Tout arrive. Après tant d'années de travail, j'ai enfin obtenu ma chance d'avoir une campagne de pub à l'échelle nationale. La serveuse de la Nouvelle-Orléans, l'enseignante de Milwaukee, le fils du pasteur de Saint-Louis, le politique de D.C., l'influenceuse californienne, le joueur de basket de Chicago, le vendeur de tortillas de Phoenix : tous pourront voir les bijoux d'une Boss, toutes pourront venir acheter chez Boss Jewels. (Les frais de ports varient selon les États, voir condition de remboursement selon...)

Toutefois, pour une campagne de cette ampleur, il me fallait des investissements. Et le fond qui m'a proposé son soutien réclamait d'abord que j'exécute un audit de mes activités. Je suppose qu'il est normal de vérifier la rentabilité de l'entreprise quand la PDG a obtenu son diplôme dans un community college. Alors depuis deux jours, je repasse toutes mes factures, pour bien vérifier qu'il n'y a aucune trace des parties les plus illégales de mon succès. Marché noir, manipulation djinn : tout ceci ne mérite pas d'être indiqué aux investisseurs.

Je passe avec tristesse sur les factures de Marisol. Qu'est-ce que je ne donnerai pas pour qu'elle soit là, à la tête de la campagne de com. Boss Jewels manque de chaleur et de vie depuis son départ. Mais ce qui a été dit ne disparaîtra jamais et son soleil ne brillera plus sur mon entreprise. Je ne peux même pas proposer à Isra de venir à la remplacer : je ne voudrai pas l'éloigner de son musée. Je vais finir par devoir promouvoir Christie, la bimbo qui m'a ignoré tout au long de ma scolarité pour s'intéresser à moi quand Boss Jewels a commencé à bien marcher. Pour l'instant elle n'est que vendeuse et j'aimerai autant éviter de lui donner trop de responsabilités alors qu'elle a souvent du mal à se souvenir de vérouiller la porte quand elle ferme la boutique.

Elle est quand même capable de m'annoncer l'arrivée de la personne chargée de l'audit. Je me lève et tente de rendre mon bureau et moi-même présentables. Je défroisse ma chemise à motifs floraux et reclasse les piles de fiches de paies. Je suis en train d'hésiter entre mes cheveux bleus détachés ou en queue de cheval quand mon visage devient écarlate.

Je devrais être habituée à cette couleur pourtant à force de la porter comme une couronne, mais cette teinte étoilée me choquera toujours. J'aurai du m'y attendre pourtant, en insistant pour engager une entreprise de Phoenix. C'est bien beau l'économie circulaire mais le local a ses inconvénients : je connais les gens. Je n'étais clairement pas la dernière pour faire la fête à l'université (ni maintenant d'ailleurs) alors la majorité des personnes nées dans les années 90 et travaillant dans la région de Phoenix ont partagé une pinte avec moi, ou une piste de dance.

Pourtant peu ont laissé une ivresse si profonde et en si peu de temps que Nova-Blue Herondale. Ça a été ce crush un peu inexpliqué et sans doute inexplicable. Cette attirance dès que les yeux se rencontrent, cette fascination dès que le nom et les premières informations sont découvertes, cette quête géniale pour en découvrir le plus sur elle afin de l'aborder de la meilleure manière. Si un roc d'ambre rose n'avait pas bloqué le passage avec ses mensonges et sa sale gueule, je suis convaincue que nous aurions pu ensemble voguer sur une belle rivière bleutée. Je tente de croire ça, oubliant que les rivières ne coulent que dans un sens.

"Nova-Blue, tu..."

Dans quelles eaux tumultueuses me suis-je retrouvée ? Je ne suis plus le torrent vindicatif que j'étais il y a dix ans. Je suis toujours pas un long fleuve tranquille où les cygnes voguent en couple, heureux et splendides. Mais je suis peut-être une rivière rapide, sur laquelle les pirates vikings peuvent remonter, audacieux et aventureux. Je souris intérieurement : ça fait longtemps que j’attendais de revoir Nova-Blue, il est temps de tenter ce que je n’ai jamais su faire.

« Pardon, je suis surprise. Ravie de te revoir mais quand même surprise. » . Je ris un peu et tend ma main, professionnelle et amicale« Ça fait super longtemps, qu’est-ce que tu deviens ?  » Je me mords la lèvre. « Enfin, à part l’audit. Enfin, si c’est pour ça que tu es là, euh, voilà. » Je baisse les yeux. Une pirate viking, on disait ?
 

Bien sûr que c’est Nova qui est exactement à l’heure. Bien sûr que c’est Blue qui ne laisse aucune trace de fatigue témoigner de son fameux entraînement matinal, celui qui provoquait la moquerie de nos camarades et mon respect éternel, seulement une musculature fine et délicate. Bien sûr que Mme Herondale a ce sourire tranquille, équilibrée sur les piliers de ses certitudes, de cet ordre que je lui envie tant. Bien sûr que l’hirondelle de Phoenix se tient droite dans sa jupe irrésistible, bien sûr que sa queue de cheval sans défauts me fait regretter avoir même eu l’idée de vouloir faire comme elle sans le savoir, bien sûr que ses splendides boucles d’oreilles la font appartenir à l’univers de la bijouterie, bien sûr que son chemisier étincelant la fait se séparer de tout le reste comme une apparition angélique. Et bien sûr, il n’y a que moi pour plonger à ce point dans l’océan de mes fascinations.

