Recrutement Pacte de l'Ombre ー Dakota Williams

Les journées d’hiver sont si courtes qu’il m’est impossible de rentrer avant la tombée de la nuit. C’est évidemment une excuse que je me donne, car, même l’été, il est bien rare que je vois mon salon pendant la journée. Si on rajoute au travail la promenade d’Eddie, il n’est pas rare que je rentre, comme aujourd’hui, alors qu’Alaska est couchée depuis longtemps. Notre maison est sombre, mais au milieu de la table du salon une enveloppe brille presque. Je m’attendrai à ce que ce genre de correspondance soit plutôt pour ma chère dragonne, entre ses contacts d’antiquaires et de sorciers, j’imagine qu’elle a des connaissances plus vieux jeu que le monde des bijoux et de la boxe. Mais c’est bien mon nom qui est splendidement écrit. La fatigue me fait douter presque une minute. Est-ce que ça pourrait être dangereux ? Est-ce un plan des Idreis, une illusion épistolaire ou une autre sorcellerie du genre ? Je finis par hausser les épaules : après tout, je ne pourrai le savoir qu’en l’ouvrant.

Je comprends de quoi il s’agit dès que je vois la carte de tarot : le Pacte de l’Ombre. Cela fait plusieurs mois que je suis tout ce que je peux trouver sur ce groupe mystérieux, que je me renseigne au maximum sur leurs usages et que je relaie avec mes réseaux sociaux les révélations qu’ils font sur notre gouvernement xénophobe. Les cartes de tarot font partie des seules certitudes que j’avais découvertes, et le nom de « Chariot » était revenu plusieurs fois. Exprimer ma joie de recevoir cette lettre serait forcément un euphémisme. Depuis la guerre jusqu’au Conseil de la Nuit, depuis que le surnaturel était apparu, je me sentais perpétuellement inutile et mise de côté. Je vois cette lettre comme la preuve, enfin, que j’ai un rôle à jouer dans les troubles qui s’annoncent, que j’ai un intérêt et des capacités à mettre à profit.

Mais mon sourire faiblit dès que j’analyse tout ceci de plus prêt. Cela me semble une colossale plaisanterie. La carte est la Papesse : la passivité et la valorisation de l’intellectuel au dessus du physique. La mission, elle, est reliée à une pierre antique. Je me demande s’ils ne se sont juste pas trompés de destinataire, et ne voulaient pas s’adresser à ma brillante colocataire antiquaire. Je me rappelle alors que ces gens là ne font pas d’erreur, et que c’est donc moi qui me trompe. Suis-je à ce point incapable de connaître mes propres qualités ? Suis-je trop arrogante pour croire pouvoir égaler en physique avec un surnaturel ? Suis-je trop méprisante même envers moi-même sur mes capacités intellectuelles ? Je relis pour la douzième fois et finit par me demander s’ils n’ont pas fait appel à moi seulement pour mon argent, si je ne suis pas la papesse de la Renaissance : une immense banque souriante et vaguement moralisatrice.

Je prends ma tête entre mes mains. Comment est-ce que j’arrive à faire d’une opportunité incroyable un moment de défaite ? Pourquoi est-ce que je ne peux simplement pas voir la Papesse comme une opportunité pour moi de découvrir de nouvelles capacités ? Après une nuit assez dépourvue de sommeil et une journée où j’étais si tendue que mes employé.e.s m’évitaient activement, je pris la route du GemStone Museum. J’y avais travaillé un temps grâce à Isra et j’avais ensuite eu plusieurs partenariats avec eux alors obtenir une place dans la vente aux enchères ne fut pas un problème. Pour rester dans le thème et marquer les esprits, je porte une fine robe verte couverte de pierreries (la première collaboration entre Boss Jewels et une maison de haute couture). Mon regard n’a ni la froideur de la femme d’affaire, ni la fureur de la combattante de rue. Au maximum, il s’efforce d’avoir la chaude méditation de la papesse.

J’ai travaillé mon sujet. La découverte de cette pierre, l’année dernière, au fond d’une épave de quadrirème mycénienne, a défrayé la chronique. Déjà, car elle a permis de prouver toujours plus l’importance de l’aide des sirènes dans le renouvellement de l’archéologie sous-marine, mais surtout parce qu’elle sous-entendait des pratiques de sorcellerie dans une période aussi reculée. Alors, il était clair que cette pierre serait le point d’orgue de cette vente. Et, si je ne peux prétendre que les affaires marchent mal en ce moment, je ne peux pas non plus rivaliser avec les milliardaires ou les fonds d’investissements. Alors, comme sur un ring ou à la boutique, je choisis donc la ruse, papesse de l’ombre.

Je vois bien que ce milliardaire libanais très investi dans le panarabisme est intéressé par cette pierre. Mais quelques conversations souriantes au dessus des joyaux de l’impératrice Zénobie lui font changer de cible. La représentante de la Société des Amis du Musée du Surnaturel (SAMS, l’acronyme est marrant quand même) aimerait bien en faire l’acquisition. Mais quelques compliments sur sa robe et des remarques érudites la convainquent de l’intérêt pédagogique de présenter des pierreries funéraires de prêtresses de Galène. Le représentant d’un coven égyptien est plus difficile à convaincre. Il me faut promettre de lui donner le numéro d’un célèbre dirigeant de coven de Washington pour qu’il accepte de me céder l’enchère (oui, je sais, j’aurai du supprimer le numéro de mon ex depuis longtemps, mais vous voyez bien que c’était utile finalement).

Je m’en sors finalement à bon compte, n’ayant presque pas de compétition sur mon enchère. Je regarde la pierre bleuté en souriant. J’imagine que ça va être un peu plus compliqué pour défiscaliser un don au Pacte de l’Ombre que pour OXFAM ou GreenPeace. Je me souviens de la demande évidente de respect de l’intégrité physique de la pierre alors je demande à ce qu’elle soit bien emballée et protégée. Même sous plusieurs couches de tissu, elle continue à palpiter une énergie protectrice et guérisseuse comme j’en ai rarement vu. Après avoir salué mes nouveaux amis 1 %, je prend ma Porsche vers le mystérieux Tovrea Castle. Ne laissant pas apparaître mon intimidation, je toque à la porte, et tend à la silhouette qui m’ouvre la pierre et ma carte.

Tout commence.