RAIGO II ✺ the hardest thing i've ever done

Raina a pris l’habitude de serrer les dents dès qu’elle voit cette flamme dans le regard de Iago. Celle qui annonce un brasier, une déflagration au nom de la justice et de la liberté, une flamme qui va aller brûler dans des endroits où elle ne peut pas le suivre.

Il lui en parle aussi peu que possible, par délicatesse et parce que c’est moins dangereux pour elle si elle ne sait rien. Il a peur pour elle, la gorgone le sait. Mais la tendresse dans son regard qui l’a un jour réconfortée ne fait aujourd’hui que la rappeler à sa condition, à son inutilité, aux heures qu’elle passe recroquevillée sur le canapé parce que le moindre mouvement lui donne envie de crever. Son canal auditif fonctionne de moins en moins, aussi – Valkyria dit que c’est symptomatique, que quelque part elle essaie de se protéger des choses qu’elle n’a pas envie d’entendre.

Ni l’un ni l’autre ne sont dupes de pourquoi les potions et sortilèges font de moins en moins d’effet. Raina a eu la chance de dépasser la trentaine, un accomplissement inespéré pour quelqu’un atteint du mal qui la ronge. C’est grâce aux bons soins de son sorcier, à sa détermination à ne pas se laisser immobiliser ; jamais plus. Mais son corps la rattrape, et toute la volonté du monde et tous les cris n’y pourraient rien faire. Alors elle le regarde préparer ses affaires, en silence. Iago ne prononce pas le moindre mot mais elle sait ce qu’il pense, parce que c’est comme ça quand on aime. Il se demande de quoi il va avoir besoin, s’il devrait lui donner une heure de retour ou s’il en a assez des promesses brisées et des tremblements d’inquiétude. Elle, elle en a assez de se trouver pathétique – c’est la guerre qui recommence, et cette fois elle n’est pas seule mais c’est comme si. « Tu vas quelque part ? » Iago sait très bien ce que la question cache, malgré le ton neutre de Raina. L’accusation est là, logée sous la chair et les muscles de la gorge, piquante de poinçon en poison. Tu me laisses encore une fois ?

Ça fait bien des années maintenant que la gorgone se bat pour la justice mais dernièrement c’est devenu trop dur de rationaliser, de prendre du recul. Ce n’est pas juste pour Iago. Ce n’est pas juste pour elle non plus. Et cette fois, elle n’est pas certaine qu’ils puissent y faire quelque chose.
   

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Evidemment qu’elle sait ce que Iago va dire avant même qu’il ouvre la bouche. Il ne la regarde même pas, et elle a vécu cette scène des dizaines de fois ces derniers temps. Raina préfèrerait s’énerver, entrer dans une rage folle, lui dire qu’elle sait très bien qui sont ces ‘gens’, ces ‘potes’ et ce qu’il va faire avec. Il va risquer sa vie, encore une fois, là-bas sans elle pendant qu’elle est en sécurité chez eux, immobilisée, impuissante, inquiète. Ce serait plus facile de lui hurler dessus, de lui dire qu’elle en a marre de vivre avec un fantôme, qu’ils valent mieux que ça et qu’ils ont toujours été deux contre le monde et qu’elle a l’impression que maintenant il y a un monde entre eux. Mais elle n’a pas l’énergie, elle n’est pas non plus le genre de femme qui se met vraiment en colère – c’est l’apanage des femmes plus fortes qu’elle. « Bien sûr que je vais m’inquiéter : je t’aime. » Elle le dit d’un ton si calme, si neutre qu’elle aurait pu lui parler de la météo. Mais c’est acquis, c’est vrai ; contrairement à la météo, l’amour de Raina est stable, régulier, certain, quelque chose sur lequel on peut se reposer. La vraie difficulté, c’est d’exprimer à quel point ça la blesse de ne plus être certaine de pouvoir se reposer sur Iago, dernièrement.

La gorgone fait un signe de tête en direction du sac à dos. « T’as l’air d’avoir pas mal d’affaires, là-dedans. Tu pars pour combien de temps, trois jours ? Une semaine ? Un mois ? » Si son timbre est toujours maîtrisé, il est impossible de ne pas déceler le ressentiment dans les tremblements de sa voix – quand bien même elle ne l’entend pas toujours elle-même. « N’y va pas, Iago. Reste avec moi pour cette fois. » Il y a bien cette petite voix qui lui dit que sa demande est injuste, mais elle est étouffée par l’appréhension, par l’asthénie, et par l’indignation aussi. Raina méprise ce qu’elle devient, quand elle est seule avec ses angoisses. Elle n’a aucun désir de le retenir, de le tanner, d’être toujours sur son dos ou de l’empêcher d’aller où il veut aller ou d’être qui il veut être. Elle ne veut pas ça et la situation la force à être cette personne qu’elle ne reconnaît pas, à dire ces mots qui ont un goût désagréable. C’était toi et moi contre le monde et le monde riposte, pitié fais en sorte qu’il ne nous détruise pas.
   

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Elle adorerait pouvoir jouer à son jeu. Se laisser empêtrer dans ses boutades et rire, le regarder partir en le couvant d’un œil tendre. Être certaine de le voir revenir. Mais ce qu’il ne comprend pas, c’est qu’à chaque fois qu’il passe la porte il y a cinquante pour cent de chances que Jafar soit tout ce qui lui reste. « Quelques jours. » Raina adorerait pouvoir sourire, accéder à sa demande et le faire partir au moins le cœur léger – faire en sorte que même séparés, il pense à elle en ayant envie de revenir. La gorgone a bien conscience que ses mains sont froides et que son cœur s’assèche chaque heure qu’elle passe seule sur le canapé en étant trop fatiguée pour être en colère. Qui aurait envie de rentrer, dans ces conditions ? Parfois elle se demande si ses escapades prennent réellement autant de temps que ce qu’il dit, ou s’il traîne des pieds à l’idée de la retrouver. Est-ce qu’il l’aime toujours autant qu’avant, alors qu’il est dehors à se battre et qu’elle est condamnée à ne rien faire ? Est-ce qu’il a fait le deuil du feu, de la rage, de la combattivité qui n’animera jamais sa femme ? Pourra-t-il continuer à l’adorer, sa reina enchaînée à son trône, alors qu’elle ne peut l’accompagner sur le champ de bataille ?

Elle adorerait pouvoir jouer à son jeu. Mais elle est devenue beaucoup moins fun au fur et à mesure des portes qui se ferment en silence. « J’en peux plus, amor » Elle en est arrivée à un point où elle tomberait à ses genoux pour le supplier, si seulement elle en était capable. Gorgone, avocate, princesse déshéritée… Tous les pans de la vie de Raina pointent vers la réparation des injustices. Mais celle-ci, elle est hors de portée. S’il reste, ce n’est pas juste pour lui d’éteindre sa flamme – ce ne sera pas juste pour elle non plus de savoir qu’il aurait préféré partir. S’il part, ce n’est pas juste pour lui de savoir Raina désemparée et seule à la maison – et ce ne sera pas juste pour elle de retenir son souffle jusqu’à son retour. « Si tu passes cette porte, ne t’embête pas à revenir. » Le marteau de l’injustice s’abat sur leur accord fragile et menace de tout faire voler en éclats.

Elle adorerait pouvoir jouer à son jeu. Mais personne n’en sortira gagnant.

   

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