cet air de déjà-vu et l'envie de surplus ♫ orpheus & gabrielle

Lun 2 Jan 2023 - 19:04

cet air de déjà-vu et l’envie de surplus

Orpheus & Gabrielle

Orpheus est ivre.
Il le sent dans l’étrange lourdeur de ses doigts sur le manche de bois, dans l’encombrement de sa langue lorsqu’il enjoint tous à chanter. Il le sent dans son crâne tourbillonnant, comme un siphon où les pensées viennent s’engloutir en ronronnant. Il le sent dans son hilarité soudaine, son envie de gorge déployée alors que personne n’a rien dit.
Les mots sont flous, ils lui parviennent déformés, comme s’il avait la tête sous l’eau. Les gens sont fous, ou flous, aussi, quand l’humain capte des bribes de couleurs et de mouvements sans en saisir la contenance. Le monde est cotonneux, moelleux, Orpheus s’engloutit dedans et vit de nouvelles expériences dans l’eau calme d’un bateau ivre. Ça tangue, mais il sourit quand même, préoccupé par sa guitare et tous les gens qui chantent autour.

Il est au centre, comme souvent. Comme tous les gars qui sont au centre, son verre est toujours plein, et il est le lieu de passage de tous les joints de la soirée. Il a l’habitude, Orpheus. L’impression d’être dans son élément, que rien ne peut le déloger du piédestal où il s’enlise. ça lui plaît, d’avoir les regards qui glissent sur son t-shirt blanc, sur ses cheveux savamment coiffés pour faire croire qu’ils ne le sont pas. Il se sent vivant, heureux, libre.
C’est peut-être ça qui le rend ivre.
Un autre soir, il y a quelques mois de cela, il aurait regardé les filles aussi fort qu’elles le regardaient. Il aurait sans doute terminé sa nuit le nez contre un cou inconnu, le souffle court contre un parfum qu’il ne humerait qu’une seule fois, contre les papilles un prénom qu’il oublierait trois jours plus tard. Un autre soir, il aurait été ce garçon qu’il avait toujours incarné, celui qui n’a pas de problème à être aussi bien dans sa peau que ses mains sont sur celle des autres. Mais ce soir n’est pas un autre soir.
Parce qu’il y a un phare dans la nuit, un éclat rubis qui entaille ses prunelles comme des lames de joie. Il y a des yeux éblouissants, des fenêtres sur un monde immense où il a déjà trop plongé. Il y a une peau blanche et tachetée, porteuse des marques de sourires qui s’incrustent un peu trop déjà. Il y a une beauté, une présence, une archange au cœur de la fête qui lui emplit le bide d’étoiles aussi sûrement qu’un planétarium.
Parce qu’on est pas un autre soir : ce soir, il y a Gabrielle.
C’est peut-être elle qui le rend ivre.

Alors il repose sa guitare, Orpheus, oppressé par ces autres suants qui le séparent de sa poète. Il frôle les corps sans même les voir, sans réaliser que déjà de nouveaux accords le remplacent dans des sonos d’adolescents qui crachotent plus qu’elles ne musiquent. Certains lui parlent, mais il ne leur accorde pas un geste, pas un regard. La pièce, soudain, paraît immense, quand en tendant si loin le bras il ne parvient pas à l’atteindre. Comme plongé dans l’Enfer des autres, il a les bras en extension pour attraper son Eurydice, mais toujours celle-ci se dérobe de sa vue et de sa portée.
Le temps s’étire comme un chewing-gum. Et ça lui claque contre les dents. Il lui semble que tout est opaque, et qu’il est infiniment lent au cœur d’un tourbillon de liesse.
Pendant ce qu’il lui semble une éternité, il avance vers Gabrielle, et quand finalement il l’atteint c’est presque comme s’il la heurtait. Gauche, éperdu, le bras d’Orpheus vient trouver une place aux épaules de la rousse. Il a le vertige, la nausée. Une fraction de sublime seconde, il doit poser son front brûlant contre celui de Gabrielle pour mieux retrouver ses esprits.
« Hey. » qu’il murmure dans un sourire.
Son haleine pue la mauvaise bière achetée par des lycéens et le tabac des clopes roulées qu’il fume pour se donner un genre.
« Gabrielle, ça te dit de sortir ? Genre, tous les deux ? Genre, maintenant ? »
Parce que le vertige l’a saisi, et qu’Orpheus n’est pas certain que ce soit seulement lié à elle. Peut-être qu’il a déconné, ce soir, un peu trop pour tenir debout.
« S’il te plaît ? »

Il est ivre, Orpheus, ce soir.
Mais sur les Gabrielle du vent, il pourra orienter sa voile, et user de sa corde à nœuds pour ne pas perdre sa boussole.

