La nouvelle est tombée il y a peu. Elle a encore le gout amer de la condamnation recouvert de la pincée de sel échappée des larmes qui ont coulées sur les joues de sa fratrie depuis. Le retour de la maladie l’épuise mais elle tente de garder le sourire. Il y a ce poids qui semble être parti de ses épaules trop fragiles. Savoir qu’il y aura une fin et qu’elle arrivera bientôt la fait se sentir plus légère. Bientôt elle n’aura plus à culpabiliser d’utiliser un corps qui n’est pas le sien, bientôt elle partira comme elle aurait dû le faire il y a des années. Bientôt elle ne sera plus un souci permanent pour ses frères, elle ne sera plus un honteux mensonge que l’on recouvre sous d’autres mensonges qui dépassent l’entendement et empêchent d’avancer. Il y a de la tristesse mais aussi du soulagement. Une résignation qui lui permet de remarquer que le ciel est bleu et qu’un chaton se cache derrière une poubelle pour chiper un bout de poulet du KFC du coin. Elle a le nez en l’air, profitant de ces instants en sachant qu’ils pourraient être les derniers. Elle est condamnée mais aussi libérée, et si elle ne l’avouera jamais à Abraxas, c’est la première fois depuis longtemps qu’elle se sent aussi vivante.

Musique hurlante dans les oreilles, elle fredonne, à peine audible, les paroles d’une chanson de Britney Spears, reine incontournable de la pop depuis sa plus tendre enfance. Main dans la poche, elle sort son téléphone, passe à la chanson suivante et se reconcentre sur ce petit chat adorable. Si le pire arrive, il faut apprendre à aimer le moindre aspect positif. Mais soudain Britney se tait. Maudit téléphone. Xas s’est déjà moquée d’elle mille fois en lui disant qu’elle pourrait quand même en racheter un, depuis le temps, mais elle ne s’est toujours pas résolue à l’abandonner. Tant pis pour les bugs occasionnels. Main dans la poche, et c’est le vide. La prise jack de ses écouteurs pend misérablement. Coup d’œil à ses pieds, rien. C’est la meilleure, elle se dit, est-ce qu’on vient juste de lui voler son téléphone ? Elle fulmine, il ne manquait plus que ça. Des regards lancés dans le vide avec une envie de crier de colère, quand son œil est attiré par une coque criarde dans les mains d’une fille aux cheveux étranges qui rentre dans le KFC.

Coque bleue. Ananas jaune. Ca serait une sacrée coïncidence que cette fille ait exactement la même coque qu’elle, au moment même ou elle vient de se faire voler son téléphone. Elle reconnaitrait cette horreur entre mille. C’est Xas qui la lui avait offerte il y a des années. Elle l’avait regardé avec des gros yeux et il n’avait pas pu s’empêcher de rire. Elle aurait surement choisi une coque sobre avec une constellation ou une couleur unie. Pas cette horreur bien trop voyante. Mais elle l’avait mise sur son téléphone et ne l’avait plus jamais changée. Parce que dès qu’elle la voyait, elle se rappelait de l’air très fier de lui de son frère et ça lui réchauffait un peu le cœur. Et cette conne venait de lui voler le sourire de son frère. D’un pas décidé, elle s’approche d’elle et sans réfléchir lui attrape le bras. L’ancienne Cléophée aurait peut-être laissé faire. Elle ne serait pas allée au conflit de peur de devoir trop s’investir. Mais la Cléophée qui allait bientôt y passer n’avait plus le temps de se laisser marcher dessus. « Tu peux me rendre mon téléphone s’teuplait ? » Elle dit en se plantant devant l’audacieuse. « Et pas la peine de faire genre tu vois pas de quoi je parle, personne n’a des gouts de chiotte comme ça, à part moi. » Fronçant les sourcils, elle lui tend la main, bien décidée à récupérer sa propriété.

Flora. Merde.
Le prénom résonne dans ses oreilles et sa vue se trouble un peu. Pourtant elle garde un visage fermé, les sourcils froncés et les yeux qui lancent des éclairs. C’est pas la première fois que ça arrive. Même en étant partie de l’autre côté du pays y avait toujours moyen de croiser des gens qui pensaient la reconnaitre parce qu’ils voyaient les traits d’une autre sur son visage. Elle aurait mieux fait de rien dire, de laisser cette drôle de fille lui voler son portable. Elle en aurait racheté un autre et serait pas obligée de se retrouver dans cette position de merde, à devoir encore mentir. Toujours mentir.

Elle sait pas qui c’est. Parfois elle reconnait la connaissance passée. Elle sait mettre un nom sur un visage, peut prétendre retrouver un lien passé. Elle donne un faux numéro et s’arrange pour ne jamais recroiser l’inconnu. C’est plus facile comme ça. Mais là, si Flora a connu cette fille, Cléo n’en a jamais eu vent. Et bien sûr, à cause de ce foutu sérum, l’esprit de Flora est plus là pour lui souffler une réponse. Elle se retrouve comme une conne, plantée devant une inconnue avec trois secondes pour trouver une tactique.

Elle a l’air énervée. Soit c’est ça, soit elle a beaucoup de culot. Il en faut pour voler le portable de quelqu’un sous son nez et faire l’innocente deux secondes plus tard. Si elle avait plus de force, elle pourrait presque lui coller une baffe, récupérer son bien et partir en courant. C’était pas trop son genre, malheureusement. « Mon téléphone qui est dans ta poche. Juste là. » Elle répond en avançant la main vers la main planquée de l’inconnue. Elle s’en fout, elle a plus grand-chose à perdre, elle en a marre de se laisser faire. Elle va récupérer son portable et partir. Y a pas de Flora, y a plus de Flora. Bientôt y aura plus de Cléo, y aura plus de téléphone, y aura plus rien. Alors c’est pas une connasse aux cheveux colorés qui va lui piquer ses derniers instants de tranquillité.

