perfect strangers (jade)

Tu sais bien qu’il y a aucun moyen qu’elle te reconnaisse mais t’es pas tranquille pour autant. Tu te dis que tout va te trahir, et t’es pas là pour renouer, t’es pas là pour remuer le passé. T’es là au nom de l’amour que tu lui as porté, t’es là pour voir si elle va bien. Y’a peu de choses que t’es sûr et certain d’avoir aimé, mais Scarlett est la plus flamboyante de toutes, la plus douloureusement évidente. C’était si banal, pourtant. La quintessence de l’humain. Un amour jeune, entre les cours et les soirées arrosées à l’alcool bon marché. Mais tout ce qui est commun, elle a réussi à rendre épique, tout ce qui est terne, elle a réussi à faire briller. Sauf toi, peut-être.

En plus t’es à la bourre, t’arrivais pas à te décider, jusqu’à la dernière seconde tu t’es dit que t’allais pas y aller, et finalement la curiosité l’a emporté. Quand tu t’approches et qu’elle relève les yeux vers toi, tu serres le zippo dans la poche de ton manteau – tu t’accroches au moment, au regard qu’elle t’offre, même si comme dans ton souvenir, il est plutôt énervé. T’arrives même pas à t’excuser tellement tu la regardes, et tu l’écoutes, et elle a pas changé. Pour toi, ça fait dix secondes que vous vous êtes quittés, mais pour elle ça fait quasi dix ans, tout devrait être différent. « Jack » tu te présentes, la main sur le torse comme pour empêcher quelque chose de s’en échapper. Tu remarques trop tard qu’elle t’a tendu la main et que tu l’as pas prise, mais de toute manière tu préfères pas jouer avec le feu – tu as appris à la dure que ça ne rend jamais les gens heureux.  

Tu la suis à l’intérieur sans le moindre regard pour le code dont elle te parle – t’es curieux de découvrir ce dont Caïn t’a parlé, t’admires la présence du gars, sa conviction infaillible dans son but. Tu l’envies presque. Tu sais pas identifier ce que ça t’inspire, en vérité, tu sais juste que toi, tu vivras jamais aussi passionnément que ça. « Mh » tu réponds, la gorge sèche. Tu sais bien que t’as l’air complètement désintéressé à ce stade mais t’arrives pas à te composer une façade, t’arrives pas à feindre un fonctionnement normal. Y’a rien de normal dans cette histoire. Tu voudrais tout lui dire. Tu voudrais lui cacher pour toujours, et tout recommencer. Tu voudrais partir. Tu voudrais ne plus jamais la quitter. Tu voudrais arrêter de penser.

Le nerf de la guerre. C’est marrant, cette expression te transporte des années en arrière. Elle disait ça tout le temps à l’époque. Le crayon de papier en maths ? Le nerf de la guerre. La solidarité féminine ? Le nerf de la guerre. Un préservatif pour éviter de tomber enceinte ? Le nerf de la guerre. Ah, ça te fait froncer le nez ça hein ? Mon pauvre petit pote, t’aurais dû savoir que c’est pas au purgatoire que tu peux oublier ce qui s’est passé. « Qu’est-ce qui m’amène ? » tu répètes comme un con. Mais cela dit, c’est plus facile de se connecter à la situation maintenant qu’elle t’a posé une question, c’était une remarque que tu t’étais déjà faite avant. Plus t’es libre et moins tu sais vivre. « Je suis là pour voir si je peux être utile » tu réponds en fixant le mur, avec une honnêteté désarmante « Je sais pas trop quoi faire d’autre » Ce n’est qu’une question de temps avant que Cléo ne réalise que tu ne peux pas grand-chose pour elle, alors autant laisser ta marque quelque part avant de partir. Au moins, t’auras pu revoir Scarlett une dernière fois.
   

CODAGE PAR AMATIS   

Tu retiendras que dalle de ce que Scarlett te montre, tu le sais d’avance. Maintenant que t’as posé les yeux sur elle t’arrives pas à regarder ailleurs. Si y’a un truc qui n’a pas changé, c’est bien ça. Et c’est aussi ça qui t’a perdu, à l’époque. T’étais tellement occupé à la regarder elle que t’en as oublié tout le reste, et c’est quand même un peu con de se dire que ça va recommencer alors que tu la revois pour la première fois en une décennie. Reprends-toi mon vieux, putain. T’es trop ébranlé pour acquiescer quand elle te demande si t’es djinn. Ça te fait putain de bizarre, qu’elle prononce ce mot avec une telle décontraction, alors que t’as caché toute cette partie de toi quand vous étiez ensemble. Surtout ne jamais lui dire, ne jamais faire l’erreur de révéler ce pan de ta vie, car ça concerne pas que toi. Et aujourd’hui, elle te demande si t’es djinn comme elle te demanderait si t’es Verseau ou Scorpion, elle te parle du Purgatoire comme si c’était une destination de vacances comme une autre, comme si tu revenais du Club Med. Bordel. « Ouais, un truc comme ça » tu reprends ses mots, et tu lis son agacement dans son regard. T’es en train de tout gâcher parce que tu sais pas répondre à ses questions, tu sais pas te comporter comme un gars normal, tu sais pas comment exister sans ramper pour lui demander pardon, lui dire que tu voulais pas partir et que ça s’est juste fait comme ça. T’es encore en train de partir, tu le sens. Ce sera encore pire si tu pars mais t’y peux rien. Tu penses aux chronographes, à la manière dont ils permettent de calculer la distance avec l’orage quand il frappe. Tu penses au fait que la lumière est la plus grande vitesse connue dans le monde naturel, que le son est nettement plus lent. Concentre-toi, sa vitesse dans l’air sec, à une température de 20 ˚C, c’est quoi ? Précisément 343,2 mètres par seconde, soit plus ou moins un kilomètre en trois secondes. Imagine où tu pourrais être et où tu pourrais t’échapper, si t’avais cette vitesse-là. Les chronographes, ça compte aussi la fréquence cardiaque. Mets-le en marche, compte 15 pulsations, et arrête la mesure. C’est aussi un tachymètre, qui convertit le temps écoulé en vitesse moyenne. Les chronographes que tu répares et que t’aimes tant, ils font tout ça, et toi tu sers à rien.

