JADE ÷ i have a feeling this'll leave an ugly scar

Tu pourrais croire que c’est là où tout a commencé. Comme si la naissance déterminait l’existence. C’est faux – c’était juste une étape nécessaire, celle qui vous a vus arriver sur terre, Jade et Jasper, deux moitiés d’âme unies dans la terreur. Votre histoire elle commence avant, bien avant que le sol anglais ne fasse pousser des chrysanthèmes avec vos pleurs. Pour vous comprendre, il faut remonter la lignée des Knight et leur lent déclin, leur décrépitude, décadence et pleins d’autres mots en d. Ton père parlait pas beaucoup de sa famille et de son passé, tu sais pas grand-chose d’eux finalement, encore aujourd’hui. Juste que t’as un héritage djinn sur les épaules qui aurait dû peser lourd et dont, finalement, tout le monde se fout.  C’est presque un cliché, mais Zircon était trop occupé à ruminer pour s’occuper de vous, ça l’intéressait même pas de vous élever pour redorer son blason. Si tu pouvais y retourner en sachant ce que tu sais aujourd’hui, tu saurais qu’il avait les jetons, qu’il était pas aveugle mais qu’il avait prévu autre chose en fondant une famille, et que vous quatre, vous étiez pas ce qu’il attendait. Quand vous êtes arrivés, Jasper et toi, y’avait déjà Jack. Pas beaucoup plus âgé que vous mais plus chétif, plus silencieux. Y’avait quelque chose qui allait pas chez Jack et vous étiez trop jeunes pour comprendre, mais vous êtes devenus les pansements. Un pansement pour Agate, en ta qualité de premier né, et Jasper s’est attaché à Jack. En grandissant, il te détestera pour ça. Parce que quatre pauvres minutes ont déterminé vos vies, et que lui a dû s’occuper du grand frère malade alors que tu pouvais te faire choyer par ta mère. C’est la première femme pour laquelle vous vous êtes battus, et certainement pas la dernière. Bitters are the wars between brothers. En grandissant, vous avez commencé à vous battre pour tout le reste. La bouffe, les copains d’école, l’argent, les jeux, et t’as presque toujours gagné. Ça l’a rendu amer que la vie soit juste plus facile pour toi. T’avais plus de chance, t’étais mieux aimé, les étoiles tombaient du ciel sur tes genoux et lui devait tendre le bras et creuser jusqu’à saigner, disloquer et tout saccager. Même ça, il aurait pu te pardonner, si t’avais été plus intelligent. Quand ton père s’est barré une bonne fois pour toutes et que vous êtes rentrés en France, c’est devenu plus difficile de s’occuper de ta mère, de gérer les cris, les pleurs, de faire en sorte que votre château de cartes ne tombe en poussière. T’as été lâche, Jade, t’as choisi la facilité et tu t’en mords les doigts. Tu t’es dit qu’après tout, ne rien ressentir c’était mieux que d’avoir mal. Tu t’es dit que si le chagrin n’était pas réel, alors on pouvait pas pleurer. T’es allé trop loin, tu t’es pas rendu compte qu’Agate s’échappait peu à peu, qu’elle doutait de tout jusqu’à douter de sa propre existence. Quand elle a sauté du toit du Palais Garnier, tu te dis que t’as eu la chance de partir en même temps qu’elle, que t’es pas celui qui est resté derrière.

