CLEOXAS II 屮 i am the one who will not quit

Il n’y a rien à faire. Elle l’a compris quand le docteur a pris un air désolé. Quand il a employé un ton doux et sincère. Quand il lui a expliqué que la maladie était revenue, ou venue dans ce nouveau corps autrefois parfaitement sain. Elle a vingt-cinq ans à nouveau, elle sent presque les callosités de son vrai corps, cachées sous celui qu’elle emprunte depuis plusieurs années. Des jours qui défilent comme un diaporama dans son esprit. Tout ça pour ça. Toute cette peine, toute cette tristesse, tous ces regrets pour se retrouver au même point, coincé dans une enveloppe qui se déchire de l’intérieure et qui laissera son contenu s’étaler sur le sol. Elle tient la main d’Abraxas, comme il y a deux ans, elle le sert un peu plus à chaque nouvelle annonce, mais elle ne croise pas son regard. Il sait comme elle ce qui les attend, mais elle pourrait déjà presque sentir son esprit tournoyer pour tenter de trouver une solution.

Quand le vent vient fouetter son visage à la sortie du rendez-vous, c’est comme un retour à la réalité bruyante et froide. Le monde entier ne s’est pas arrêté de tourner en même temps que le leur s’effondrait. En silence, ils se dirigent mécaniquement vers l’appartement, s’arrêtent dans le café d’en bas sans avoir besoin de se mettre d’accord, laissant cette connexion entre leurs âmes jumelles guider leurs pas, tandis que le reste de leurs esprits errent dans l’atrocité de l’avenir. A nouveau condamnée. Aussi terrible que soit la sentence, il y a ce gout au fond de sa gorge qui titille sa raison. La nouvelle les a assommés, mais peut-être que la pilule ne sera pas si dure à avaler. « On va se battre, ça va aller » Signe Xas et elle voudrait le serrer dans ses bras. Elle voit bien qu’il cherche comment se battre, comment s’en sortir et comment déjouer l’impossible. Elle le connait par cœur. La petite veine qui sort sur son front, les narines de son nez qui s’écartent à intervalles réguliers. Ses doigts qui pianotent dans le vide pour mettre en ordre ses idées comme il pourrait coucher des notes sur une partition. Elle le revoit comme deux ans plus tôt, même si cette fois, il semble encore plus abattu.

« Je ne veux pas me battre Xas. » Elle dit d’abord tout haut, même s’il ne la regarde pas. Ca sort trop naturellement pour être faux. Ca sort en même temps qu’une partie du poids qui lui pèse sur l’estomac depuis qu’ils ont quitté le bureau du docteur. Si elle avait appris quelque chose de tout ça, c’était qu’on ne pouvait pas gagner contre la mort et même si ça faisait mal, elle devrait le faire comprendre à son frère. « Je ne veux pas me battre Xas. » Elle signe cette fois après avoir posé sa main sur la joue de son frère, le forçant à la regarder. « Le message est clair, je crois, on ne peut pas gagner. » Elle signe ravalant un sanglot. Elle ne passera pas ses derniers mois à pleurer. Quand il l’aura accepté, ils feront tout ce qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de faire et elle partira un sourire aux lèvres, tirant enfin profit de ce sursaut de vie qu’il lui a offert avant de plonger dans la grande inconnue.

Ca ne sera pas facile. C’est ce qu’elle se dit en croisant le regard déterminé de son frère. Elle le connait par cœur. Elle sait lire dans chaque plissement de paupière, dans chaque ridule de sa peau. Elle connait ses gestes, l’intonation de ses mains. Elle se souvient de celle de sa voix. Elle connait ses espoirs, ses doutes et ses peurs. Elle le connait par cœur. Ca a toujours été le cas, dès le début. Et elle sait comme l’idée de continuer seul doit lui être insupportable. Elle se demande quelle place est la pire. Celui qui reste ou celui qui part. Elle ne souffrira que jusqu’à l’inéluctable. Il devra vivre avec la douleur jusqu’au bout. La mort était toujours plus douce pour le défunt car il ne connaissait jamais le deuil.

Il ne l’écoute pas. Pas vraiment. Abraxas sera toujours Abraxas et pour lui faire entendre raison, elle devra toujours s’attaquer à ses certitudes à la pioches. Mais cette fois-ci, elle était bien décidée à ne pas renoncer. Il devrait la comprendre, respecter son choix et continuer à l’aimer. Elle refusait de se réveiller à nouveau dans le corps d’un autre. Elle refusait de bouleverser à nouveau leurs vies. Si son destin devait s’arrêter ici, il fallait qu’ils l’acceptent. C’était ça, la vie. « On vient seulement de retrouver Orpheus. On peut pas se retrouver à deux encore une fois. » Il lui signe et elle lui sourit. Abraxas voulait tout. En ça il était tellement humain. Et elle aurait aimé tout lui donner. Mais face à l’immensité de la vie, ils n’étaient rien, ni l’un ni l’autre. « C’est peut-être pour ça que je suis restée plus longtemps. Pour pas que tu sois tout seul. Mais je vous regarderai d’en haut. Je serai votre étoile du berger. Je serai toujours là. » Elle répond de ses mains graciles, lentement, prenant soin de bien former tous ses gestes.

