REPHYR ϟ what a ghostly scene

Il avait pris ça pour une moquerie, la première fois qu’on lui en avait parlé. Il se souvient encore de l’air scandalisé de Rhea, quand elle avait poussé la porte de sa chambre avec grand fracas, le découvrant en train de manger un sandwich triangle qu’il avait récupéré à l’épicerie du coin avant de rentrer. « Ici on mange ensemble. » Elle avait dit d’un ton à la fois très doux et très sévère, ne lui laissant pas le choix de la suivre et de prendre place à la grande table parfaitement dressée et remplie. Il y avait parfois des absents, au rythme des calendriers et emplois du temps de chacun, mais les repas se suivaient et ne se ressemblaient pas. Les plats, plus ou moins réussis se succédaient autant que les conversations et les rires. Les places avaient changé, à l’arrivée de Serena, le plan de table complètement redistribué pour repartir à zéro et ne jamais lui donner l’impression d’être en trop. En les voyant faire, il avait imaginé qu’ils avaient fait pareil pour lui. Tout pour qu’il se sente chez lui, à l’aise et accepté. Aimé plus qu’il n’aurait pensé le mériter. Compris et entouré. Et non seul à manger un sandwich au thon pas très frais.

La première fois, il avait mangé avec une boule dans la gorge. Peut-être qu’à ne pas descendre, il les avait tous fait changer d’avis. Peut-être qu’entre le plat et le dessert, ils lui diraient de reprendre ses affaires et de passer le pas de la porte. Mais ça faisait plusieurs années maintenant, et sa place était toujours réservée, le rond de serviette en cristal façonné pour lui par Faolan, posé sur son assiette. Aujourd’hui, cette boule ne revenait que les soirs où les plats posés innocemment sur la table réveillaient des souvenirs de sa vie passée. Esmée et Rhea avaient préparé des courgettes. A chaque bouchée, il entendait la voix renfrognée et très solennelle de Notos, cinq ans, annoncé qu’il n’y avait rien de plus mauvais au monde que les courgettes. Il y a quelques jours, les carottes d’Azur avaient le gout de celles qu’il mangeait avec Borée quand ils rentraient de leurs premières soirées alcoolisées et que sa sœur ne pouvait plus s’arrêter de rire, ses pouvoirs zouwu déteignant sur son humeur malgré le fait que l’alcool n’avait pas réussi à imprégner son sang.

Il restait souvent silencieux pendant les repas, mais personne ne s’en formalisait. Il n’était pas le plus bavard. Le gratin était infect, mais il en mangea deux assiettes en remerciant ses adelphes de l’avoir préparé. Il n’aurait rien dit d’autre de peur de les vexer. C’était son jour de vaisselle, aussi il se leva sans hésitation dès que tout le monde ait eu fini, attrapa le plat et se dirigea vers la cuisine. Serena le rejoindrait bientôt les mains chargées et il fallait qu’il commence à faire place nette. Il haussa légèrement les sourcils en voyant Rhea s’avancer vers lui et non la benjamine de la fratrie. S’ils étaient tous adultes, chacun avait un comportement des plus enfantin, à part peut-être Azur. Il n’était jamais question de faire la tâche d’un autre, plutôt de râler gentiment quand la distribution pouvait sembler injuste. Et Rhea ne contournait pas la règle. Concentré, il ne s’en formalise pas plus que ça, finissant de frotter le plat bien incrusté. « T’en prends vraiment soin, de ce bijou. Comment est-ce que tu l’as retrouvé, au fait ? Tu le portais pas avant. » Elle lui dit, l’air de rien alors qu’il s’attaque à une assiette.

Elle lui en a déjà parlé, une fois et les muscles de ses épaules se tendent légèrement en l’entendant revenir sur ce terrain. Rhea est obstinée, tenace et elle ne se lâche jamais une piste quand elle en a flairé une. Il lui a menti une fois et il sait que si elle revient à la charge, ce n’est pas pour rien. « Hum, je t’ai dit c’est un des seuls souvenirs qu’il me reste alors bon … j’essaye de le préserver. » Il croise son regard, un air triste sur le visage, se demandant s’il arrivera à être convainquant. « Je pensais l’avoir perdu dans un déménagement et puis je l’ai retrouvé au fond d’un sac. Ce genre de truc, ça glisse partout si on ne fait pas attention. » Délicatement, il pose les sept assiettes propres et rincées à côté de l’évier. « Tu fais un truc ce soir ? » Il demande pour changer de sujet, alors qu’il s’attaque maintenant aux couverts.