Quand t’es revenu, tu t’es juré que tu commettrais pas les mêmes erreurs. Opale ressemblait beaucoup à ta mère, elles étaient tristes pareil, et le monde autour d’elle la comprenait pas bien non plus. Elle a murmuré à ton oreille dans le noir des souterrains de l’hôpital Sainte-Anne, sans même savoir que ce serait toi, mais t’as répondu présent. T’as été un peu plus ingénieux, t’as mis un peu de temps pour monter le coup mais t’as réussi à la faire sortir. T’as trouvé un petit appart à Père Lachaise et vous avez emménagé avec l’assurance de ceux qui ont les mains entremêlées, dos à la vague qui s’apprête à les engloutir. Si seulement tu t’étais pas attaché à elle à ce point, ça se serait peut-être passé autrement. Si seulement t’avais pas sauté dans cette complicité à pieds joints, frère et sœur nés sous un autre firmament. Mais tu t’es mis à lui caresser les cheveux pour l’endormir le soir, parce que ta mère faisait pareil pour toi, t’as oublié que la guérison ça prenait du temps et t’étais trop impatient de la voir sourire. Dans la rue, on te parlait de psychédéliques, et t’as pas mis longtemps avant de mettre la main sur les boulettes de poudre magique. T’as continué à les acheter pour elle, et dans vos voyages partagées t’essayais de mettre encore plus de couleurs, à force ça vous a aveuglé. T’as cessé de distinguer la limite, et vous avez foncé dedans, avec un bonheur hilare, illusionné, presque illicite. Opale est morte six mois plus tard, et cette fois tu l’as vu venir. T’as tenu son corps froid et bleu dans tes bras tremblants. Même quand elle a fermé les yeux et que t’as senti son cœur faiblir, t’as continué à lui caresser les cheveux, jusqu’à te dissoudre dans le vent.

Quand tu rencontres Morrigan, elle est encore adolescente. Au début, tu as du mal à cerner la raison viscérale qui t’a amené jusqu’à elle ; elle est fière, farouchement protectrice de ses blessures, tu sais que tu seras son bouclier sans être sûr des monstres que tu auras à affronter. Mais au bout d’un moment, elle te montre les bleus qu’elle a sur les bras et t’as aimé toutes les âmes craquelées que t’as rencontrées – elle ne fait pas exception.  Morrigan se transforme à ton contact, elle est plus assurée, moins de porcelaine et un peu plus d’acier. Vous vous barrez avant sa majorité, tu réussis à la faire accepter à la fac à Rhode Island, et l’air salé vous donne l’impression d’être invincibles. Vous construisez un royaume mais c’est un château de cartes, et bientôt le roi vient te laisser sur le carreau. Jasper te dit qu’il t’a retrouvé par hasard, mais tu restes sur tes gardes. T’as tellement peur qu’il t’ait jamais pardonné pour votre mère que tu brûles votre fratrie par les deux bouts ; il aurait pu t’absoudre mais tu pouvais pas t’y résoudre. Tu te mets en colère plus souvent, tu deviens hargneux, cruel, comme pour tout gâcher avant de le décevoir à nouveau. Tu es la pire version de toi-même, pourtant c’est de celle là dont Morrigan tombe amoureuse, d’un amour que tu ne sais pas lui rendre. Alors tu compenses, tu la laisses s’infiltrer dans le trou noir de ton myocarde pour y loger ses déflagrations cosmiques, tu vas marquer ta colère sur les pommettes trop lisses des garçons qui lui veulent du mal, jusqu’à ôter la vie. C’est un phénomène étrange, plus tes poings sont enduits de rouge, plus ses yeux à elle deviennent doux. Tu te voulais sauveur mais t’es devenu bourreau à genoux. Quand tu regardes dans le miroir, tu te reconnais plus, mais bien sûr ça, ça ne date pas d’hier. Tu comprends trop tard que Jasper est amoureux d’elle et que ça va mal finir, cette histoire. Il y a un roi de trop dans les mains de la reine, et t’as peur que Morrigan soit la revanche de ton frère, t’as peur qu’elle devienne un pion dans vos jeux de compétition malsaine. Alors t’envoies le plateau de jeu valser. Un soir, vous êtes ivres tous les deux et ça te donne le courage de lui demander de partir avec toi. Tu sais que dans ton désespoir elle va entendre l’amour qu’elle voudrait y trouver, et tu fais rien pour l’arrêter, parce que c’est la seule manière pour qu’elle te suive sans jamais retourner en arrière. T’as l’impression d’avoir gagné quand elle monte dans la voiture, qu’elle se met au volant, même si tu sais qu’elle devrait pas. C’est maintenant ou jamais que vous serez libres de l’emprise du second roi. Elle roule vite vers son destin, trop heureuse de le voir l’emmener vers toi. Sur un éclat de rire, le volant glisse entre ses doigts – ces plaisirs violents ont des fins violentes. Tu dormiras sans elle ce soir, dans une nuit sans étoiles, dans le vide de ta solitude foudroyante.