« Je m’appelle pas Flora. Je sais pas avec qui tu me confonds ou pourquoi tu volerais le téléphone de cette pauvre meuf, mais je suis vraiment pas d’humeur. Alors arrêtes tes grands airs, rends moi ça et fous moi la paix. » Ca lui ressemble pas beaucoup, mais elle sent la frustration dans le fond de sa gorge. C’est pas cette pauvre fille qu’elle engueule, c’est la terre entière. C’est des années de colère cristallisées qui explosent d’un coup, là au milieu de la rue devant une parfaite inconnue. C’est con, elle sait qu’elle sera mortifiée après, mais elle veut pas se taire. Elle est en colère. Pour son portable, pour sa vie, pour sa meilleure amie, pour ses frères, pour la maladie, pour la guerre, pour ses études, pour toutes ces choses qu’elle a perdu et qu’elle retrouvera pas, pour tout ce qui lui reste et qui finira par disparaitre. Elle s’en fout que Flora ait fait une crasse un jour à l’inconnue. Elle s’en fout de savoir pourquoi est ce qu’elle pourrait être énervée contre elle. Elle veut son téléphone et pouvoir à nouveau se concentrer sur le chaton qui mange du poulet, sur le ciel bleu et sur Britney Spears. Elle veut pouvoir continuer à tenter de se convaincre que ça ira, alors qu’elle sait pertinemment que son monde est en train de s’effondrer.

Des années plus tôt, elle se serait glissé dans ce jeu. Elle aurait creusé sa mémoire, celle de Flora pour retrouver des traces de cette inconnue. Elle aurait noté chaque mot, chaque regard, chaque indice pour comprendre qui elle était, ce qu’elle avait eu en commun avec sa meilleure amie. Tout pour être parfaitement transparente et se changer en celle dont elle portait à présent le visage. Elle n’avait jamais su si c’était la bonne stratégie. Ils étaient partis si loin pour éviter d’avoir à se confronter à ce genre de situations. Personne ne l’avait reconnue avant des mois. Et puis un jour, c’était arrivé. Par surprise, sans qu’elle ne s’en rende compte. On l’avait appelé Flora, on lui avait rappelé le passé et elle n’avait pas eu d’autre choix que de s’adapter. Elle avait collecté les informations, retracé un passé qu’elle ne connaissait que par brides. Parfois c’était plus simple que d’autres. Avec le temps, elle avait progressé, rendant parfois très floue la limite entre Flora et Cléo. Et puis la vie l’avait attirée dans tellement de rebondissement qu’elle avait perdu la patience. Aujourd’hui elle n’avait plus envie d’être Flora. Elle ne serait jamais réellement Flora. Elle n’avait jamais eu réellement envie de l’être. Tant pis si les gens ne comprenaient pas, tant pis si sa couverture venait à exploser. C’était sa vie qui était sur le point d’exploser, sa vie toute entière, son avenir sur cette Terre. Bientôt elle disparaîtrait et il n’y aurait plus ni de Cléo, ni de Flora. Alors tant pis si ils n’étaient pas contents. Tant pis si Flora ou Cléo les ignorait. Elle n’avait plus la force ni le temps de prétendre en avoir quelque chose à faire. Elle était désolé pour cette inconnue qui semblait réellement blessée, elle aurait sûrement était plus touchée par sa détresse si la sienne ne prenait pas déjà tout l’espace de son coeur. Elle n’avait plus la force d’être désolée pour les autres, plus la force de se battre pour les faire se sentir mieux. Pour elle, l’inconnue n’était qu’une connasse qui ne voulait pas lui rendre son téléphone et la laisser tranquille. Flora l’avait peut-être laissée tomber. Mais Cléo ne lui avait jamais rien fait.

Elle est calme devant elle, mais Cléo ne rentre pas dans son jeu. Un doigt pointé vers elle, le visage parcouru de colère elle répond plus fort que prévu. « Je suis pas Flora ok ? Tu comprends ça ? Y a pas de refuge, y a pas de ghosting, y a pas de bénévoles. Y a rien. Je m’en fou de tes histoires, t’es pas la seule à souffrir ou à avoir perdu des trucs. T’es pas la seule pour laquelle la vie se passe pas comme prévu. » Elle est peut-être injuste, peut-être cruelle mais ça lui fait du bien de laisse tout sortir. Peut-être que l’inconnue lui permettra au moins ça, d’être un défouloir pour une colère qui n’a pas de destinataire. Peut-être qu’elle lui apportera une solution qu’elle ne savais pas où chercher jusque là. Elle ne s’énervait jamais, elle ne se laissait pas aller à ça. Elle ne s’en prenait jamais à Xas ou à Orpheus. Elle ne s’en prenait pas à elle même ou à la vie. Elle tentait toujours de voir le bon côté des choses, d’aller de l’avant et toutes ces conneries qu’on se dit pour ne pas se laisser couler. Mais là, devant ce KFC sans intérêt avec cette inconnue un peu trop sûre d’elle, elle avait l’impression que si elle explosait les conséquences ne seraient pas si terribles. « Je suis pas Flora, putain. Flora est morte, moi aussi je vais crever alors tout ce que je veux c’est mon téléphone et ne plus jamais revoir ta gueule. » Elle tend la main ouverte vers l’inconnue. Si son téléphone ne se retrouve pas dans sa paume dans les prochaines secondes, elle envisage très sérieusement de la lui foutre sur la gueule comme prochaine étape. Ca résoudra rien à part peut-être sa colère. Comme si c’était possible de combattre correctement l’injustice du destin.