But I still can't seem to tell you why [Feyre & Hécate II]

Sa main frôle le linteau de bois de la porte d’une chambre restée vide. Feyre n’a pas dormi là, cette nuit. Hecate sait que c’est normal, que les enfants s’envolent bien vite sans qu’on ne puisse les retenir, des dragonneaux poussés hors du nid pour voler de leurs propres ailes. Elle a eu dix-huit ans pour s’habituer, et un aîné à voir partir, s’envoler dans des soirées floues où elle ne connait aucun nom. La plupart du temps, elle met son inquiétude de fer derrière son sourire de velours, elle laisse sa tendresse au placard pour ne pas trop les étouffer. Mais c’est difficile, de les voir grandir, de savoir au fond de ses tripes qu’ils n’auront plus tant besoin d’elle.
Egoïstement elle aimerait, parfois, pouvoir les retenir. Agripper leurs ailes trop immenses pour les maintenir dans son giron. Mais ça ne se fait pas, n’est-ce pas ? Et elle doit faire avec Feyre ce que Sapphire a fait pour Hadès et Athéna : les laisser partir au lointain, affleurant les nuages tourmentés d’un âge adulte qui les blessera.
C’est difficile.
La djinn referme silencieusement la porte et glisse sans bruit dans le couloir, le tissu de sa robe de chambre effleurant le parquet lustré. Les doigts jouant avec le mur, elle effleure la porte d’Orion, puis celle d’Hel avant de descendre et de rejoindre la cuisine.
La pièce est fantomatique, vide. Elle n’allume pas les néons tout de suite, se contente d’arpenter le carrelage d’un pas léger et réveillé. Les premières lueurs de l’aube vont bientôt poindre, et déjà une clarté naissante nimbe la pièce d’une aura mystique.

Dans un soupir, Hecate met une casserole de lait à chauffer et s’éloigne des flammes du gaz. Du bout des doigts, elle caresse le plan de travail, ouvre les tiroirs adaptés, sort des tasses, des cuillères à soupe. Un peu de temps s’écoule et elle casse un peu de chocolat noir au-dessus du lait frémissant, avant de mélanger le tout munie d’une cuillère en bois. Les gestes, automatiques et familiers, apaisent ses peurs de mère indigne et la voix de sa fille qui crie.
Lorsqu’elle entend cliqueter la serrure, elle se poste à l’entrée de la pièce, épaule accoudée au chambranle, et sourit à Feyre qui rentre.
« Bonjour, ma puce. » lance-t-elle dans un sourire tranquille qui dissimule mal son angoisse.
Leurs interactions sont si tendues, et depuis si longtemps déjà, qu’Hecate n’est plus bien certaine de savoir comment faire autrement. Elle a beau garder un ton doux, elle sait que l’explosion affleure la surface inférieure de l’eau, et qu’il serait mal avisé de penser que sa fille est calme.
« J’ai fait du chocolat chaud, tu en veux ? »
Et, d’un geste, elle allume la cuisine, dévoile la pièce derrière elle et sa table de petit déjeuner toute prête à être consommée. Un sourire fugace tire ses traits, mais elle ne quitte pas Feyre des yeux.

Elle sait qu’elle est à surveiller autant que du lait sur le feu.

Peut-être, oui.
Peut-être que ça fait longtemps que Feyre ne prend plus de chocolat chaud, peut-être qu’elle ne se laisse plus brosser les cheveux consciencieusement tous les matins, peut-être même qu’elle est sexuellement active ; Hecate l’était à son âge. Mais de la même manière qu’elle-même s’est privée de son enfance trop vite, elle se dit quelque fois qu’elle voudrait garder ses amours dans la leur. Leur dire qu’ils ont le droit, encore, de jouer à la poupée, de rester en pyjama toute la journée s’ils en ont envie le dimanche, de regarder des dessins animés et de se blottir dans son lit quand ils ont le plus gros chagrins. Elle a l’impression de leur dire, continuellement, chaque jour.
Bien sûr qu’elle sait qu’ils ont changé, mais ce n’est pas parce qu’on grandit qu’on doit oublier qui on est.
Hecate essuie son sourire triste d’une main lasse, passe les deux mains dans ses cheveux, lâchant simplement un :
« D’accord. »
La tension entre elles remplit la pièce en même temps que la tasse de Feyre se remplit de café. Qu’est-ce qu’elles sont devenues, toutes les deux ? Des étrangères de part et d’autre de l’ilôt central d’une cuisine où plus personne ne fait à manger. Ils ont quelqu’un pour leur faire les courses, la cuisine, le ménage, le reste.
Cette personne est gentille, et douce. Mais la seule chose qu’elle ne peut pas, c’est prendre la place d’Hecate.

