Tout est Ok [Noss]

Dire que ce n’est pas sa scène est un euphémisme, tellement que lorsqu’elle a annoncé son plan pour l’après-midi Ocie et Alex ont fait un concours de fous-rires. Devant elle. Sans aucune pitié. Elle a maudit chacune des autres têtes pour ce manque absolu de compassion, puis elle a accepté les excuses, puis quelque chose est parti en sucette et une bataille de chatouilles a suivi et… Disons qu’il a fallu que Cass se décolle d’une confortable pile de gens dans le canapé quand l’heure est venue de partir.

Partir pour où ?
Là est toute la plaisanterie : un bar où va se produire une drag-queen.
Et non, ce n’est pas que la scène nocturne queer n’est pas dans ses habitudes -même si à son âge on fait moins de bars, quand même. Et non, toujours pas, ce n’est pas qu’elle a quelque chose contre le noble art des drag-queens susmentionnées -elle les respecte d’autant plus qu’elle n’a jamais su marcher sur des talons.
C’est juste que Cass n’est pas du genre pop-références à Lady Gaga-paillettes et que l’idée qu’elle se rende là-bas pour demander des leçons a bien de quoi faire hurler de rire ceux qui la connaissent mieux que tout.

Oui, pour demander des leçons.
Et pas que. Pour garder un oeil sur une rumeur, celle qui dit que la drag-queen à la rencontre de laquelle elle se rend ne serait pas tout à fait humaine, qu’il y aurait quelque chose de bizarre, de surnaturel, autour d’elle. Oh, la Cerbère n’en a pas encore rêvé, mais mieux vaut être prudente. La proactivité ne fait aucun mal. Certainement pas lorsqu’on est dans une situation aussi précaire que celle qui est la leur.
En se disant ça, elle rigole tout bas dans la voiture. Un Cerbère sans attache qui continue à faire la tâche pour laquelle elle est née, voilà qui se permet de faire la morale aux autres surnaturels ?
Oui.
Elle ne va pas s’en priver.

Mais d’abord elle va rentrer dans le bar en silence après avoir mis la main sur le propriétaire, dehors avec une clope, et lui avoir demandé la permission. Puis elle va rester près de la porte en se rendant compte qu’elle n’est pas seule.
Quelqu’un chante sur la scène. Chante bien, même, et ce n’est pas une chanson que Cass connaît mais elle l’écoute. Elle est en français alors la voilà qui sourit, grande ombre dans les ombres, d’entendre sa langue maternelle. Et la voici qui suit silencieusement les paroles du refrain lorsqu’il revient.
Ses applaudissements sont sincères lorsque la dernière note finit de résonner. Tranquille, elle se détache du mur auquel elle était appuyée, faisant de son mieux pour paraître inoffensive. On a fait plus efficace qu’elle pour ça, elle le sait, alors sa voix s’élève.

Le propriétaire m’a faite rentrer…

Pas de velours et sourire qui n’atteint pas tout à fait ses yeux, elle remonte la salle du bar pour s’arrêter au milieu. Là, la personne sur la scène doit bien la voir, avec ses cheveux encore un peu décoiffés de la situation dans le canapé plus tôt et ses vêtements de sport simples mais solides. Pas menaçante. Banale. Calme.

Cass. Enchantée. On m’a dit que vous pouviez m’aider, vous avez cinq minutes pour moi ?

Wow, bravo pour l’approche “recruteur en comptabilité” Cass, très convaincant.

La personne sur la scène n’a pas l’air de s’attendre à une demande tombée autant à plat, c’est manifeste. Ou peut-être qu’on ne lui demande jamais grand-chose pendant ses répétitions, surtout pas lorsqu’on est une inconnue. C’est aussi une possibilité que Cass étudie très sérieusement.

No’, d’accord.

Va pour les prénoms raccourcis, si ça fait plaisir. Ce n’est pas pour déplaire à celle qui pèse toujours le moindre mot  et se contente d’aussi peu de sons que possible -c’est à croire qu’elle paie à la voyelle. C’est donc dans un silence peu étonnant qu’elle se dirige vers le bar et qu’elle pose ses fesses sur un tabouret, haussant un sourcil interrogateur en voyant No’ se servir dans les réserves.
Lea performer doit savoir mieux qu’elle ce qui est okay dans l’établissement.
Cass soupire un “merci” en prenant le verre qu’elle ne boit pas, alors, et ne se pose plus de questions quant à la pêche à la tequila.

