CLADE ÷ angels like you can't fly down hell with me

Il y a le ronronnement de la route et les bruits étouffés des divers ronflements qui se mêlent dans l’atmosphère feutrée du bus. D’habitude, elle est la première à fermer les yeux, le mouvement régulier des roues en rotation sur l’asphalte agissant comme la parfaite berceuse. Elle se souvient sans mal de ces longs trajets en voiture, coincée entre Orpheus et Phoebus, alternant entre s’endormir sur l’épaule droite du premier ou la tête posée sur la cuisse gauche du second. Ils avaient toujours eu leurs places et très jeune elle avait décrété que si elle devait être au milieu, elle ne se gênerait pas pour s’étaler sur eux. Ils avaient accepté sans broncher, car même si elle était plus petite en taille, elle avait toujours su se faire entendre et respecter. Dans leur fratrie, chacun avait toujours semblé avoir sa place.

A sa droite aujourd’hui, il n’y avait pas le visage familier de son jumeau mais celui encore inconnu de cette quatrième personne qu’ils ramenaient avec eux de ce qui aurait dû être leur dernier voyage. Le Chili était encore plus beau que dans ses espoirs et ses yeux brillaient encore des merveilles qu’ils avaient eu la chance de voir. Mais son état n’avait fait que se dégrader et elle était pratiquement sûre de devoir s’aliter en rentrant et de ne plus jamais avoir l’occasion de se relever. Elle avait fait la paix avec cette situation. Il y a des années qu’elle aurait dû laisser s’échapper son dernier souffle. Tout ce qu’elle avait vécu depuis n’était qu’un supplément qu’elle avait volé sans y être invitée et il lui semblait juste d’être obligée à présent de payer sa dette.

Et puis ils avaient croisé la route de Jade. Jade qui était assis à ses côtés à la place de l’un de ses frères. Jade qui était devenu son djinn, prenant en quelques instants une place dans sa vie qu’elle n’était pas sûre d’avoir disponible. Elle essaye d’être polie, maman lui a toujours dit qu’on ne pouvait pas fixer les gens, que ça ne se faisait pas. Mais toutes les trente secondes, à peu près, son regard se pose sur lui et les questions tourbillonnent dans sa tête. « Je crois qu’ils ne m’aiment pas beaucoup. » Il lui dit et il n’a pas besoin de préciser de qui il parle. Elle aussi a vu les regards méfiants et les gestes échangés entre ses frères. Elle aussi a vu la panique sur le visage de Xas quand elle a affirmé vouloir passer le voyage à côté de Jade alors qu’elle savait qu’Orpheus avait prévu de s’asseoir à cette place en prenant soin de faire comprendre à Jade à quel point il était musclé et à quel point il n’hésiterait pas à le frapper au visage dès la première embrouille. Mais elle avait un djinn à présent et si elle ne savait pas encore bien ce que ça impliquait, elle savait qu’ils devaient être proches. « C’est pas contre toi. Rien n’est facile pour nous alors ils ont toujours peur pour moi. » Elle répond avec un sourire et un haussement d’épaules. Rien n’est facile pour les Astraea. L’euphémisme rend la situation encore plus grotesque.

Le chauffeur les informe d’un prochain arrêt et elle entend son ventre grommeler. Elle n’a pas beaucoup mangé depuis leur rencontre, trop occupée à penser et à envisager ce que toute cette situation voulait dire pour elle. « Tu peux dormir si tu veux. T’es pas obligée de me tenir compagnie. » Il murmure sans la regarder. Elle pourrait tomber de fatigue, son corps lui en serait reconnaissant, mais elle secoue la tête. « Ca va. » Elle répond avec assurance pour masquer qu’en fait ça ne va pas. « Et puis c’est pas ce qu’on est censé faire ? Se tenir compagnie ? » Elle rit bêtement, il doit la prendre pour idiote. Il a dit avoir plus d’un siècle, il a dû voir passer des dizaines de personnes, se lier à des dizaines d’autres. Elle n’était qu’un point sur l’infinité de son immortalité et peut-être qu’il ne la voyait que comme un obstacle sur sa route. Elle n’était pas tout à fait naïve et elle savait que les djinns n’étaient pas réputés pour être les êtres surnaturels les plus bienveillants. Pourtant elle avait envie d’y croire. Elle avait un djinn à présent. « Je veux dire, comment ça marche ? On doit être tout le temps ensemble ? On doit tout se dire ? C’est quoi les termes du contrat finalement ? » Dans la pénombre, elle tente d’accrocher son regard. Elle a l’audace de ceux qui sont proches de la mort et qui n’ont plus le temps de s’embarrasser des convenances. Il est un espoir mais elle n’est pas naïve, elle est loin d’être tirée d'affaires.

Son djinn n’avait rien d’un Génie. Elle se sentait un peu bête d’y penser, mais c’était l’image qui s’imposait à elle quand elle l’observait si sombre et renfermé sur lui-même. Son visage semble sculpté dans le marbre, comme s’il avait appris au fil des années à enfouir ses sentiments et à ne jamais les laisser s’échapper. Elle n’en connaissait pas beaucoup, c’était peut-être la première fois qu’elle avait l’occasion d’être si proche de l’un d’entre eux. Et c’était stupide, elle savait bien qu’ils ne sortaient pas d’une lampe en se mettant à chanter qu’ils étaient votre meilleur ami. Mais après des années passées dans le vide du purgatoire, elle s’était attendue à ce que son djinn soit un peu plus joyeux, un peu plus avenant. Elle n’avait pas la force d’être heureuse pour deux, alors si leurs échanges devaient rester tristes et mornes, elle le suivrait sur sa lancée. Elle était bien placée pour savoir que la vie n’était pas toujours toute rose et l’immortalité n’était surement pas un facteur améliorant. Le bus s’était arrêté et elle voyait ses frères se diriger vers la station-service pour leur ramener de quoi grignoter. Elle n’avait rien demandé, mais elle savait que Xas lui prendrait des Reese‘s, et qu’ils s’en empiffreraient jusqu’à en avoir mal au cœur. C’était leur petite tradition. Alors en sortant du véhicule, elle se posta à côté de Jade.