C’est elle, encore une fois, qui te sort du vide et qui t’arrache un sourire, un vrai. Scarlett si vive, brute, honnête, brûlante. Tu relâches le zippo de ta poche, t’arrives à fixer ton regard. T’es revenu. « Pardon, Scarlett. » tu commences, et rien que de prononcer son prénom te donne un goût sucré sur la langue. « Je suis resté au purgatoire un peu trop longtemps, j’ai perdu l’habitude de voir des gens. Mais je suis pas perdu, je sais ce que je fais là. » Tu sais pas trop si ça fonctionne. À l’époque tu savais la rassurer, t’étais un refuge, et aujourd’hui c’est quoi qui sait plus quoi faire, on dirait que c’est toi la bouteille à la mer. « T’es là depuis longtemps, toi ? » Tu voudrais qu’elle te parle de toi. Tu voudrais t’asseoir à cette table ronde ridiculement large et l’écouter parler, rattraper tout ce que t’as manqué. Mais pour ça faut que tu décides de revenir pour de bon dans cet âge, parce que la dernière chose dont elle a besoin c’est que tu dérives encore et que tu la laisses face à l’orage.
   

CODAGE PAR AMATIS   

Ça doit être dur, là-bas.  

T’as envie de lui dire qu’elle a pas idée, mais que c’est dur ici aussi. Dans tes délires parfois tu te dis qu’au moins t’as la paix au Purgatoire, la solitude est déchirante et t’as tout le temps du monde pour t’apitoyer sur ton sort, ce que tu as dit et pas dit, ce que t’aurais dû faire, mais t’es aussi à l’abri. Tu peux pas enchaîner les conneries quand y’a rien à faire. Pendant un moment, t’as un peu peur que la discussion parte dans cette direction-là, que tu sois obligé de lui parler de ça – t’as pas envie qu’elle te plaigne ou qu’elle se sente obligée de se sentir concernée. T’as pas trop de mal à sourire quand tu constates qu’elle est déjà partie ailleurs, que t’es pas parti si longtemps qu’elle aurait complètement changé ; ça a jamais été vraiment le genre de la maison de s’émouvoir des états d’âme des autres.

T’arrives à passer un peu au-dessus de la surprise originale de la savoir ici, quand elle te parle du Phare et de la communauté qui y règne. Tu seras pas tout seul ici. C’est bien ça le problème, Scarlett, au moins quand t’es tout seul tu peux blesser personne. Tu crèves d’envie de savoir ce qui l’a attirée ici, quelles plaies tu n’as pas pu panser, quelles larmes tu n’as pas pu sécher et quelle solitude tu n’as pas pu combler. Elle te regarde avec une vraie envie, maintenant – comme une vraie personne et non pas comme une réplique en carton-pâte. T’es déjà arrivé en retard, de quelques minutes aujourd’hui mais surtout de quelques années – t’as plus envie de perdre de temps. « Ça fait pas con. Ça fait… exactement ce dont j’ai besoin. » Tu fais un pas en avant, comme pour trouver du courage dans votre proximité, comme pour t’assurer que quand tu lui auras dit la vérité, elle n’aura qu’à regarder dans tes yeux pour savoir que tout est vrai. Tu vas lui dire que c’est elle qui t’a amené ici, que tu l’as cherchée, que tu es revenu, que t’es désolé. « Scarlett, je… »

Tu t’arrêtes comme si on t’avait foutu un coup de batte dans la gueule. Tu sais pas ce que tu regardes, derrière l’épaule de la gorgone, mais ce miroir déformant te file immédiatement la gerbe. « Tu m’excuses une seconde ? » tu souffles, en actionnant tes jambes tremblantes pour partir traquer l’illusion venue le cueillir avec cruauté. Y'a qu'une seule personne à part toi qui a à ce point le talent particulier de tout gâcher.

T’as cru voir un fantôme du coin de l’œil, et t’es pas très loin de la vérité.

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