Et puis elle parle des mails. « Ah. Oui. Ça. » J’en suis presque à chercher une issue de secours pour m’enfuir le plus loin possible. Comment ils disent déjà les jeunes sur Twitter ?  Ah, oui : cringe. Putain, Kota, à quoi tu pensais en envoyant tous tes soucis et questions à une meuf sur qui tu rêves depuis bien trop longtemps alors que tu pourrais compter le nombre de fois où vous avait parlé sur les doigts de ta main ? Bon, peut-être deux…

« Au travail, oui, tu as raison, hahaha. » Plutôt travailler que de rester à baigner dans le malaise. « Je… Euh, désolé je n’ai pas d’autres bureaux, mais tu peux prendre le mien pour faire ce que tu as à faire et je vais… euh, je vais me mettre là. » Je prends quelques dossiers pour lui laisser de la place et me pose devant la coiffeuse. C’est pas vraiment un bureau, mais écoute, on fait avec ce qu’on a. « De toute façon, aujourd’hui j’ai surtout de la com à faire, donc je peux le faire sur mon téléphone tu sais ? Enfin, vous aviez des cours de com à Phoenix non dans ta formation parce que... » Je me mords les lèvres encore plus visiblement. « Pardon. Au travail, hahaha. » Ta. Gueule. Kota. Et vas t’asseoir, et te relève pas, pour ton propre bien.

La journée passe lentement. Le souci de travailler sur une coiffeuse, c’est qu’il y a un miroir. Alors, même dos à Nova-Blue, mes yeux tombent quand même, bien malgré eux, sur sa mine concentrée, sa nuque, lorsque parfois elle se retourne, et surtout l’écarlate de ses lèvres, cette couleur que je croyais avoir rêvée tant elle m’avait marquée, mais qui retrouve bien la réalité quand elle est à seulement quelques mètres de moi.

Mais mes yeux trouvent toujours leurs reflets et la réalité : Nova a beau sembler à portée de main, son bleu reste aussi inatteignable que celui du ciel. Jamais je n’aurai le courage, toujours le passé sera là et puis merde je suis même pas sûre qu’elle soit intéressée par les femmes en fait ? Mais si le bleu semble aussi distant que l’océan, je me dis aussi que les nova n’apparaissent qu’une fois. Que j’ai une chance et que je dois la prendre. Allez, Kota, saisis ton occasion. Quand 18 heure s’approche, je m’avance vers elle, presque comme l’élève modèle s’approche de sa prof préférée, à la fois fascinée et impressionnée.

« T’as fait du super boulot aujourd’hui, merci beaucoup. » Instinct de manager optimiste : toujours complimenter et pousser vers le haut. « Est-ce que… J’imagine que tu es très occupée mais si tu veux qu’on aille manger un truc ou quoi je… Enfin, je suis dispo ce soir mais si tu ne peux pas je peux te transmettre un calendrier de mes disponibilités et... » La création qui a pris ma dernière heure de travail : un beau calendrier avec des codes couleurs et tout, afin de séduire Nova sur le terrain où je sais qu’elle est le plus confortable : l’organisation. « Y’a un libanais très calme ou sinon un tex-mex sympa mais avec peu d’options veggies ou on peut juste boire un coup enfin... » Franchement Kota, est-ce que tu pourrais au moins finir une seule de tes putains de phrase pour faire un petit peu de putain de sens ? « Enfin, si tu peux pas, pas de soucis ! » Et si tu veux pas, par pitié ne me le dis pas.
 

Il suffit d’une main posée sur mon bras. Il suffit que ses yeux clairs croisent les miens. Il suffit que les mots deviennent rassurants et aimables. Il suffit de quelques gestes pour que l’espoir renaisse. Pour que cette dangereuse plante recouvre tout mon cerveau. Pour que ce courant se déverse dans tous mes désirs. Les graines du crush étudiant sont arrosées soudainement pour faire fleurir un souhait robuste. Qui, aussi, pourrait ne pas adorer Nova-Blue ? Pas moi.

J’ai la gorge sèche mais ma langue ne sait s’arrêter. Je parle du temps qui est plus chaud que quand on était étudiantes. Du serveur qui est un zouwu et que j’ai vu une fois se transformer en papillon. D’à quel point on se doutait pas de tout ça il ya même pas dix ans, enfin je sais pas, peut-être que toi si ? De que vraiment le libanais c’est super bon quand même, et que je suis jamais allé au Liban, ou même en Asie en fait et que ça me dirait bien mais que je sais pas c’est étrange et toi, tu veux aller où ? Et je parle de la robe d’une fille croisée dans la rue, qu’elle est belle, mais que la tenue de Nova est encore mieux, mais je dis quand même pas à quel point je la trouve super chouette, enfin bon je pense que mes yeux parlent à ma place et c’est comme ça, j’y peux rien, c’est les siens aussi, ils avaient qu’à pas être aussi brillants et profonds et merveilleux et splendides et…

« Et Scarlett, comment elle va ? »

Je souffle un instant. Espérant qu’elle se mettra elle aussi à parler, qu’elle va rentrer dans le relais avec moi. Mais est-ce que je lui laisse assez de place pour qu’elle le fasse ? Je me mords les lèvres et je fixe les siennes, les mains tordues sous la table, loin de son regard brillant.