Un serveur vient les interrompre et elle commande deux tasses de chocolat remplies de chamallows et une part de cheesecake. Un excès de sucre qui les replongera en enfance, à l’époque où ils ne parlaient pas de maladie ou de mort mais où Orpheus comptait lequel d’entre eux était capable de mettre le plus de chamallows dans sa bouche. S’il ne lui restait pas longtemps à vivre, elle voulait revivre tout ça. Ne se préoccuper de rien. Simplement vivre. « Je crois que ça m’aide à savoir que ça ira. De me dire que cette fois tu ne seras pas tout seul. Peut-être que c’est pour ça que Orpheus s’est réveillé. Peut-être que tout est lié. » Elle signe en haussant les épaules. Elle a toujours été plus scientifique que spirituelle. Mais malgré sa connaissance des étoiles, elle avait envie de croire qu’il pouvait rester des trésors cachés dans la galaxie, qui permettaient aux petites sœurs de toujours veiller sur leurs grands frères.

La dernière fois.

C’est l’ombre qui plane au dessus de leurs têtes. Le troisième convive à leur table. Abraxas ne la laisserait pas gagner sans se battre. Mais cette fois-ci, elle est bien déterminée à lui faire entendre raison. Cette fois-ci il l’écoutera parce qu’elle est plus âgée, plus certaine que cette vie ne lui convient pas, plus décidée à choisir son destin que la dernière fois. Son frère ne serait pas son frère s’il n’était pas obstiné, il l’avait toujours été. Elle le revoyait tout gamin déterminé à vouloir faire rentrer la forme ronde dans le trou carré. Abraxas n’a jamais dévié de ses convictions, encore moins pour les gens qu’il aime. Encore moins pour elle. Mais s’ils avaient toujours été un duo, il devait la laisser aussi être une personne à part entière, cette fois-ci. « Je t’aime. » Elle lui signe en le fixant droit dans les yeux. Car c’est le plus important et qu’ils ne se le disent pas assez comme ça, frontalement. Ils se le disent dans leurs gestes, leurs attentions, leurs rires, les moments passés ensembles et les souvenirs créés. Mais parfois il faut qu’ils se le rappellent tel qu’il est. Un amour qui a toujours été présent et qui leur a permis de traverser les années en se pardonnant tout. « Si tu ne reprends pas ce sérum, c’est moi qui vais te tuer, Xas. » Elle sourit. Elle l’a vu être aussi triste qu’elle. Ils ne sont pas surnaturels. Cette vie n’est pas pour eux. Elle ne lui en veut plus d’avoir tenté, mais l’expérience est finie. Pour elle comme pour lui, tout doit s’arrêter avec le retour de sa maladie. Ils ont eu du temps pour s’y préparer et l’inévitable est maintenant revenu frapper à leur porte.

« Tu n’es pas heureux avec ces pouvoirs. Et je ne suis pas heureuse dans le corps de Flora. Je ne veux plus de ça ni pour toi ni pour moi. Tu as essayé et je t’en ai voulu pour ça. Maintenant je comprends pourquoi tu l’as fait. Et je te remercie de nous avoir donné ce temps en plus. Je pense qu’on en avait tous les deux besoins. Mais je meurs à petit feu depuis que je suis comme ça. » D’un geste elle montre ce corps qui n’a jamais été le sien avant d’attraper les mains de son frère et de les serrer dans les siennes. Elle veut qu’il puisse se souvenir de ce contact quand elle ne sera plus là, s’imprégner encore un peu à même sa peau. Récupérant l’usage de ses mains, elle se remet à signer. « Je ne veux pas passer mes derniers mois à chercher une solution qui n’arrivera pas. Je ne veux pas les passer non plus étendue dans un lit. Je veux les passer avec vous deux, à profiter à fond et partir dans un éclat de rire en voyant Orpheus faire tomber sa gaufre du côté du chocolat. S’il te plaît Xas, laisse moi faire comme j’ai besoin que ça se fasse. » Elle s’arrête un instant, réfléchissant aux signes les plus impactants pour déjouer l’obstination de son frère. « Je sais que tu crois devoir me sauver pour me prouver que tu m’aimes. Mais ça, je le sais déjà depuis toujours. Prouve moi plutôt que tu me soutiendras toujours, même si tu penses que j'ai tord. »