D’ailleurs, Feyre le saisit très bien, lorsqu’elle l’invective posément, avec une voix d’apparence calme qui laisse passer les bouillonnements de son caractère irrité.
« Pourquoi je te gronderais, ma puce ? » qu’elle répond, d’un sourire lassé. « Tu es grande, tu as passé l’âge d’être punie ou giflée. »
Oui, elle a passé l’âge, et Hecate a passé l’âge de croire qu’elle pouvait la retenir. Elle n’a pas de comptes à demander, pas d’explications exigées, elle ne peut que sourire mollement face à l’air borné de sa fille.
« En revanche, si tu veux me raconter où tu étais, je t’écoute. »

Un sourire éclaire les lèvres de la djinn. Elle se rappelle de sa propre adolescence, et du frisson d’excitation lorsqu’elle empruntait le passage qui menait à la chambre d’Hadès. La peur d’être découverte par Sapphire, jugée par quiconque la verrait. La joie de le retrouver, ensuite, de poser ses lèvres sur les siennes, la peau contre laquelle la brune s’oubliait chaque fois un peu plus.
Ce genre de choses, elle aimerait pouvoir le raconter à Feyre, lui faire saisir avec douceur que sa mère, elle aussi, un temps, avait été adolescente. Alors elle tente un petit :
« Ah ? »
Dans son esprit trop protecteur, un million de recommandations se bousculent. Faire attention à ne pas être blessée, se protéger lors des rapports pour ne pas être mère à 17 ans, toutes ces harangues qu’elle-même aurait bien voulu qu’on lui donne quand l’histoire avait commencé.
Mais déjà la dragonne recule, reprend sa morgue et sa colère pour les plaquer sur son visage comme si elle ne respirait pas dans cet instant trop vulnérable. L’attaque la fait vaciller, blêmir.

Elle a toujours pensé que la rancœur dont Feyre l’accable quotidiennement relevait d’une crise d’ado, qu’elle avait besoin de s’affirmer face à la figure de sa mère. Ces derniers temps, la djinn réalise qu’il y a bien plus que ça, entre elles, que le gouffre qui s’est creusé l’a été par bien d’autres plaies que la brune ne comprenait pas.
Bien sûr.
Elle se sent sotte de ne pas y avoir prêté l’oreille plus tôt. Bien sûr, que Feyre se souvient des années passées à pleurer, des moments où la brune ne pouvait même pas se lever le matin tant le deuil était écrasant. Bien sûr qu’elle lui en veut pour tous les moments où elle s’est occupée d’elle en ayant le regard ailleurs, présente par le corps mais pas l’âme. Bien sûr qu’elle sait, au fond, Théa, qu’elle n’a pas été une bonne mère.
Mais elle a essayé de toutes ses forces. Elle s’est levée dès qu’elle le pouvait pour petit déjeuner avec eux. Elle a fait des bisoux magiques sur les genoux écorchés. Elle a câliné, grondé parfois, elle a pris soin de ses enfants avec les ressources qu’elle avait. Était-ce réellement de sa faute si ces ressources étaient si faibles ?
Hecate garde un instant le silence, accusant le coup du reproche que sa fille lui dévoile à peine.
« M-ma chérie, je … » L’atmosphère se fait lourde, soudain. « J’ai toujours été là pour toi. Je ne comprends p-pas. »

En fait, si, elle comprend très bien. Mais par un penchant masochiste que la brune ne se connaît pas, elle veut l’entendre d’une autre bouche.

Feyre bouge à peine, elle serre les poings, crispe légèrement son visage.
Feyre bouge à peine, mais toute la pièce vient d’imploser. Elle est remplie de sa détresse, de sa colère et de sa peine, remplie de tous les mots qu’elles n’ont jamais su se dire parce qu’elles fonctionnent différemment. Parce qu’Hecate sera toujours cette mère qui prépare du chocolat chaud. Et sa fille, face à elle, ardente, tient nettement plus de Sapphire que de qui que ce soit d’autre. En elle, il n’y a qu’un brasier incapable de se contenir, qui explose sans penser aux conséquences car elle a seule la certitude qu’elle sera debout quand tout sera poussière. Dans un sourire las et amer, la djinn reconnait sa belle-mère, et ce brin de contrôle encore que la défunte a sur sa fille.
Sapphire a été bien plus forte pour entrer dans l’esprit de Feyre ; ce qu’elle a laissé derrière elle n’a plus rien à voir avec l’enfance.
Alors, sous le choc, Hecate s’agrippe au plan de travail, accuse le coup des mots de sa fille, les tricote et les détricote comme une tapisserie dans son cœur en essayant de percevoir à quel moment elle a failli. A peine la question se pose-t-elle que les occurrences sont légions : les goûters oubliés, les cauchemars où c’était elle qui se glissait dans la chambre de ses enfants pour les regarder dormir au lieu qu’eux ne se réfugient entre les draps de leurs parents.

