense d’en donner un morceau à tous. Car chaque fois qu’elle entrait ailleurs, une nouvelle part se morcelait pour partir avec ses compresses, absorbant la douleur des âmes en tentant de panser les corps.
Sur l’oreiller de cette chambre-là, un étalement de chevelure bleue. Un visage perdu dans des songes que Solal ne pouvait rejoindre. Des cils qui s’agitèrent un peu, découvrant des prunelles aveugles qui ne capturèrent que de l’or.

Vous êtes un ange ?
Non. Non, elle n’était pas un ange, et pourtant elle sourit quand même. Elle aurait voulu être un ange, si cela avait pu suffire. Si cela avait pu ramener dans les esprits les plus hagards un semblant d’espoir pour la suite. Alors, oui, elle aurait aimé être un ange, si seulement elle l’avait pu. Mais elle n’était qu’une infirmière, de ces gens-là qui réalisent la portée de leur existence dans leur utilité aux autres.
Elle rit de bon cœur quand la jeune femme, sa patiente pour aujourd’hui, s’exprima d’une voix croassante. Un rire fin qui creva les murs pour devenir un peu de soleil derrière les arbres et les ramures.
« Mon but, c’est que vous ne mouriez pas. » rit-elle en vérifiant la perfusion de sa patiente. « Et surtout pas pour une disquette. »
Ses actes de soin terminés, elle s’assit sur le bord du lit. Il y avait quelque chose, chez cette jeune femme, qui semblait l’appeler à rester. Juste un instant. Juste une minute. Un petit moment à passer pour une vie qui resterait pleine. Elle posa une main délicate sur l’avant-bras de l’alitée.
« Je m’appelle Solal. Sol. »
Un nouveau sourire, toujours las, pour venir défendre un avenir qui semblait parfois impossible.
« Comment vous sentez-vous ? »

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The war has won

Sol | Dakota

Des blessés, Sol en avait vu des centaines. Blessés d’un autre temps, d’une autre vie, alignés sur des civières sombres comme des allumettes usagées. Blessés par le chaos, les bombes, par la haine de plus puissants qu’eux qui avaient décidé de jouer à la guerre avec les fragiles. Blessés par l’injustice d’une vie à laquelle ils ne pouvaient rien.
Elle en avait vu, des blessés. Prisonniers d’une guerre injuste qu’ils n’avaient même pas décidée.
Là, devant elle, dans le lit clair, beaucoup trop blanc, reposait une couleur chaude que l’on avait blessée. Encore. Le bleu du ciel avait connu de violentes lacérations, des stries de cendres et de nuages qui l’avaient comme défiguré. Le bleu des océans, partout, s’était teinté de nuances sombres, d’ombres lasses et de marées noires. Le bleu des cheveux de sa patiente s’abîmait face à sa tristesse, et Solal eut un nouveau sourire.
La jeune femme se redressa pour lui faire face, et se présenter. Dakota.
Sol hocha la tête, entendue. Dakota, aux cheveux bleus. Ce n’était pas le genre de nom que l’on oubliait facilement. Enchantée, fut-elle tentée de répondre, mais pouvait-on réellement dire que la situation enchante ?
D’ailleurs, à la question posée, le regard de la jeune patiente devint un marasme d’angoisses. Son corps se tendit sous les draps, dans un arc presque électrique que Solal connaissait trop bien. Mains tordues autour du tissu, yeux hagards et cherchant une prise, litanie de mots inachevés sur des lèvres devenues trop pâles ; doucement, Dakota sombrait dans une sourde attaque de panique.
« Dakota … » son ton se fit plus caressant, plus doux, un tourbillon de miel.

La djinn posa une main tiède sur le front brûlant de sa patiente. Battements de cil, battements de cœur, elle injecta une illusion de sérénité et d’été. Brève, fugace, juste de quoi prendre le temps de se calmer un peu.
Et puis, mue par un élan maternel, elle se pencha contre le lit et serra Dakota contre elle. La patiente avait le parfum de la détresse et du shampoing, ce mélange amer et sublime des âmes que la vie a blessées. Le nez perdu dans des mèches bleues éparpillés par l’anxiété, Sol resta longtemps à murmurer.
« Dakota, tout va bien … tu es là … tu es en sécurité … tout va bien … tu n’es pas toute seule … tout va bien … » en la berçant, tranquillement, comme une mère avec son enfant.
Quand la crise lui parut passée, Solal se recula un peu, glissant une main dans les cheveux bleus pour mieux dégager son visage. Elle posa un regard tranquille, qui se voulait réconfortant, au cœur des yeux de la jeune femme.
Peut-être qu’elle suffirait, cette fois.
« Je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais que comment, et j’aurais préféré ne pas savoir. » Elle eut un petit sourire, triste. « Mais je te promets que tout ira bien, Dakota. Je te le promets. »

Je l’espère.

