La fin du commencement (jasper)

Il y a cette impression de regarder vers le passé à chaque fois que tu croises son regard. Tu lances une fléchette, tu bois une gorgée. « Je crois que je peux encore te battre à ce jeu, Griffin. » Tu dis en soutenant son regard. Il y a là les heures que vous avez passées dans le sous-sol de votre pote de lycée, Finn, qui avait un grand frère, un peu de bière et une cible de fléchettes. Ces moments volés au début de votre intimité, quand vous saviez pas où aller et que ce bon vieux Finn faisait semblant d’avoir un truc à récupérer dans sa chambre, parfois pendant plus d’une heure. T’as jamais su si Jade le lui avait demandé mais tu te souviens encore de ses lèvres sur les tiennes, pour la première fois. C’était votre jeu, les fléchettes, et tu sais bien au fond que c’est pour ça que tu lui as proposé de venir boire un verre ici, au Rocher, et pas ailleurs. Tu sais pas bien ce que tu fous, avec quoi tu joues. Avec le feu qui va te brûler les ailes, celui qui tord ton bide, celui qui explose dans ton regard depuis que tu l’as revu dans les salles du Phare.

Tu sais pas ce que tu cherches, ça te fait chier autant que ça te donne envie. Tu penses à Azur et tu sais que t’es en train de faire une connerie, alors tu lances une nouvelle fléchette et tu bois une nouvelle gorgée. T’as rien fait de mal pour l’instant, tu prends un verre avec un collègue. C’est pas de ta faute si c’est Jade, c’est pas de ta faute si t’arrêtes pas de penser à ce à quoi aurait pu ressembler votre vie si vous étiez trois aujourd’hui, si Emeraude était pas venue s’immiscer dans vos vies. Tu peux pas penser à ça, c’était y a longtemps, mais ça te semble si naturel. Tu l’as retrouvé comme tu l’as quitté, comme si de rien n’était, comme si c’était marqué dans les étoiles ou ce genre de conneries. T’entends déjà Nova te dire d’arrêter d’être égoïste, que tu peux pas te comporter comme une enfant gâtée encore à ton âge. Tu la vois rouler des yeux et tu sais que si tu l’appelais maintenant elle arriverait à te convaincre de rentrer te lover dans les bras sûrs d’Azur. Mais ton téléphone est en silencieux et tu te contentes de lancer une nouvelle fléchette, de boire une nouvelle gorgée.

« A ton tour. » Tu lui dis en frôlant la main dans laquelle tu glisses les petites flèches restantes. T’as l’impression d’être un cliché, que t’es dans un film d’amour à la con que vous regardez sous la couette avec Nova quand vous allez pas bien. La pauvre fille qui sait pas qui choisir entre son copain qui l’aime et son premier amour ressorti de nulle part. Ta vie peut pas être aussi clichée, pourtant t’es là, dans un bar un peu miteux et tu sais pas ce que t’espères. « Alors, maintenant que ça fait un moment que t’es là, tu penses que t’as fait le bon choix en rejoignant l’Ordre ? » Tu demandes pour dire quelque chose et t’ancrer dans le présent. Tu ne peux pas ne penser que à ce que vous avez été, mais ça ne veut pas dire que tu ne peux pas envisager ce que vous pourriez être.  

Sa paume effleure le bas de ton dos et ça te fait frissonner un instant. Merde. Si t’essayais encore de te convaincre que vous étiez là juste entre collègues, tu te retrouvais devant une preuve bien tangibles que t’étais en train de te voiler la face. Tu l’avais toujours su au fond, mais il avait l’air aussi prêt que toi à franchir la limite. Ca t’aurait aider qu’il soit un peu plus distant. Un peu plus laid aussi. Il était comme dans tes souvenirs. Ses traits harmonieux sans être parfaits. Il n’avait pas le visage de ceux qui posent dans les magazines, il avait cet air un peu cabossé, mais ça te plaisait à toi. Il était pas parfait mais vous aviez été parfaitement amoureux et ça, ça devait bien compter pour quelque chose. Il est un peu différent, dans sa façon d’être. Mais tu te dis que toi aussi, t’as bien dû changer après toutes ces années. Vous avez tous les deux vieillis, couverts vos corps de cicatrices et de rides racontant chaque détails de vos histoires et vos âmes ont pas été épargnées dans le processus. Pourtant quand tu le regardes jeter la première fléchette, t’as l’impression que les années ont disparues et que tu l’as jamais quitté. T’as l’impression que si tu mets ta main sur ton ventre tu vas le sentir arrondi avec la promesse de ce que vous pourriez être dans l’avenir. Putain que t’es conne, reprends-toi. Tu veux pas de bébé et t’en veux certainement pas avec lui. Tu l’as aimé dans le passé, tu le connais plus. T’es pas dans un conte de fée, c’est la vraie vie et tu dois réapprendre à le connaitre pour pouvoir lui faire confiance. Mais ça serait plus simple s’il ne te regardait pas avec ces pupilles océans dans lesquelles tu t’es si souvent noyée.