T’as manqué trop de temps, Jade, et le monde a tourné sans toi. Tout est devenu plus difficile encore, même pour les enfants. T.J. est au lycée, alors toi aussi tu mets ton sac à dos sur l’épaule et tu vas prétendre avoir ta place dans un cours d’algèbre. T.J. n’a pas besoin que tu le sauves, il a juste besoin d’un ami, d’un frère. C’est ta chance d’en être un meilleur, cette fois. Tu le protèges quand tu vois les brutes s’avancer vers lui aux casiers, tu le quittes pas d’une semelle en dehors des cours, parce qu’avant toi il déjeunait tout seul et qu’il y avait une chance sur deux que son plateau finisse dans ses cheveux. Au fil des mois, tu le vois rire un peu plus, ses notes remontent, et t’as enfin l’impression de faire quelque chose de bien, d’être adapté. T’as failli perdre espoir en même temps que t’as perdu Morrigan, mais t’as la chance de pouvoir faire mieux. T’as une deuxième chance, ça te rend plus beau, ça te rend plus prudent. T’es décidé à pas faire de vagues cette fois ; t’es pas préparé pour le tsunami que Scarlett fait déferler sur ta vie. Tu la trouves sublime, et tu tombes amoureux comme un adolescent. Tu tombes comme un bleu, tu commences à rougir quand elle te dit bonjour dans les couloirs, tu souris quand elle va au tableau pour résoudre une équation. Tu sais pas comment on gagne la faveur d’une fille mais vous êtes deux moitiés, deux fonctions perpendiculaires, deux astres polaires qui s’attirent et se retrouvent à une vitesse exponentielle, c’est la photosynthèse du cœur, la combustion de la complicité dans la mitochondrie. Tu pensais pas que le big bang aurait été si doux, on t’a pas appris ça en classe et t’as grandi avec trop de violence. Tu sais toujours pas si c’est réel mais tu te laisses porter, tu laisses ton Aphrodite te peindre en rouge, comme pour ressusciter un corps dans lequel plus rien ne bouge. Elle est ton joyau, ta pierre de jade, et tu n’as de place pour personne d’autre. Dans les couloirs, tu t’appuies contre les casiers pour mieux la regarder, tandis que les livres de T.J. tombent par terre. Le midi, n’êtes intéressés que par le dessert que vous prenez dans le placard du concierge. Vous allez aux soirées, vous êtes beaux, et ton joyau brille plus fort que ta loyauté pour ton ami. T’aurais dû savoir que dans ses ‘tout va bien’ y’avait des relents de ‘j’ai besoin de toi’ mais quelque part t’étais trop heureux de pas avoir à l’entendre. C’est un mec bien pourtant, T.J., la distance entre vous ne l’empêche pas d’être là pour toi lorsque Scarlett tombe enceinte, lorsque tu te dis que tu peux pas continuer à lui cacher ta nature. Si elle doit mettre au monde ton enfant, il y a des chances qu’il soit comme toi. Les autres vous disent que vous êtes trop jeunes, que c’est une connerie, mais tu l’aimes et t’as déjà vécu, t’as déjà vu les femmes du monde et tu sais que y’en a pas de meilleures qu’elle. Dans ta bouche, la promesse d’éternité a un goût particulier. Mais elle est formulée en vain ; un lundi matin, Scarlett revient au lycée avec les yeux gonflés, les points serrés, et le ventre désespérément vide. Quand elle te dit que votre rêve n’adviendra pas, ça te conforte dans l’idée que c’est dans ta tête, tout ça. Que rien ne se matérialise parce que tu peux pas l’imaginer, cet enfant. Rien n’est vrai autour de toi, et tu te laisses entraîner dans cette spirale d’illusions, ton propre poison auquel tu n’es pas immunisé. Ta déesse rouge se barre, et toi tu te retires du monde, tu le laisses brûler, tu laisses les promesses sans réponse et les silences s’éterniser. Et dans cette réalité que tu délaisses, mois après mois, l’espoir pourrit. T’avais même pas remarqué l’absence de T.J. de votre cours de biologie avant d’entendre les coups de feu. Ça te réveille d’un coup, un électrochoc d’adrénaline – tu sais déjà ce qui se passe avant même de passer la bibliothèque en courant et de te retrouver devant lui. Il a le visage crispé, les joues humides, le bras tendu, avec un pistolet au bout. Tu savais même pas qu’il en avait acheté un. T’as rien vu, rien du tout. T’as rien voulu voir, et maintenant tu dois enjamber les corps de gens avec qui tu as ri, dansé, bu, étudié, pour atteindre ton ami, ton frère. Mais t’arrives trop tard, et tu entends un dernier coup de feu avant de retourner en enfer, là où tu as ta place.