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The war has won

Sol | Dakota

Comment pouvait-elle promettre ça ? Comment pouvait-elle promettre que tout irait mieux, quand aucune certitude n’était permise, quand l’univers entier semblait réduit aux cendres inexistantes d’un monde qui ne se relèverait pas ? Comment pouvait-elle promettre que tout irait mieux, alors que rien ne semblait être capable d’apaiser les tourments ?
Les épaules de Sol s’affaissèrent lorsqu’elle réalisa, d’un coup, ce que Dakota ressentait face à sa brève intervention : la peur. La djinn avait voulu jouer, prendre son âme pour l’apaiser. Mais les âmes sont comme des sculptures forgées dans le plus fin des verres ; la moindre torsion de travers, et elles se brisent entre vos doigts, les tessons entaillant vos paumes.
Un vent de panique se leva sur les prunelles de Dakota et Sol, voyant ce qu’elle avait fait, n’eut pas le temps de rattraper l’erreur qu’elle venait de commettre. Déjà le verre de Dakota était devenu un cerf-volant, échappé du propriétaire qui n’avait pas su le retenir. Les bourrasques violentes du monde venaient de l’arracher au sol, venaient de l’arracher à Sol, et elle dérivait dans les cieux comme un flocon de cœur brisé.
La patiente voulut se lever mais, prise dans sa propre ficelle, lucane empêtrée sur elle-même, elle s’effondra tout près du lit avec ses angoisses dans la gorge.
Tu es … comme eux ?
L’accusation, jetée dans l’air, brisa plus le cœur de la djinn. Tu es comme eux ? Comme eux, ceux qui détruisent, ceux qui méprisent, ceux qui brisent et qui se moquent bien des fissures dans la trame du monde. Comme eux, les insouciants, les fous, les maladroits toujours debout. Comme eux, les monstres de cauchemars, tapis sous des lits d’infortune, comme eux les violents, les malades, eux qui prenaient sans jamais rendre, qui frappaient sans jamais pleurer, qui partaient sans se retourner.
Tu es comme eux ? Elle aurait voulu ne pas l’être, mais bien trop souvent elle voyait que sa quête était impossible. Alors elle ne bougea pas, Sol, elle resta debout près du lit, sans oser s’approcher encore d’une Dakota désemparée. Parce que qu’est-ce qu’elle pouvait lui dire, sinon qu’elle était du même sang que ceux qui avaient tout cassé ?
Tu es comme eux ?


« Non. »
Non, Dakota, je ne suis pas comme eux, moi j’ai peur comme toi des violents, j’ai peur que le ciel se remplisse des cendres d’une guerre trop forte, que la musique se décompose en des tempos désincarnés parce que certains hommes n’aiment pas leur propre fragilité.
Non, Dakota, je ne suis pas comme eux, moi j’ai froid aussi pour demain, j’ai peur de ne jamais suffire à endiguer toute la ténèbre qui s’est jetée comme une chape sur ce monde qui était le notre. Je sais que je ne suis pas crédible, pas avec ce que je viens de faire, mais je voudrais que tu comprennes et j’ai peur d’avoir mal agi.


Avec une précaution immense, Sol fit le tour du lit trop blanc et s’assit par terre, sur le sol, juste en face de sa patiente troublée.
« Je peux te prendre la main ? »
Attendant un consentement qui vint sans en être certaine, elle finit par glisser ses doigts dans ceux, meurtris, de Dakota.
« Non, je ne suis pas comme eux. Je suis une djinn, oui. J’ai des pouvoirs qui me permettent de générer des illusions dans l’esprit d’autrui. Je …  » Elle baissa les yeux une seconde. « Je n’ai pas choisi. »