La lumière de la route éclairait plus précisément son visage sur lequel aucune étincelle ne semblait capable de s’allumer. Elle n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi triste. « Mon rôle est de t’aider à aller où tu veux aller, où que ce soit. » Il lui expliqua et elle l’écouta avec attention en faisant quelques pas pour se dégourdir les jambes. Elle laissa échapper un rire devant l’énumération des possibles. « Oh non, je ne saurais pas quoi faire avec le monde à mes pieds. » Elle répondit en levant la tête pour observer les étoiles. « Sauf si j’étais là-haut et que le monde était littéralement à mes pieds. » Elle rajouta dans un soupire. Elle voyait la Lune et les constellations se dessiner péniblement dans le ciel trop pollué pour laisser place aux étoiles. « C’était mon rêve, avant, et j’aurais été capable de l’atteindre, même sans ton aide. » C’était sa certitude la plus profonde, et l’un de ses plus grands regrets. Elle baissa la tête, reportant son attention sur l’homme à côté d’elle. « Aujourd’hui je crois que j’aimerai juste pouvoir être là. Je n’arrête pas de me dire que je suis prête pour l’ultime voyage, mais c’est effrayant. Tu peux m’aider pour ça ? » Elle lui demanda avec l’innocence et l’espoir d’un enfant. Il n’y avait rien de grandiloquent dans ses rêves, juste une envie de vivre qu’elle s’efforçait de tuer depuis des mois, mais qui continuait inlassablement de survivre.

Le silence s’installe entre eux, entrecoupé par le va et vient des voitures qui roulent sur l’asphalte quelques mètres plus loin. Il l’a regarde droit dans les yeux et elle fait tout son possible pour ne pas détourner le regard, elle qui a pris l’habitude de s’extraire de la vue des autres, de peur que tous ses secrets ne se lisent sur son visage. Mais elle s’est fait une promesse quand il est apparu devant elle pour la première fois. Elle serait toujours honnête avec lui, parce qu’elle n’avait aucun intérêt à lui mentir. Elle avait côtoyé trop d’hôpitaux pour savoir que mentir par fierté ou par honte ne permettait jamais de guérir. Jade n’était pas docteur, mais il pouvait peut-être la sauver. Si il était son seul espoir, elle devait avoir confiance, elle n’avait pas le choix. Dans toutes les équations, elle finissait par mourir à la fin. Même s’il décidait de la tuer pour prendre son corps, le résultat serait le même pour elle. Il n’y avait rien qui lui permettait de savoir si elle faisait le bon choix en plaçant sa confiance dans un quasi inconnu. Mais tout le problème était là. Elle n’avait pas réellement le choix.

« Je peux t’aider pour tout. »  Il lui dit en se rapprochant d’elle. Elle ne se recule pas, lisant une sincérité dans son regard à lui. C’est maintenant, à cet instant que les termes du contrat vont vraiment être énoncés et elle le sait. Malgré le masque de fer qui lui sert de visage, Jade lui apparaît fascinant. Elle frissonne quand il lui attrape les poignets, fixant ses doigts se baladant le long de ses veines. « Il faudra que tu choisisses entre vivre ou partir, Cléophée Astraea, et je ne peux pas le faire pour toi. » Entendre son nom entier la surprend légèrement. Elle ne côtoie presque plus que ses frères qui ne l’appellent que Cléo à longueur de journée. Il y a quelque chose de très formel et de très réel qui se dessine au contact de Jade. Il est le croisement de deux chemins mais c’est à elle de choisir la voie. Elle n’a jamais voulu partir. Elle s’y est résigné avec le temps, parce qu’il n’y avait que cette option et que la peur de mourir paralyse chaque instant de la vie, si on s’y attarde trop. Elle avait besoin d’être forte pour elle, pour Abraxas, pour Orpheus, pour ses parents. Pas pour Jade. Elle n’avait besoin que d’être honnête.

Elle suit son regard jusqu’à la station service mais elle se reconcentre vite sur lui. « Je ne veux pas partir. » Elle dit distinctement et simplement en se tenant bien droite. « Mais je ne veux plus vivre comme ça. Je ne veux pas rester au prix de la vie des autres. » Complètement honnête. Pas de secret à cacher, même si la vérité lui brûle les lèvres et mouille ses yeux. « J’ai déjà été malade et j’allais mourir. J’avais fait la paix avec l’idée, car il n’y avait rien d’autre à faire. J’étais résignée. Pas Xas. Il est devenu sorcier pour me sauver. Il … Il a pris mon âme pour la mettre dans ce corps, ce n’est pas le mien et à chaque fois que je me vois dans un miroir j’ai envie d’hurler. » Elle détache l’une de ses mains pour essuyer une larme sur sa joue. « Il l’aurait refait de la même façon cette fois-ci. S’il avait pu. Mais je ne veux pas revivre ça. Si c’est le prix à payer alors je préfère partir. Si tu peux me sauver sans ça, alors je te suivrai sur la terre entière. » Il était son seul espoir et elle espérait que ses épaules cosmiques suffiraient à porter son fardeau.