Elle n’était pas convaincue. Il pouvait facilement le dire, il la connaissait maintenant. Ce n’était pas simple de lui mentir. Pas seulement par ce qu’elle était détective et payée pour démêler le faux du vrai. Mais parce qu’elle était devenue sa sœur et qu’avec le temps, ils avaient appris à se connaitre. Elle l’avait déjà vu mentir, souffrir ou se recroqueviller dans son silence pour échapper à la réalité. Rhea avait ça dans la peau et il savait qu’elle n’était pas dupe. Et qu’elle ne lâcherait pas le morceau. « Ouai, avec plaisir, je ne l’ai pas vu, il parait qu’elle est sympa. » Il lui répondit quand elle lui proposa de regarder une série avec elle. Il aurait préféré aller s’enferme dans sa chambre, mais la solution lui paraissait encore plus suspecte. S’il voulait passer entre les mailles du filet, il fallait qu’il soit malin. Mais ce n’était pas forcément son fort.

Il entend pourtant le sarcasme dans sa voix, la pointe d’interrogation et de sous-entendu à peine masqué. Ils ne regarderont pas de série ce soir, il pourrait le parier. Il déposa un plat avec un peu plus de violence que nécessaire et se tourna vers elle. « C’est un interrogatoire ? » Il lui demanda en croisant son regard pendant quelques secondes avant de détourner les yeux et d’attraper un verre. « Qu’est ce que tu veux que je te dise Rhea ? Qu’est ce que tu cherches à savoir ? Je ne savais pas que je devais te rendre des comptes. » Il se rendait bien compte que sa réaction était peut-être excessive, mais la colère lui semblait la meilleure option, à l’instant, pour cacher l’imprononçable. « Je ne savais pas qu’il y avait trois mères dans cette maison maintenant. » Il rajouta en déposant le verre à présent propre avant de s’attaquer à la suite de la vaisselle, l’air renfrogné.

Il se retient d’envoyer complètement valser le plat de Fao. La provocation n’avait jamais été réellement son fort et il sait bien que se montrer mesquin ne lui permettra pas d’apaiser la tension qui se dresse à présent entre eux. Il aimerait qu’elle ait tord. Il aimerait avoir la force de lui prendre les mains, de la regarder dans les yeux et de lui dire de ne pas s’inquiéter. Il pourrait lui pardonner de le suspecter, car au fond, il la comprend. Mais elle n’avait pas tord. Et si elle n’avait pas tord, c’était qu’il mentait. Il mentait depuis plusieurs semaines et plus le temps passait, plus il semblait s’enfoncer dans le sable mouvant dans lequel il avait sauté à pieds joints. Il perdrait certainement plusieurs centimètres de liberté après cet échange. Il sentait son estomac se tordre. Il savait qu’elle finirait blessée, il savait à quel point il était important pour elle de savoir, de pouvoir faire confiance. Il la connaissait, il l’aimait. Mais ce n’était pas assez, ce n’était pas ce dont il avait besoin. C’est Elisheva qui lui avait expliqué et il savait qu’elle devait bien avoir raison, elle le connaissait mieux que personne.

Il savait exactement quoi dire pour la faire fuir. En quelques mots, il aurait pu détruire ce qu’ils avaient mis tant de temps à construire. Égoïstement, il voulait la garder au près de lui. Elle était sa famille. Ca avait peut-être un sens différent pour elle. Pour lui c’était effrayant et délicat à la fois. Il avait passé une vie entière à se battre pour sa famille jusqu’à s’apercevoir qu’il n’avait fait que la détruire. Malgré toute la peine que ça lui avait apporté, il n’avait pourtant jamais souhaité ne pas en avoir une. Il avait tout gâché, mais les Burrows restaient sa plus grande fierté. Il s’apprêtait sûrement à recommencer, mais les Riverwood étaient son nouveau combat. Il n’avait simplement pas encore complètement décidé dans quel clan il finirait par se battre. « Tu n’es pas folle, mais peut-être que tu te trompes, tout simplement. » Il répond finalement d’un ton plus calme que précédemment. Il ne cherche pas le conflit, il ne pourrait pas gagner. Il veut qu’elle le laisse tranquille. Il veut qu’elle soit sa sœur sans lui poser de questions. Il veut qu’elle soit là sans douter de lui. Il veut l’impossible sans être prêt à faire le nécessaire pour l’obtenir. Elle a raison de se méfier de lui, mais il est trop faible pour l’assumer. « Tu n’as pas à t’inquiéter. » Il rajoute en détournant le regard. Il ne promettra pas. Il n’arrivera pas à la regarder dans les yeux et à lui mentir à 100 %. Il contournera le problème et si elle l’aime comme elle le prétend, elle ne posera plus de questions. « Je sais que tu veux nous protéger, mais il n’y a pas de raison là. » Le regard triste, il se retourne à nouveau vers la vaisselle. Il n’est pas convaincu d’avoir fait mouche, pas convaincu qu’elle en restera là. Mais ça vaut le coup d’essayer. « Je peux finir seul, t’en fais pas. » Il dit en replongeant les mains dans l’eau chaude. Ferme les yeux Rhea, laisse moi me planter tout seul, j’essayerai de ne pas t’entraîner dans ma chute.