Lun 23 Jan 2023 - 18:24

My loneliness ain’t killing me no more

Tout est parfait. Ton cercle d’amies est excentré juste comme il faut. Le son des enceintes t’empêche pas de discuter, les corps suants de la majorité des danseurs sont un spectacle dont tu es séparé par la sûre barrière qu’est la table du salon mais t’as la place pour danser avec tes meilleures amies. Les personnes qui quittent la piste de danse pour récupérer une bière dans la cuisine ou se rouler des pelles dans toilettes viennent passer par vous. T’as un peu l’impression d’être une île sur le chemin des grands navigateurs, tu les accueilles avec un sourire et compliment mais t’as clairement pas envie de passer la soirée avec eux, et eux non plus. Les soirées encombrées du lycée ont ça de bon que l’on a plus à se forcer pour se faire aimer de chacun. On connaît les qualités et les douceurs de chacun, on évite les noirceurs qu’on redoute et on profite de celles et ceux qui nous apportent un réel plaisir.

Toi tu danses Gabrielle, les yeux plantés sur le plafond comme s’il était le soleil qui ne cesse de briller sur tes années lycées. La grisaille du collège a enfin disparue et le monde ne résonne plus que des mélodies des oiseaux et autres Britney Spears. T’as l’impression d’être un peu comme dans Matrix : les gens ont l’air d’avoir vu les limitations des codes sociaux tribaux et arriérés de la cour de récré et se rendent compte qu’ils sont bien plus libres et heureux en s’en extrayant. Dans ce Nouveau Monde, tu te dis que tu peux être une Pilgrim efficace, souriante et sociable. Mais, surtout, tu danses, parce que c’est une soirée.

Puis, il y a une main sur ton épaule. Tu te retournes pour faire face à Orpheus. Mais, vraiment face contre lui, puisqu’il pose son front sur le tien. Il sent tellement la bière que tu te demandes effectivement comment il tient encore debout et, quand il ouvre la bouche, l’odeur de tabac vient t’arracher une grimace de dégoût qu’il ne semble même pas apercevoir. Le héros grec n’a clairement pas l’air apte à séduire quelque cerbère et Morpheus ne lui a visiblement présenté aucune pilule. Ses yeux semblent transis, la voix douce et séductrice. Tes sourcils sont froncés : tu l’as vu faire ça presque mille fois, même à des nanas qui sont là aujourd’hui à la soirée.

Alors tu recules sans violence et prends ses poignets dans tes mains pour l’aider à rester debout.

Tu dois me confondre avec Artemis, Jim Morrison, tu veux que je l’appelle ?

Tu inspectes les alentours à la recherche de la rousse, ou de leur complice habituel mais tu ne vois rien. Une de tes amies te souffle qu’elle veut partir elle aussi. Tu regardes la soirée avec un nouvel œil. Tu vois les gars qui ont déjà abusé de la marijuana et qui dansent en créant un vide autour d’eux tant ils semblent dangereux. Tu vois les bimbos qui, même en ayant perdu leur omnipotence qu’elles avaient au collège, tentent toujours de contrôler la foule par leurs ragots, tandis que les jocks font toujours la même compétition pour leurs faveurs. Tu baisses les yeux : quand le soleil ne se couche jamais, c’est bien que tu n’as jamais quitté la matrice.

Ouais, on peut aller la chercher dehors si tu veux. Mon père va pas tarder à passer me prendre.

Ton sac en bandoulière, tu aides Orpheus de l’autre bras à marcher. Une fois assis sur le trottoir, tu poses enfin tes yeux dans ses pupilles aussi douces que le dessus de ses mains. Tu peux pas t’empêcher de t’inquiéter pour lui.