Elle n’avait pas choisi, Solal, mais tout ce qu’elle pouvait y faire c’était d’être digne à nouveau du prénom qu’elle portait toujours. Alors, elle retourna la main de Dakota vers le plafond et, doucement, commença des doigts à masser la paume de la brune.
« … ça ne veut pas dire que je suis comme eux. Je ne te ferai pas de mal, Dakota. Je ne ferai de mal à personne. Les pouvoirs sont comme … des outils. Des outils qu’on utilise comme on le souhaite. Eux les utilisent pour blesser, et j’entends qu’ils t’ont fait du mal, et nous vivons des temps horribles à cause de Surnaturels comme moi, et j’en suis vraiment désolée. Mais tu peux aussi … je peux les utiliser pour créer, pour faire des choses belles. Pour soigner. »
Les muscles noués de Dakota se déliaient entre ses pouces, les mains expertes de la blonde apaisant du mieux qu’elles pouvaient sur le même ton doux que sa voix sonnante dans la chambre trop blanche.
« C’est ce que j’ai choisi, moi. »


D’un regard azur, elle chercha celui sombre de Dakota.
Si les humains avaient tous peur, les prenaient chacun pour des monstres, alors Sapphire aurait gagné. Alors l’univers deviendrait un gigantesque nous contre eux et aucun des camps ne saurait sortir réellement vainqueur sans faire souffrir dans l’intervalle de milliers d’esprits innocents. Non. Il y avait du bon dans chacun, Solal en était convaincue ; et elle n’avait pas assez de voix pour qu’on l’entende le répéter.
Mais pour Dakota, elle pouvait, elle parvenait à être entendue. Tout ce qu’elle demandait, c’était qu’on puisse envisager un monde plus grand, où le mal n’était qu’une blessure qui se cicatriserait bientôt. Alors, dans un triste sourire, elle murmura du bout des lèvres.
« Tu me crois ? »

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The war has lost

Sol | Dakota

Le monde que tu crées.
Un sourire se dessina, lentement, sur les lèvres claires de la djinn. Oui, Sol croyait plus souvent aux rêves qu’aux révolutions, persuadée qu’une force tranquille de bonté et de bienveillance était la seule des solutions. Et le monde qu’elle imaginait, elle s’appliquait à le bâtir, faisant de son mieux chaque journée pour faire renaître la lumière.
Alors quand elle vit la peau douce de Dakota devenir livide, qu’elle perçut la douleur revenir dans ses prunelles décomposées, la blonde passa son bras sous elle, évitant que sa tête ne frappe le sol.


Le monde que tu crées.
Mais je ne peux créer ce monde si tu n’es pas là, Dakota. Si tu ne crois pas, ne crois plus, alors moi je ne sers à rien. Je peux aimer de toutes mes forces, batailler à ma propre échelle pour croire en des demains plus grands, il ne peut rien germer vraiment si le terreau n’est pas fertile.
Alors merci.
Merci d’y croire, merci d’avancer avec moi sur le chemin que j’essaie de tracer. C’est difficile, souvent. Parfois. Je suis fatiguée d’essayer, quand je vois le ciel s’obscurcir et les nuages s’épanouir. Je suis fatiguée de lutter, face au pessimisme des autres, face à la colère de certains. Mais c’est pour toi que j’avance, Dakota.
Pour toi et ceux qui te ressemblent, ceux qui marcheront derrière moi avec leurs sourires à la main, qui fouleront la terre assassine pour y planter des fleurs d’espoir. Pour toi et ceux qui te ressemblent, ceux qui écoutent, quand on leur parle, avec autre chose que leurs peurs et leurs anxiétés malheureuses. Pour toi et ceux qui te ressemblent, qui n’ont pas peur même dans le noir de regarder vers l’avenir.
Merci, Dakota, de me rappeler encore une fois les raisons pour lesquelles je me bats.
Et, je te le promets, on y arrivera. Je vais te coucher dans ton lit, te laisser dormir encore un peu. Et peut-être que le cauchemar s’éternisera encore, ma belle ; mais il ne durera pas toujours. Je te promets que si je dois passer des semaines sans dormir vraiment, à sursauter au moindre éclat, simplement pour que l’on avance ; je le ferai. Et s’il faut lutter dans les ombres, craindre encore des années entières avant de revenir sur terre ; je n’abandonnerai pas ma quête.
Car il y a du bon dans ce monde, Dakota ; et il faut se battre pour ça.


Le monde que tu crées.
Mais je ne suis pas seule. Pas vraiment. Il y en a tellement derrière moi, des fêlés, des croyants, des fous ; de ceux à qui l’on dit qu’ils rêvent trop fort, qu’ils doivent museler leurs espérances. Ces idéalistes de foire qui ne transigent pas leurs envies. Je marche en tête, peut-être, oui, mais je n’ai jamais été seule.


Et maintenant, nous sommes une de plus.

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