Je suis cascadeuse.

Abrupt, son début de réponse. Elle esquisse un petit sourire pour mieux faire passer la pilule de son absence de tartinage et autres danses autour des pots : elle ne va pas broder pendant des heures sur l’immense talent de la drag-queen et qu’il lui faut absolument apprendre ses secrets et bla, bla, bla… Ce serait faux, déjà. Et puis ça ferait perdre du temps à tout le monde.

Et j’ai besoin de danser pour le prochain film. La traditionnelle scène dans un bar qui se transforme en bagarre, tu sais ?

Le verre à shot roule lentement entre ses doigts. C’est une petite valse sur le bar un peu collant, un moyen comme un autre d’occuper les muscles de la Cerbère qui ne regarde même pas ses mains, toute concentrée qu’elle est sur No’ pour… Pour quoi exactement ? Ce n’est pas comme si les surnaturels n’étaient pas indétectables lorsqu’ils le voulaient. Elle en sait quelque chose.

Et comme tu peux imaginer… Je ne sais pas danser. Je n’ai jamais mis de talons de ma vie. Et je n’ai pas de robes dans mon placard, finit-elle avec une désinvolture révoltante devant ce qui est un affront à la mode -Ocie lui a déjà dit ça. On m’a dit que tu as le meilleur show en ville alors…

Voilà, on y est, juste là. Le verre s’immobilise, Cass se fait très calme et prudente, prête à rentrer bredouille s’il le faut.
Elle ne supplie pas.
Elle ne quémande pas non plus.
De professionnelle à professionnel.le, elle demande juste.

Aurais-tu le temps de me montrer comment twerker en talons ? Je paierais la leçon.

Et dans sa tête, les deux autres têtes hurlent de rire à cette simple question. Twerker en talons vraiment, c’est pas quelque chose qu’on aurait cru entendre sortir de sa bouche. Il doit geler en Enfer en ce moment même.

Parfait, une troisième personne qui rigole face au concept du twerk en talon. C’est tout ce qui manquait et parce que cette fois il ne s’agit pas des amours de  sa vie mais d’un.e inconnu.e, Cass se rembrunit un peu. Ce n’est pas comme toutes les fois où on s’est moqué d’elle au collège mais c’est une peu comme ça aussi, et elle n’aime pas beaucoup être la cible des moqueries -réelles ou imaginées.

Je te permets.

Sa voix est juste ce qu’il faut de sèche pour laisser passer son inconfort, juste assez peu pour qu’il soit évident qu’elle ne va pas bouder pendant des heures. Elle ne peut pas se le permettre alors que c’est elle qui est venue contacter la drag-queen qui lui fait face.
Et le meilleur moyen de se remettre les idées en place, d’oublier le rire dans la tequila, c’est de se concentrer sur quelque chose d’autre, si possible impliquant de bouger son corps. Ca a toujours été son meilleur moyen de lâcher prise, de partir courir ou frapper dans un sac ou peu importe quoi d’autre, tant qu’elle peut agiter plus ses muscles et moins ses neurones.

On part du niveau moins dix, prévient-elle sombrement, mais on peut commencer maintenant si tu veux.

Noël.le en est à son second verre que la Cerbère n’a toujours pas touché au sien. Peut-être que ça l’aiderait à se détendre pour danser, mais elle ne se sent pas de picoler en plein milieu de la journée. A la place elle continue à jouer avec son shot même pas entamé.

Depuis plus de vingt ans, oui. Mais j’ai plus peur des talons que de sauter d’une voiture en marche.

L’aveu fait très doucement glousser Cass.

Peut-être que tu avais juste la danse dans le sang. Il parait qu’il y a des gens qui sont des naturels à ce genre de choses et qui arrivent au sommet de leur art avec la force de leur passion…

Et puis il y a les autres, ceux qui ont besoin de trente heures de cours pour savoir enchaîner deux pas. Ca a l’air d’être dans cette catégorie que se trouve la cascadeuse, en toute objectivité, mais ce n’est pas très grave : l’essentiel c’est qu’elle puisse travailler et apprendre, peu importe son absence d’amour pour ce sport. Elle ira puiser dans la passion de la personne qui lui apprendra.
Dans ses goûts musicaux aussi, pendant qu’on y est. Ce n’est pas qu’elle n’aime pas la musique mais il n’y a rien de très dansant dans le répertoire habituel de Cass, ou alors rien de très avouable.