T’étais pas là.

Tu comprends rien.

J’avais besoin de toi.

Un autre jour, elle se serait précipitée pour récupérer les débris de verre, les rassembler dans un sac plastique et les jeter à la poubelle. Elle les aurait évacués, avant qu’ils ne blessent quelqu’un d’autres et que le café refroidi n’éclabousse ce qu’il y a de propre.
Mais pas aujourd’hui, pas cette fois.
Parce que les morceaux, quelquefois, ne peuvent pas être jetés. Qu’on doit composer, faire avec, parce que c’est là sont unique chance d’un jour pouvoir les recoller.
Aussi la brune reste muette, les yeux fixés sur un ailleurs qui ne l’atteint même pas vraiment, les doigts crispés sur le plan de travail à s’en couper toute circulation sanguine. Les images défilent en silence à travers la brume de ces larmes qu’elle essaie vainement de retenir.
« Feyre … »
Immobile, incapable d’amorcer le moindre pas vers elle, elle se contente d’être mère de loin, parce que c’est sans doute plus facile que d’accepter de l’être de près après des années de silence. Elle a essayé, pourtant. Elle leur a fait l’école à la maison. Elle se présentait à toutes les réunions parent-professeurs, même quand elle venait de se lever. Elle essayait de suivre, les prénoms des copains, les fous rires et les films dont ils parlaient. Elle n’a pas réussi.
Pire que ça ; elle a échoué.
Elle a échoué à ne donner ne serait-ce que l’illusion qu’elle aurait pu être une bonne mère. Ironique, lorsqu’on voyait son corps de métier. Elle avait fait reposer son identité sur le fait même de les avoir portés, de les avoir élevés et de leur avoir tout donné. Mais ça n’avait pas suffi, comme si ça ne suffisait jamais. Et elle aurait beau s’excuser, l’occasion ne reviendrait plus.
Hecate a échoué.

Alors, devant ce constat, que reste-t-il comme bouts de verre à recoller ? Elle n’a pas d’excuse, pas de justification, seulement sa folle sincérité que Feyre n’a jamais su comprendre.
« J-j’ai fait tout ce que j’ai pu. »
Nerveusement, elle passe une main dans ses cheveux, tâchant de regarder ailleurs que sous les paupières de sa fille. Si elle y plonge, même une seconde, elle risque bien de se noyer.
« J-je sais que … je sais que, ça ne change rien. Et ça n’excuse rien. Et ça ne ramènera pas s-son enfance à la Feyre d’il y a quelques temps. » Sa voix est nouée, fragile, à nu. Sa chair semble tellement à vif que si Feyre enfonçait ses griffes dans la moindre part de son corps, la djinn se dissoudrait sûrement sans pouvoir lutter une seconde. Pourtant, elle continue encore. « … mais c’est vrai. J’ai fait … tout … tout ce que j’ai pu. »

Je te demande pas de comprendre, ma puce, que tout ce que je pouvais alors c’était moins que ce que j’aurais dû. Et j’espère que, si tu es mère, tu feras nettement mieux que moi.

Elles se tiennent désormais, face à face, en équilibre sur un fil qui ne demande qu’à se couper. Déjà les Parques sont de la partie, elles viennent et les encerclent avec leurs gigantesques ciseaux et cherchent à les faire défaillir. Le cordon s’est trop élimé, trop étiré. Elle n’a pas assez entretenu ce qu’elle pensait toujours acquis. Elles vont tomber. Tôt ou tard, elles vont tomber, basculer dans le vide et s’écraser contre le sol.
Le silence s’étire et s’éternise, contenant tous les mots assoiffés qu’elles ne parviennent pas à se dire.
Feyre ne réagit pas, mais Hecate sent sa colère exsuder, se répercuter, rejaillir dans toute la cuisine. Y a-t-il encore d’elles quelque chose qu’Hecate pourra bien sauver ?

Est-ce-que tu l’aimes, Papa ?