Je veux pas te vexer mais t’as l’air torché, mec. Tu vas pouvoir rentrer ou t’as besoin d’aide ?

Tu veux pas ouvrir trop grand une porte qui ne serait qu’un danger mais tes pères ne t’ont pas appris à te fermer face à ceux qui en ont besoin. Si Orpheus a besoin d’une barque pour traverser le Styx, tu la lui donneras.

Jeu 26 Jan 2023 - 22:48

cet air de déjà-vu et l’envie de surplus

Orpheus & Gabrielle

Orpheus plonge, et les yeux de Gabrielle sont un lac, les yeux de Gabrielle sont des fenêtres qui donnent sur d’autres horizons, les yeux de Gabrielle sont des galaxies toutes entières de voies lactées en devenir.
Il entend à peine ce qu’elle lui dit, il lui sourit d’un air idiot.
Les yeux clignent, et il est assise sur le bord d’un trottoir et Gabrielle est près de lui et il l’entoure de ses deux bras, il la serre tout contre son cœur en lui murmurant des je t’aime jusqu’à ce que l’odeur de ses cheveux se dissolve dans ses narines et que son corps entier s’imprime comme des bulles sur de l’eau salée.
Alors il pleure, Orpheus, il pleure et il embrasse cette femme dont il connaît les yeux par cœur, et il sent son cœur tambouriner dans son corps comme un fou à lier.

BAM BAM BAM.
Son myocarde dans sa poitrine.
BAM BAM BAM.
Les mots qui cognent dans sa tête.
BAM BAM BAM.

Contre sa porte.
« ORPHEUS ! »
Le rugissement qui atteint ses oreilles n’est pas celui de Gabrielle. C’est celui de Theia qui frappe à la porte de sa petite chambre, en s’époumonant comme elle peut pour que son aîné se réveille.
« Tu vas être EN RETARD !!! »
Dans un grommellement grave, Orpheus sort un bras de la couette, le laisse mollement tomber au sol. Puis son corps tout entier le suit, et ses épaules font un bruit mat en s’écrasant sur le plancher.
« J’arrive, M’man. » articule-t-il, la tête enfouie dans son t-shirt de la veille qui trainait là comme par hasard. « J’dois juste … »
Essayer de comprendre ce qui se passe, putain.

Les yeux éclatés de sommeil, Orpheus finit par émerger, dans une tenue presque décente qui l’emmènera jusqu’en cours. Ses adelphes sont déjà prêts, et il discerne un sourire malicieux sur la trogne de Phoeb’s. En revanche, il lui tire la langue avant de se laisser tomber sur la banquette arrière du monospace familial.
Durant le trajet, son front est collé à la vitre.
Il en a vécu un peu trop, des réveils abrupts. A la pelle. Mais qui lui laisse cet arrière-goût curieux, ce sentiment d’inachevé ? Jamais. Autour de lui, Maman et les jumeaux discutent gaiement, et des bribes de mots lui parviennent. Lui, il a cette impression bizarre de quelque chose qui cloche un peu, qui lui reste dans le bout des cils tandis que ses yeux fouillent, en vain, les rues que longe le monospace. Dès qu’une bribe de souvenir revient, un semblant de sensation brève, quelqu’un rompt le silence de l’habitacle et toutes ses pensées s’évapore.

C’est encore ce qui le préoccupe lorsqu’il arrive, bien trop en retard, devant la salle de son TP de chimie, après s’être trompé entre semaine A et semaine B, donc s’être rendu à l’autre bout du bâtiment G, au troisième étage, et avoir dévalé l’intégralité des escaliers pour ne pas tomber sur des freshmen qui jouaient à se pousser en gloussant.
Bon.
En entrant dans le laboratoire de chimie, donc, il s’excuse aussi platement qu’il peut -c’est-à-dire, en bafouillant de l’air minable d’un adolescent stupide. Le nez baissé sur ses sneakers, il finit par occuper la seule place disponible, sur une paillasse du premier rang.
Le prof annonce qu’ils vont devoir se mettre par deux, et Orpheus, désemparé, lève les yeux vers sa voisine de chaise. La fille est rousse, un peu discrète, elle s’appelle Gabrielle Nelson, et à l’instant où il pose les yeux sur elle.
Il.
Se.
Souvient.