Une musique… Que j’aime ?

Maintenant elle est perdue, regardant le téléphone comme s’il s’agissait d’un serpent prêt à la mordre. Elle ne va quand même pas chercher du ABBA -trop vieux !- ou du Barn Owl -trop lent !- ou du Puscifer -trop… tout !-. Heureusement qu’il lui reste une pirouette pour se sortir de ce bourbier de playlist : le scénario qu’elle a déjà lu et la référence musicale qui s’y trouvait. Elle n’est pas peu fière de cette tactique pour éviter d’étaler ses vrais goûts musicaux.

C’est sensé être dans un bar clandestin de bord de mer, maillot et chemises ouvertes en pleine nuit, ce genre d’ambiance, fait-elle en tendant enfin les mains vers le téléphone pour y chercher un titre, avec les héros qui viennent pour chercher un criminel mais tout le bar est de son côté. Y compris les danseuses qui sont en fait ses gardes du corps et je suis la cheffe. C’est un peu cliché.

Beaucoup, même, mais ça paie bien aussi. Ca pardonne presque la chanson qui se lance sur l’enceinte. Presque. Parce que Cass grimace quand même en l’entendant.

Comment la drag-queen arrive-t-elle à tenir debout avec les mouvements de danse qui agitent son corps et un shot d’alcool dans le sang ? Les yeux de Cass s’étrécissent, elle fait de son mieux pour observer, pour comprendre. Comment commander ses muscles pour se déhancher comme ça ? Que doit-elle contracter, que faut-il relâcher pour avoir des hanches qui ne mentent pas ? Ce n’est pas la même mécanique que ce qu’elle a l’habitude de faire et il faut admettre qu’elle est bien plus à l’aise à l’idée de devoir jouer une scène de combat qu’à celle d’avoir à remuer les fesses en rythme. Le fait que la jeune personne face à elle semble danser avec tant de facilité n’aide en rien.

Ressentir le sexy de la musique, eh ?

Les sourcils de la Cerbère forment un angle des plus dubitatifs. Que ce soit le twerk sur du rap ou la détente de coeur, elle n’est plus bien certaine qu’elle soit prête à apprendre quoi que ce soit.
Dommage pour elle que ce ne soit pas possible de se défiler maintenant. Voilà qui lui apprendra à dire oui à un rôle dansant.
Un soupir lui vient.
Elle descend son regard sur les mains de Noël.le posées sur elle comme pour l’inciter à se lever. Tout comme l’adolescente revêche qu’elle avait été, celle qui se planquait dans un coin de pièce pendant les boums et se faisait ramener sur la piste de danse par ses meilleures amies, elle ressent le besoin de se plaindre. De dire que non, en fait il n’y a pas urgence, que ça peut attendre. Qu’elle ne sait pas suivre un rythme. Qu’elle va observer encore un peu et puis promis -les doigts croisés dans le dos- elle viendra.

D’accord, juste un essai…

Malheureusement pour Cass-adolescente, Cass-professionnelle l’emporte sur ce coup. Elle se détache du siège de bar, elle pose ses deux pieds au sol. La chanson reprend du début.

Détendre son coeur.
Sentir le sexy de la musique.
Elle ferme les yeux, tapote du talon.
Imaginer qu’elle est en boîte de nuit avec Alex et Ocie.
Ses épaules se balancent en cadence, droite, gauche, gauche.
Laisser les basses la guider.
Comme si elle était seule sur la piste.
Ses hanches se mettent en mouvement, sans toute la fluidité de celles de Noël.le et sans la grâce d’une danseuse, mais avec un certain sens du rythme. Elle sait tout de même comment se faire obéir de son corps, après tant d’années à faire des roulades dans des escaliers et à imiter des combats à l’épée pour les caméras.
Alors peut-être qu’elle manque de souplesse et de suavité, mais les quelques pas de samba qu’elle tente ne sont pas totalement ratés. Elle enchaîne sur quelques mouvements de bras. Comme prise d’un accès de confiance en ses exploits, elle tente même -assez mal- le fameux twerk en fin de chanson avant d’exploser de rire face au résultat.

Alors ? Mieux ou pire que les cinquantenaires en tenue de midinette, professeur.e ?

Elle en doute fort, ça s’entend dans sa voix. A défaut d’autre chose elle aura un bon point pour l’effort et ce sera déjà pas mal.