La discussion prend un virage auquel elle ne s’attendait pas. Comme souvent, avec sa cadette, Hecate se sent démunie. Prise de court. Désemparée. Elle aimerait trouver les bons mots pour que Feyre l’entende, mais c’est comme si elles se tenaient de part et d’autre d’une porte vitrée. La djinn colle son front contre le verre sans jamais atteindre l’autre côté. Qu’est-il advenu de la toute petite fille qui venait se lover contre elle, silencieusement ? Celle à qui elle tressait les cheveux avant qu’elle ne parte, le matin, rejoindre d’autres camarades dans une école bien trop loin d’elle ?

Est-ce-que tu l’aimes, Papa ?

Le silence répond à sa place.
C’est une question trop compliquée pour que la réponse soit facile. Pour comprendre jusqu’à l’énoncé, il faut savoir ce qu’est aimer. Et, si elle a la profonde certitude d’avoir des sentiments très forts pour Hadès, elle n’est pas certaine de ce que c’est.
Ce qui la transcende, avec Isaac, n’est même pas certainement de l’amour. Plutôt une forme d’obsession, quelque chose de puissant, qui leur colle à la peau et les embourbe doucement. Mais elle n’est pas sûre de ce que c’est, non plus.
A vrai dire, elle n’est sûre de rien.
Sa main veut se tendre vers Feyre, mais échoue sur la table, entre elles.

« Bien sûr que j’aime ton père, ma puce. » Répond-elle malgré tous ses doutes. « Mais parfois, c’est un peu plus compliqué que ça. »
Dans un soupir, elle sent son cœur trembler en elle comme un papillon affolé. Bien sûr, qu’elle aime Hadès. Qu’elle l’a toujours aimé. Qu’elle n’a pas pu passer à côté de lui. Mais la raison est bien trop sombre pour qu’elle puisse se confier dessus.
Bien sûr, qu’elle aime Hadès.

Elle ne saurait pas faire autrement.

Compliqué.
Elle se fait rire de sa propre banalité. Souvent, l’oubli la guette que ses enfants sont déjà nettement trop grands pour entendre sa rassurance. Eux aussi, ils ont vu. Eux aussi, ils ont vécu. Pour eux aussi, le monde est une mâchoire d’acier qui ne demande qu’à les broyer. Impossible de déterminer combien Hel et Feyre ont souffert du nom de Nightshade qu’ils doivent porter. Il n’y a qu’Orion qui lui en parle.
Sans doute que les deux autres ont compris la fragilité de leur mère et, par souci de la préserver, apprennent à devenir des adultes avec quelques tuteurs en moins. A quel moment s’est-elle laissé dériver aussi loin d’elleux ? A quel instant la bascule s’est-elle produite, si jamais même il y en a eu une ? A-t-elle toujours été si faible, si incapable de se dresser face à l’inconnu et l’avenir ?
Les mots de Feyre sont plus tranchants que ces morceaux de porcelaine qui sont fracturés dans l’évier.

Pourquoi ?

Ses dents viennent rencontrer sa lèvre inférieure, tandis qu’elle retient des sanglots qui ne demandent qu’à s’échapper. La question est enfantine, désuète, Feyre l’a posée des milliers de fois, à propos de milliers de choses car le monde était trop étrange pour qu’elle le comprenne en un coup. Et chaque fois, Hecate souriait, lui caressait doucement le crâne avant de trouver des réponses qui pouvaient convenir à son âge.
Aujourd’hui, elle ne sourit pas.
La tension est trop importante et l’âge de Feyre déjà trop grand. L’accusation vient percer la poitrine tremblante d'Hecate comme celle d’une perdrix. Alors, il faut qu’il parle à sa fille comme elle parlerait à une adulte. Cœur ouvert, côtes écartelées.
« Tu sais, j’avais presque ton âge quand tu es née. » fait-elle dans un sourire douloureux. « Et j’étais encore plus jeune lorsqu’Hel est né. Ta grand-mère était furieuse, elle voulait me mettre dehors avec le bébé. Heureusement, ton père et ta tante ont pris ma défense. Ton grand-père aussi. J’ai pu rester, mais mamie nous a obligés à nous marier. Et puis, vous êtes arrivés, Orion et toi. »
Les yeux sont brillants mais aucune larme ne coule ; malgré tout, elle était heureuse.
« Avoir des enfants, ma puce, c’est … ça change tout. On peut pas faire comme si vous n’existiez pas, on peut pas faire comme s’il n’y avait que nous. Alors on se lève, tous les matins, toutes les nuits, on vous aide à grandir, et on râle mais on sait pertinemment que pour tout l’or et l’argent du monde on vous laisserait sur le côté. Et ça prend tellement, tellement de place. » Un soupir de joie et de peine. « Pendant ces années-là, j-j’ai fait passer mon amour pour vous avant celui que j’avais pour votre père. Et puis, vous avez grandi, et j’ai essayé de ne pas vous étouffer, mais … j’avais tout cet amour que je ne pouvais plus vous imposer. Quand Ad… » Sa voix se brise. « Quand ton frère est m-mort, je ne … j’ai … » Aucun mot ne semble adapté à dire ces choses-là à sa fille. Tout n’est que tessons de verre avec lesquels elle s’arrache la gorge. « C’était comme … un long tunnel, tout noir. Et la seule chose qui me reliait à la réalité, c’était l’amour que j’avais pour vous. Pour Hel, pour Orion, pour toi. »
Elle baisse la tête vers ses deux poings, crispés contre sa robe de nuit.
« Il ne me restait plus rien d’autre. »