Il se souvient de la soirée, il se souvient de la danse, de la guitare, de la texture des cocktails sur ses lèvres, de son front contre celui de l’inconnue, il se souvient de …
« Wow, euh … »
Le trottoir, les rembarrages de Gabrielle, son regard aussi profond que la fosse des Mariannes.
« Écoute, euh … Gabrielle, c’est ça ? » La question est rhétorique. Il embraye. « Ça va te paraître bizarre, et j’voudrais pas que tu penses que c’est, genre, un plan drague merdique parce que, on est en chimie, et tout, mais … »
Est-ce qu’il va vraiment dire ça ? Il devrait pas. Va-t-il le faire ? Oui. Allez.
« Je crois que j’ai rêvé de toi, cette nuit. »

My loneliness ain’t killing me no more

« Astraea, vous êtes en retard.»

« Encore », t’aurai rajouté si t’étais à la place de Ms. Reeq. Mais le mauvais esprit n’amène nulle part, alors tu te contentes de garder le regard baissé et de griffonner des idées de blason pour la famille de nobles d’où est issue Ariane, ton personnage de Donjons et Dragons. Elle, elle n’est jamais en retard, elle ne s’ennuie pas en TD de chimie, elle n’a pas pas été invitée à la soirée d’hier chez Ben. Elle, elle combat ses ennemis les yeux dans les yeux, elle manie les mots comme des sortilèges et elle a le trait de personnage « magnifique » qui lui assure la mansuétude de tous les PNJs. Au moins, avec elle, tu peux voyager et triompher.

« Wow, euh… »

Voilà qu’un élément perturbateur te sors de tes rêveries matinales. Orpheus a toujours l’air de sortir tout juste d’une soirée. Son regard est une danse permanente, un peu ivre mais poétique et touchante. Sa voix est pareille à sa guitare, experte mais perdue, talentueuse et décadente. Il a un parfum de cocktail : arraché entre de multiples saveurs attrayantes et creuses, tellement chargé en alcool que ça ne peut pas être un hasard. Son front levé est celui de ceux dont chaque trottoir est une scène, chaque maison son manoir, chaque lit son occasion et envers qui les « non » sont aussi rares que les rides sous ses yeux. Et, clairement, il a l’air perché en haut de l’Everest.

« Écoute, euh … Gabrielle, c’est ça ? »

Toi, tu tombes du haut de l’Empire State Building tant il te donne l’impression d’être une vitre dont les tâches ont plus d’importance que toi-même. Si Clary n’avait pas été malade (c’est à dire : en train de préparer le scénario D&D de ce week-end), il ne t’aurait sans doute pas adressé la parole plus que d’habitude. T’as trop de joie pour laisser ça noircir ton regard mais ton cœur se serre un peu quand même, de voir quel impact minimal tu fais autour de toi, quelle indifférence on a pour toi. Mais la suite semble te dire le contraire.

« Je crois que j’ai rêvé de toi, cette nuit. »

Ouais, euh, quoi ? Tes sourcils sont plus levés que ceux de Dwayne Johnson et y’a plus de points d’exclamation au dessus de ta tête que sur le bateau de Stella dans Spiritfarer. Tes yeux papillonnent un peu tandis que tu combats un début de bégaiement. À la place, tu choisis ton plus grand sourire.

Oui, moi c’est Gabrielle. Bravo d’avoir fini par retenir après « seulement » trois mois de cours ensemble. La réplique te brûle les lèvres mais on t’a appris à ne rien laisser en sortir d’autre que des sourires et de la positivité. Une petite blague n’a jamais tué personne en revanche. Toi c’est Faolan, c’est ça ?

