S’il y avait une chose qui faisait que Serena n’était pas encore une adulte, ce serait la suivante : elle ne savait pas faire la différence entre une petite bêtise, une blague insignifiante et rapidement oubliée et oubliable et une grosse bêtise, de celles qui ne se réparaient pas. Le genre de bêtises qui brisent des amitiés ou des vases d’une valeur symbolique inestimable.

Mais elle n’était pas entièrement dépourvue d’instinct de survie et la peur commença à lui tenailler le ventre quand elle vit s’approcher d’elle la générale, les yeux de plus en plus noirs, le pas de plus en plus imposant et les sourcils de plus en plus froncés. Un mélange d’inquiétude et de défiance la fit rester sur place. Elle ne s’imaginait pas que la dénommée Viktoria ose toucher un seul de ses cheveux, par peur de déclencher une guerre entre les deux espèces surnaturelles les plus puissantes du monde. Même si Serena se désintéressait volontairement de la politique par peur de trop s’y engager et d’avoir trop à perdre, il y avait au moins cela qui lui paraissait évident.

Et effectivement, Viktoria ne la toucha pas. Même la tête levée, la dragonne sentit à peine son souffle sur son visage. Pourtant, le son de la voix hypnotique parvint bien à ses oreilles, un ordre dévastateur qui lui tordit ses entrailles, alors qu’elle se retournait et commençait à avancer inexorablement vers la fenêtre du building.

Serena ne s’était encore jamais transformée. Ce n’était pas faute d’avoir essayé avec Azur, Ariadne ou Athena. Même Esmée et Rhea avaient tenté de lui donner des conseils, et Serena avait cru percevoir quelques inquiétudes dans leur ton pourtant toujours encourageant. Elle savait bien qu’il aurait fallu qu’elle fasse plus d’efforts, qu’elle essaie plus, mais ça ne la dérangeait pas de ne pas y arriver : elle était habituée à décevoir les autres, et même la déception d’Azur ne changeait rien au fait qu’elle appréciait leurs séances d’entraînement entre frère et sœur. Ce n’était jamais une question de vie ou de mort, car quelqu’un serait toujours là pour la protéger, et pour y arriver à sa place.

Mais personne n’était avec elle, à ce moment précis, et mille pensées se mirent à tourbillonner dans sa tête, si bien qu’aucun son ne sortait de sa bouche, alors qu’elle approchait de la fenêtre en verre et qu’elle commençait à voir la vue sur Washington.

C’était la fin. Elle allait faire un saut de l’ange sans ailes, et tout ce qui l’attendait en bas serait un enfer de béton. Son seul secours pourrait venir de son bourreau et elle se décida à articuler :

Attends ! Pardon, pardon. Je ne me suis jamais transformée…

Des excuses qui arrivent trop tard, et elle brisa la fenêtre comme elle avait brisé le vase.

Elle eut l’impression d’avaler son coeur alors qu’elle sauta dans le vide.

On ne se rend jamais compte de la vraie hauteur d’un building.

Jusqu’à ce qu’on sente ses oreilles se boucher.

Jusqu’à ce qu’on ait le temps de tomber.

Elle ne doit pas se décevoir.

Une grande inspiration.

Et Serena se retrouva sur la terre ferme, comme si rien de tout ça ne s’était passé. Ou presque. Puisqu’à présent ce n’était plus des pieds qu’elle avait, mais des gigantesques pattes de dinosaure. Elle n’avait plus de bras, mais des ailes, qu’elle avait repliées par instinct tout autour d’elle. Ce qui ne suffit pas à la protéger des flashs des appareils photo et des exclamations effrayées des passants. On voit beaucoup de choses à Washington, mais ce n’est pas New York : tout le monde s’arrête et la bombarde.

La dragonne reprit petit à petit ses esprits et se dit qu’il fallait qu’elle parte de cet endroit et qu’elle n’y remette plus jamais les pieds. Elle voulut courir, mais c’était en oubliant sa queue, qui balaya un arrêt de bus. Profitant néanmoins de la distraction causée par le bruit des éclats de verre, elle courut à plat ventre vers le portail zouwu le plus proche, se retrouvant d’abord à Philadelphie, puis à Baltimore, puis enfin devant le portail du Sanctuaire Riverwood.