Sur le pays des Chimères.

Le soleil brille sur la plaine désolée, écrasant hommes et bêtes sous le poids de ses rayons. Haut dans le ciel, si loin qu’il n’est presque qu’un point noir sur un fond bleu infini, un aigle tourne régulièrement. Sous ses jambes, lent mais solide, son cheval avance d’un bon pas entre les hautes herbes.

Hé part’ner, tu es sûre qu’c’est le bon chemin ?

Son compagnon de route, un bandit borgne cuisant dans sa chemise noire, se penche sur le pommeau de sa selle en fixant l’horizon. La mine qu’ils cherchent ne devrait plus être loin mais nulle montagne n’en indique la présence.

Sûre. La carte du vieux Jeremy ne ment pas.

Le bandit grimace une moue désapprobatrice.

S’tu l’dis-IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIH-

Dans un sursaut provoqué par le hurlement assourdissant, Cass se réveille. Pas de soleil pas d’aigle pas de borgne et de cheval : que sa maison qui normalement devrait être silencieuse et qui ne l’est pas. Il y a des aboiements, des bruits de pas, de l’agitation dans les autres chambres, un bordel hystérique qu’il lui faut deux secondes pour assimiler.
Un intrus.
Et de la musique ?

RESTE CACHE.

En pyjama de soie rouge elle ouvre grand sa porte, hurlant à destination de l’autre tête présente à la maison cette nuit. Elle espère de toute son âme, de tout son coeur, qu’Ocie aura la présence d’esprit de faire ce qui doit être fait -comme à chaque fois.

HEY !

Cette fois son cri va en direction du salon, là où se regroupent les bruits, et elle s’y rend aussi. Empressée qu’elle est, Cass ne prend pas le temps de regarder par terre avant de déraper dans la pièce… Sur un tapis de porcelaine cassée qui lui rentre dans la plante du pied. Un glapissement, un petit saut sur le côté, la douleur est très vite oubliée lorsqu’elle avise la forme sur l’armoire face à elle. On s’occupera de son pied blessé plus tard.

DESCENDEZ !

Sauge saute aussi haut qu’il le peut, gueule pleine de crocs qui claque dans les airs, et elle décide de l’assister en commençant à lancer des choses vers l’intrus perché hors d’atteinte.

DESCENDS !

Un coussin part. Un autre. Un chausson qui trainait par terre -merci Alex.

DESCENDS OU JE VIENS TE CHERCHER !

La zapette -qui éclate contre le mur. Il n’y a qu’à voir l’air menaçant de Cass, malgré la coupe de saut du lit et le pyjama confortable, pour savoir qu’elle va mettre sa menace à exécution.

Essayer si elle l’ose ? Essayer si elle l’ose ?! Il va voir, le type sur son armoire ! Bien sûr qu’elle l’ose ! D’ailleurs voilà, elle fait deux pas, elle remonte ses manches. Si elle l’ose non mais, sale crevette qui s’introduit chez autrui, elle va te descendre manu militari et te coller une bonne fessée, c’est comme ça que ça va se passer.
Sauf que non. Voilà qu’il la regarde et qu’il donne un ordre, et voici que Cass baille un bon coup. Oui… Se coucher semble être une bonne idée. Elle est fatiguée. Il est le milieu de la nuit, après tout, elle ne devrait pas être réveillée. Dormir… Dorm…ir…

Elle se réveille en hurlant de douleur beaucoup trop peu de temps plus tard pour le cambrioleur, et trop à son goût : de son pied vient de remonter une vague de douleur absolument atroce qui a atterri dans sa nuque et maintenant elle se redresse et essaie de comprendre.
Savoir comment elle en est arrivée là est impossible -et donc compréhensible, étrangement. Savoir ce qui l’a réveillée, ce n’est pas très difficile.
Il y a Sauge à l’autre bout de sa personne et il a une trace de sang sur la truffe. C’est sûrement qu’il s’inquiétait de la voir blessée et au sol -on va dire ça.

Oh, bébé…

L’animal vient dans ses bras tendus pour qu’elle le serre le temps d’une toute petite seconde, lui murmurant qu’il est un bon garçon.
Puis la fête est finie. Il n’y a plus de bruit dans la maison, pas qu’elle entende en tout cas, mais ça ne veut pas dire que l’envahisseur n’est plus là. De tout son coeur, elle espère qu’Ocie est maintenant près d’Alex, sur le chemin de la maison, et que les deux autres têtes seront là au petit matin pour l’aider à tout ranger.
Attraper le type qui s’est introduit chez eux, dites-vous ? Non, ça elle sait qu’elle va y arriver seule.