« Silence dans la classe s’il vous plaît ! »

Tu ne voulais pas continuer à te moquer bien plus longtemps de toute façon. Tu souris gentiment à Orpheus et lui demande

Tu peux me passer les tubes à essai s’il te plaît

Tu n’es pas excellente en chimie. Certes, tu es major de ta classe, mais ce ne demande pas un effort surhumain. Tu sais que, dans des livres, on parle de chimie pour caractériser l’attirance entre deux personnes. Ton esprit a toujours préféré penser que l’amour était une combinaison de choix plus ou moins libres et d’attirances culturelles et physiques. Oui, tu préfères largement la physique et Orpheus ne semble d’ailleurs pas mauvais dans ce champ là.

Et du coup… C’était quel genre de rêve ? S’il te plaît dis moi que c’était pas un cauchemar, je sait que mon costume à Halloween était terrifiant mais je veux pas croire qu’il t’est marqué à ce point.

Tu chuchotes avec un air malicieux, mais derrière ta nonchalance tu es vraiment curieuse. Tu souris toujours : Ariana est peut-être une paladin de niveau 4 avec pleins de bonnes stats, mais ta vie est super.

Lun 13 Mar 2023 - 21:10

cet air de déjà-vu et l’envie de surplus

Orpheus & Gabrielle

La vérité, c’est qu’Orpheus connaît très bien le prénom de sa binôme de TD. On lui a tellement répété qu’il était beau mais pas futé que maintenant il essaie seulement de correspondre à cette image. Les notes qui flirtent avec la moyenne et le regard avec les courbes des filles, Orpheus entretient sa réputation de beau gosse écervelé. Paraîtrait-il que ça a de l’importance : c’est ce que semblent penser les autres, en tous cas.
Théia et Hector le lui ont déjà répété, y a un jour où son grand sourire ne suffira plus. On ne peut pas compter uniquement sur son physique pour avoir un avenir, fut-ce un avenir dans la musique. Heureusement, ce jour n’est pas encore arrivé, alors il peut se contenter de dévoiler ses trois brossages de dents par jour à la rousse qui l’accompagne.
Faolan. Le sourire s’élargit encore à la mention de san meilleur.e ami.e, assorti d’un petit clin d’œil. Ok, bien reçu, Gabrielle n’aime pas trop qu’on joue à l’imbécile. Il tâchera de s’en souvenir.

Obtempérant à la demande de sa co-équipière, Orpheus manie les tubes à essai avec précaution. Il en profite pour lui tendre une de ces paires de lunettes transparentes qu’on utilise pour se protéger les yeux des projections. Au moins, songe-t-il en revêtant les siennes, peut-être qu’elle ne réalisera pas qu’elle lui a tapé dans l’œil.
Gabrielle est intelligente ; c’est un truc que toute la classe sait. Si lui, c’est le bad boy du lycée, elle c’est la colombe intouchable, une sorte de Madame de Tourvel à qui tout réussit tout le temps. Ou pas. Il a pas fini le roman, de toute façon. La littérature française, c’est loin d’être sa tasse de thé.
Durant plusieurs minutes, les deux lycéens s’affairent côte à côte, recopiant sur leur papier millimitré des courbes d’absorbances pour différents colorants bleus.

Le chuchotement de Gabrielle le tire de sa concentration, et un nouveau sourire éclot sur les traits tirés d’Orpheus.
C’était quel genre de rêve ? demande-t-elle, et le guitariste se retrouve con de pas avoir anticipé la question.
« Eh bien, euh … c’est que … » bafouille-t-il en rosissant à vue d’œil au souvenir de leurs enlacements oniriques.
Hélas, sa voix porte nettement plus que celle, fluette, de la rouquine. Adolescent habitué à son timbre d’avant la mue, il n’avait pas songé que son volume sonore, même faible, leur attirerait l’attention.
« Orpheus Astraea, y a-t-il quelque chose que vous souhaiteriez partager avec la classe ?»
La voix de Ms. Reeq s’élève, haute perchée, entre les paillasses. Comme pris en flagrant délit, Orpheus se redresse et lance un regard d’excuses tout penaud à la vieille chouette à lunettes. La légende raconte que Ms. Reeq était là lors de la fondation de l’établissement, et à jauger de son style vestimentaire et de ses méthodes d’enseignement, pas sûr que la vérité soit autre.
« Non, Miss. Excusez-moi. »

De nouvelles minutes s’écoulent sur le carrelage un peu trop froid des paillasses bruissantes de calculs. Puis, l’humain rapproche un peu son tabouret de celui de sa voisine.
Si on ne veut pas qu’il lui parle oralement, tant pis : il lui parlera à l’écrit. Du dernier onglet de son trieur, Orpheus tire une copie simple sur laquelle il griffonne, du plus lisiblement qu’il peut.
J’ai rêvé qu’on était en soirée, et que j’étais super ivre. Et après on discutait et toi, tu prenais soin de moi.
Le papier glisse vers Gabrielle en même temps que l’espoir absurde de, peut-être, une prémonition.