Il rate sa première fléchette. Ca te surprend un peu. Tu vois bien que tu le connais plus.  Tu rebois une gorgée et tu l’écoutes en jouant du bout des doigts avec le bord du verre. La deuxième arrive à mi-parcours. Tu le connais peut-être un peu encore. Il te répond en restant vague, il doit pas vouloir tout te dire. Peut-être qu’il se méfie aussi un peu de toi. Tu lui souris. La troisième arrive en plein cœur. Il est pas si différent et tu pourrais redessiner son visage les yeux fermés. « Je t’avais beaucoup manqué, c’est ça ? » Ca t’échappe alors que tu te rapproches un peu de lui. T’as l’air d’une collégienne parce que l’alcool commence doucement à faire son effet. Mais après tout, c’est à cet âge-là que vous vous êtes connus, ça ne devrait pas beaucoup le perturber. Tu lui fais un clin d’œil et tu vas décrocher ses fléchettes de la cible. Tu te positionnes devant lui, le pousse un peu de la hanche pour prendre sa place. « C’est vrai que Cain est fort pour rassembler du monde, c’est un vrai talent. » Tu lances une première fléchette. « Ca fait un moment que j’y suis et il s’est jamais démonté. » Deuxième fléchette. « Je crois que ce que je préfère c’est d’avoir des gens sur qui compter, ce côté deuxième famille, je sais pas … C’est agréable. » Troisième fléchette. T’en as jamais réellement parlé, même à Nova. Surtout à Nova. Tu sais que les gorgones s’inquiéteraient si ça se savait. Le but de l’opération c’était pas que tu t’installes dans l’Ordre. Mais ils t’avaient accueillie avec tant de facilité que ça te ferait chier aujourd’hui de quitter tout ça. « Après c’est comme toutes les familles, y a des gens qu’on est plus content de voir que d’autres. » Tu croises son regard, tu remets une de tes nattes derrière tes oreilles et tu portes doucement ton verre à tes lèvres. Qu’est ce que t’es en train de faire Scarlett ?

C’est fort, les souvenirs, tu te dis en l’écoutant. Tu l’as pas vu pendant des années mais pourtant t’as l’impression de ne jamais l’avoir quitté. Tu vous revois plus jeunes enlacés dans les bras l’un de l’autre, à discuter de l’avenir et de toutes les choses que vous rêviez de faire ensemble. Vous aviez cette innocence de ceux qui aiment pour la première fois et qui pensent qu’il n’y aura jamais plus rien d’aussi beau et d’aussi fort. Tu te souviens du drame. Tu vivais ta propre tragédie à cette époque là. Ce truc dans ton ventre qui a jamais vu le jour et qu’on t’a pris sans te demander ton avis pendant que ce gars que t’avais peut-être juste croisé dans les couloirs du lycée prenait l’innocence de ceux que t’appelaient tes amis. T’avais jamais fait complètement attention que tout était arrivé en même temps. T’avais toujours pensé que Jade avait disparu parce qu’il avait fini par savoir ce que tu lui avais fait. Que tu l’avais trahit que t’avais mis fin à ce qui aurait pu être votre avenir, même si t’avais pas eu le choix. C’est fort les souvenirs mais les tiens sont parfois mélangés et ont pourri autour d’un ressentiment et d’une rage qui t’a plus vraiment quittée depuis cette époque. Nova t’a toujours dit qu’il fallait que tu apprennes à mieux gérer tes émotions. Ca a jamais été ton fort et c’est sûrement pour ça que la seule chose à laquelle tu penses là, c’est au souvenir de la forme de ses bras et de la facilité avec laquelle ils s’accordaient aux arrondis de ton corps.

« C’est pas ta faute. » Tu réponds juste. Parce que y a pas grand-chose à dire d’autre et que t’as pas été un modèle d’honnêteté non plus de ton côté. « C’était une période difficile pour moi aussi. Je … J’aurai aimé que ça se passe autrement. Pour toi et pour moi. Pour nous. » Tu joues plus, t’as laissé les fléchettes retomber sur la table et t’es plantée devant lui. Il sent l’alcool et la sueur du bar qui s’imprègne dans tout ce qui passe la porte de l’établissement. Il sent aussi le passé et le réconfort des jours heureux. Tu poses une main sur sa joue, un regard sur son âme. Tu te dis que tu fais rien de mal. Votre histoire s’est jamais réellement terminée elle a pris fin sans vous consulter et depuis que tu l’as revu t’arrêtes pas de te demander « et si ... » T’as une nouvelle vie maintenant mais tu crois aux signes, tu crois au destin. Tu crois que les choses n’arrivent pas par hasard et qu’il y a ce truc entre vous qui n’a jamais été terminé. T’as une nouvelle vie et elle te plaît. T’as un mec qui t’aime, un job qui te plaît, une sœur qui te tolère. T’as une famille qui t’acceptes. Mais t’as pas Jade. T’as toujours tout gâché dans ta vie et peut-être que tu vas refaire la même erreur. Peut-être qu’on apprend jamais réellement. Mais une erreur avec des yeux si doux ne peut pas être complètement mauvaise. « Jade, tu pense qu’il nous serait arrivé quoi si nos chemins avaient continué de se suivre ? » Tu demandes avec une innocence sincère. T’as dix-sept ans à nouveau et tu veux qu’il te promette la lune. Tu feras rien, t’as trop peur de tout perdre. T’as le regard d’Azur qui vole au fond de ton esprit. T’es lâche même si c’est pas ton genre, tu te dis que si ça vient de lui, ça sera pas complètement ta faute. Ca n’a jamais été de ta faute, c’est ce que tu t’es toujours dit.