Paraît-il que c’est le réveillon de Noël, lorsque tu foules de nouveau la terre. Un putain de cadeau empoisonné, cette fois tu te fais pas d’illusions. Ta nouvelle protégée s’appelle Cléophée mais tu lui dis d’entrée de jeu qu’elle a tiré le mauvais numéro à la loterie, que tu sais pas sauver les gens. Elle tient bon, et toi tu traverses la vie comme un fantôme à travers un voile, mais tu sais que tu seras jamais digne d’elle alors autant ne pas essayer. Cléo te rappelle Opale, avec ses grands yeux et ses traits fins, son innocence presque céleste. Tu te dis que c’est le genre de fille qu’il est impossible de ne pas aimer. Pourtant tu devras te montrer à la hauteur de la tâche, hors de question que tu t’attaches. Tu préfères de loin ton poison, tu préfères penser à rien, être spectateur de la vie qui défile sans trop te forcer à exister. Mais s’il y a bien une chose que t’as appris avec les années, c’est que t’as beau rester les pieds plantés fermement au sol, la terre tremblera quand même pour te faire tomber. Le séisme prend la forme d’un vrai fantôme, cette fois. Quand tu revois Morrigan dans un café, à peine plus âgée que la jeune femme gracile que tu as laissé dans cette voiture, tout craque à l’intérieur de toi. Tu comprends que c’est pas son corps qui s’est brisé au point de non-retour, cette nuit-là, c’est le tien. Après tout, c'était toi à la place du mort. T'as passé tellement de temps à lui demander pardon en silence en pensant qu'elle t'entendrait jamais, tu t'en fous de ce qu'elle a dû faire pour survivre, à quel démon elle a sacrifié son âme. Tu sais que tu lui dois tout, alors même que tu n'es pas le seul Griffin-Knight à l'avoir retrouvée. Le monde a tourné sans toi, Jade, mais pas sans ton frère. T'es parti brutalement et c'est Jasper qui a pris soin d'elle, qui a achevé de tordre son âme. T'as voulu lui prendre, comme tu lui a pris votre mère, et de ce fait, tu as créé de tes mains ta némésis, celui qui a voulu te sortir du feu et que tu as piqué à la première occasion. C'est ton propre destin que tu as forgé avec ton venin de scorpion. Tu vas le regretter, tu refuses d’admettre que tu t’es trompé, que ta reine de cœur est plus sournoise que tu ne crois désormais, qu'elle sait que tu cherches son pardon et qu'elle en profitera. Dans cette incarnation, ton roi de carreau a revêtu ton ancien visage pour acter sa divine vengeance, celui que tu avais quand tu as rencontré Scarlett. Tu lui as volé sa reine, il te volera la tienne. Là-bas, au cœur d’un Phare dissimulé, il s’en va s’assurer qu’aucune parade ne pourra te sauver. Il va reconquérir la déesse rouge en portant tes traits, ceux qu'elle a aimés, avant de te l’arracher. T’as envoyé valser le tapis de jeu en pleine partie, la dernière fois, mais pièce à pièce, il est revenu pour faire échec et mat à ton roi.