Ce n’est pas très difficile en fait, il n’y a qu’à suivre la dévastation laissée dans le sillage de la crevette grimpeuse. Les meubles sont renversés, les bibelots éclatés, et rien de tout ceci ne ralentit vraiment Cass. Tout au plus prend-elle le temps de nouer un mouchoir sorti d’une commode renversée autour de son pied blessé avant de continuer son chemin. Elle passe devant la cuisine, devant le bureau. Elle est près des chambres. Toujours pas de bruit. Et plus de choses lancées partout par terre.
Il doit être là, tout proche. Une première ouverture de porte-allumage de lumière-regard mauvais dans sa propre chambre.
Personne.
Seconde tentative avec la chambre d’Alex.
Non, toujours pas, et son chien semble trop intéressé par la salle de bain pour que ce soit une coïncidence.
BAM ! claque la porte contre le mur, et RENDS-TOI ! hurle Cass en direction de la baignoire, et WA-WA-WA beugle Sauge pour suivre la cadence, et les voisins vont dé-tes-ter cette nuit se dit la propriétaire des lieux.

T’ES FICHU !

Enfin, sauf à sauter de la fenêtre, ou à lui lancer du mercurochrome au visage, s’entend.

MAIS TU TE CROIS DANS LES ANNEES 80 ?

C’est l’escalade du n’importe quoi dans la salle de bain, avec le gamin -parce que c’est un gamin, il n’y a pas de doute- dans la baignoire en train de la menacer avec le pommeau de douche, Sauge qui continue de hurler dans le couloir, et Cass qui n’est pas en reste.

IL Y A DES SECURITES SUR LES SECHE-CHEVEUX !

Stop, pause. D’où c’est la priorité du moment, d’informer le garçon qui s’est introduit dans la maison de l’existence de la technologie moderne contenue dans les équipements de petit électroménager hors de prix qu’il essaie de transformer en arme ? Pourquoi ne se contente-t-elle pas de l’éloigner d’un coup de pied, ou de le débrancher ?
Parce que la confusion générale semble court-circuiter le bon sens de Cass, voilà pourquoi. Comme si elle avait été plongée dans un épisode particulièrement peu amusant des Looney Tunes, la voici réduite à avoir la logique du Coyote et à ne pas trouver 2s pour se reprendre et redevenir un adulte responsable.
Il faudrait que quelque chose lui arrive, quelque chose pour lui mettre une claque métaphorique… Oui, tiens, cette espère de sensation de torpeur molle qui suit la dernière phrase du cambrioleur raté. Cette envie de s’exécuter, de se laisser faire, qui lui rend le cerveau cotonneux mais qu’elle sent, cette fois, et qu’elle chasse d’un battement de son pied au sol.
La douleur de sa plaie la réveille, lui arrache une inspiration sèche mais pas de cris. Elle a déjà vécu pire.

Pas de ça, triton, siffle-t-elle avec mépris.

Parce que c’est ce qu’il est, non ? Hypnose, hurlement à en briser les tympans, il n’y a pas deux-mille types de personnes qui peuvent se vanter de pouvoir en faire autant. Ou plutôt, il y en a beaucoup et ce sont tous des êtres sous-marins.

Pas dans cette maison. Si tu ne descends pas de cette baignoire et que tu ne me rends pas mes affaires très vite, ce chien, fait-elle en faisant mine de se décaler pour laisser entrer son animal de compagnie toujours plein de juste furie, sera littéralement le plus petit de tes problèmes canins. Si tu reposes ce pommeau et que tu repars les poches vides, je te laisserais sortir. Sinon…

C’est un peu surjoué. C’est très clairement surjoué. Mais elle ne peut pas s’en empêcher, le moment est parfait, alors la Cerbère relève la jambe de son pyjama pour dévoiler son tatouage de chien tricéphale à la cuisse. Difficile de faire plus explicite. Ou de prendre un air plus menaçant qu’elle.

… les deux autres vont revenir vite. Et je suis la tête patiente.

Bon, ça c’est un mensonge, ou presque. Mais il n’a pas besoin de le savoir, juste d’arrêter de hurler et de s’agiter partout suffisamment longtemps pour qu’elle puisse renvoyer le môme-poisson chez lui les mains vides.