Pause.
Main sur son épaule, taille encerclée de son emprise, hanches collées. Vous bougez au rythme d’une mélodie qui n’est pas réellement là et c’est comme si le monde entier était en pause. Tu l’écoutes te parler de ces si qui auraient pu remplir votre futur. Tu vous vois insolemment heureux, le sourire aux lèvres et la joie qui pétille dans vos regards. C’est pas réel, la vie est jamais si belle, mais c’est l’avantage des si, on peut leur donner la couleur que l’on veut. Dans votre fantasme, tout va bien, tout s’est déroulé comme prévu et personne ne vous a mis de bâtons dans les roues. Dans ton rêve, vous avez des âmes d’enfant à jamais, loin des soucis qu’apportent la vie d’adulte et les responsabilités. Vous vous aimez et vous avez jamais aimé personne d’autre. Vous avez ce truc exclusif, cette carte de membre privilégié. Personne ne connaît le bonheur comme vous et vous êtes même pas désolés. On peut être égoïste dans une fantaisie, il n’y a que nous qui comptons, au pays des si. Il te compte le plus joli des contes et tu l’écoutes en oubliant que la vie c’est pas une histoire que l’on raconte aux enfants pour s’endormir. Tu te réveilleras demain avec un mal de crâne provoqué par le poids de tes choix et de tes erreurs. Mais ce soir tu danses dans ses bras, entouré du voile des souvenirs de votre histoire et des si qui ne seront jamais. Et ça te suffit, ça aurait pu te suffire pour toujours. Tu l’as toujours su.

T’entrouvres les lèvres pour parler mais t’as comme le souffle coupé. Tu sais pas quoi lui répondre. Est-ce qu’il est trop tard. Est-ce que le fait que vos deux routes ce soient croisées à nouveau devrait te mettre la puce à l’oreille. Est-ce que c’est là, le carrefour de vos deux existences ? Est-ce que c’est maintenant que tu dois choisir d’aller à droite ou à gaucher ? Sur Azur Lane ou Jade Boulevard ? T’as pas envie de choisir, les deux paysages te plaisent. Peut-être que tu pourrais faire des aller-retour, connaître les deux quartiers avant de te décider ? Peut-être que l’herbe n’est pas plus verte par ici, peut-être qu’elle est juste nouvelle avec ce parfum de nostalgie. Est-ce qu’il fait bon de déterrer le passé ? T’es trop jeune pour le dire, trop impulsive et trop perdue pour retrouver ton chemin. Tu continues à danser au rond point et t’as envie qu’on te donne la direction. Peut-être que si tu fermes les yeux, tu pourras choisir au hasard et te dire que c’est le destin, même s’il a bon dos, même si c’est pas ce qu’un adulte ferait.

Front contre front, souffles emmêlés. T’arrives plus trop à penser. Tu pourras dire que c’est l’alcool, même si t’as pas vraiment bu. Ca peut être la chaleur aussi, l’ivresse des souvenirs, ces conneries que tu te diras dès demain pour tenter de trouver une explication. Il te regarde comme à l’époque et tu te souviens de ce que c’était d’être à ses côtés et de ne jamais envisager que ça puisse s’arrêter. Il a peut-être raison, peut-être que ça n’est pas trop tard. Peut-être que vous étiez juste sur pause et que quelqu’un vient de relancer le disque. Est ce que deux films peuvent jouer en même temps et se mélanger sur grand écran ? Ou est ce qu’il faut forcément choisir une salle et croiser les doigts pour ne pas avoir loupé le chef d’œuvre dans l’autre ? Tu sais pas, tu sais plus, t’arrives juste à penser à ses yeux et au fait que toi aussi, t’aurais bien envie de l’embrasser. Tu bouges pas, tu dis rien. Tu peux pas faire le premier pas mais tu sens que tu reculeras pas si il continue à s’approcher de toi. Tu hausses les épaules, clignes des yeux. « Ok. » Tu murmures pour avoir l’occasion de prétendre n’avoir rien dit quand t’y repenseras. Et puis t’attends que la projection commence, t’es spectatrice et actrice, tu sais pas si ça t’aidera vraiment mais t’arrives pas à choisir. T’as pas envie de choisir.