Adriel.
Le prénom est lourd à entendre, lourd à porter, lourd à subir. Il lui semble que chaque son est une lame plantée dans son cœur, un écho d’un passé heureux qui ne reviendra plus jamais. Ses lèvres à elle tremblent, ne parviennent plus à oser les quelques syllabes maladroites. Mais, comme souvent, Feyre est plus forte. Ces syllabes, elle les prononce, et c’est presque un hurlement qui secoue la petite cuisine.
Tu ne parles presque jamais d’Adriel.
Non, c’est vrai. Elle n’en parle pas, ou peu ; en tous cas, sûrement pas assez. La main d’Hecate se porte à sa gorge, étranglant des sanglots qu’elle se refuse à laisser monter. Sa fille a suffisamment de reproches à lui formuler sans en plus ajouter celui des larmes qui perlent sans cesse.
« Feyre … »
Ce prénom-là, elle peut le dire. Elle peut encore le prononcer sans qu’il renvoie à une tristesse, à un enfant qu’elle a perdu. Mais pour combien de temps le peut-elle ? Pour combien de temps Feyre va-t-elle rester sa petite fille, son adorée, au lieu de lui rendre els coups comme elle le fait déjà maintenant.

C’est ce qu’on fait quand on est une famille.

Un sourire triste s’étale sur son visage comme de l’enduit mal fignolé.
La colère éclate au sol comme une carafe en cristal ; elle contenait tous les non-dits dont elle voulait se préserver. Désormais, elle se sent presque idiote de ne pas avoir osé. Comment faire entendre la douleur à une adolescente ? Comment lui faire comprendre la violence, la peine, la volonté de rester enfouie dans le lit et ne plus exister du tout ?
Bien sûr, Feyre a eu son lot de douleurs, mais comment peut-elle ne serait-ce qu’esquisser le commencement d’une réconciliation quand elle-même n’a pas eu à vivre le deuil de sa propre chair ? Là est la difficulté de l’âge adulte : prendre au sérieux les peines immenses que peuvent connaître les enfants, sans pouvoir jamais comparer celles-ci à celles que l’on ressent.
« Tu as raison. » dit-elle seulement, piteuse, le regard embué de souvenirs qui resteront insaississables. « Tu as raison, je n’ai pas été une bonne mère. Tu n’as pas besoin de me le dire, ma puce, je le sais déjà. »
Sa voix se fêle tandis qu’elle déclame ses plus grandes craintes. Sa petite fille est une adulte ; autant la traiter comme telle et lui exprimer le chaos qui règne parfois en son cœur.
« J-je sais que j’aurais dû … j’aurais pu, faire plus, faire mieux. » murmure-t-elle presque, et son murmure se réverbère sur le carrelage de la cuisine. « Mais je peux pas remonter le temps. »
Le ton est fataliste : si elle pouvait, sans aucun doute qu’elle le ferait. Elle remonterait en arrière pour effacer le chagrin, pour réparer de ses bras maigres ce qui depuis longtemps se délite. Malheureusement, ses pouvoirs de djinn lui permettent de voyager dans le passé mais sans jamais pouvoir changer la moindre bribe des évènements ; les couleurs d’aquarelle s’étalent sur la trame blanche de ses nuits noires et ses illusions se dissipent dès que revient le matin grêle.
« Et je sais que mes excuses ne te suffiront pas. » rajoute-t-elle, tâchant de chasser l’amertume qui s’insinue sur ses papilles. « Alors c’est à toi de choisir, Feyre : est-ce-que tu veux tâcher de réparer ce qu’il reste, ensemble, ou est-ce-que ça ne te convient pas et j’arrête juste d’essayer ? »