My loneliness ain’t killing me no more

Tu fixes le mot pendant quelques secondes. C’est rare que tu saches pas quoi répondre, Gabrielle, m’est là t’es un peu sans voix. T’as des petits flashs lumineux de Orpheus comme chevalier servant qui combat les dragons et que tu soignes avec des fleurs et des poésies courtoises. T’as des parfums d’un hôpital étonnamment agréable, où ton compagnon retrouve le chemin de la vie grâce à des roux enseignements. T’as les poils qui se hérissent en pensant vraiment à la possibilité que le brun ne parle qu’à toi pendant une soirée.

« Mademoiselle Nelson, je vous ai posé une question ! »

Einh?

La classe entière te regarde avec un air étonné. Ils ont pas l’habitude de te voir hésiter quand une question t’es posée. Tu sais pas si c’est l’orgueil, l’habitude ou simplement la médiocrité de la classe mais tu réponds en quelques secondes à la question de Ms. Reeq, qui a presque l’air déçue de ne pas t’avoir piégée.

Tu peux retourner à la note d’Orpheus, qui te paraît bien plus complexe que toutes les expériences de chimie de niveau bac+2 que la prof vous impose pour « que vous ne vous ennuyiez pas ». Au delà de tes rêveries romantiques que tu balaies au plus vite, le message a quelque chose d’inquiétant. Tu rumines pendant une demi-heure jusqu’à l’intercours et tu attends que les autres s’éloignent pour enlever tes lunettes et tourner un regard préoccupé vers la légende du lycée.

Orpheus, t’as déjà parlé à des adultes d’alcool ? Genre, pas des frat boy, avec des personnes qui te veulent du bien.

Tu hésites intérieurement, cherchant désespérément la meilleure façon de formuler ce que tu veux dire, mais tu t’efforces d’avoir l’apparence la plus assurée. T’as l’impression que c’est important, que cette conversation peut avoir un vrai impact.

Tu sais, j’avais un cousin, Brock, mes parents me disaient toujours de pas aller lui parler pendant les repas de famille. De toute façon, j’avais pas envie, parce qu’il sentait très mauvais. C’est que plus tard que j’ai compris qu’il avait déjà bu deux bouteilles avant qu’on serve les apéritifs, et que personne osait rien lui dire parce qu’il devenait violent quand on se mettait entre lui et ses verres.

Les autres commencent à revenir, alors tu baisses la voix.

Enfin, voilà, juste pour dire que tout le monde dit que l’alcool ça fait mieux glisser les relations sociales mais en fait, quand t’en bois trop, c’est juste un mur que tu montes envers les autres.

Tu reposes les yeux sur le brun, et tu te dis que t’en as peut-être trop fait par rapport à la Gabrielle de son rêve, ou peut-être pas assez. Dans tous les cas tu baisses les yeux et dit :

Pardon, je parle trop.

Âge : 31 ANS (01/02/1990) ♫ trop longtemps passés à dormir

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Orpheus & Gabrielle

Le cours paraît absolument interminable, et l’œil d’aigle de Ms. Reeq et sa jupe en tartan bleu-vert ne laisse pas Orpheus tranquille. Il avait pensé que sa binôme du jour répondrait, qu’elle lui glisserait à son tour un petit mot pour réagir à la scène absurde qui a pris le bras de Morphée, mais non.
Gabrielle se contente de porter le TD pour deux, de manier béchers et tubes à essai avec un air très concentré. Toujours à demi-dessoulé seulement, l’Astraea ne peut que la regarder, les prunelles parfois un peu fixe. Elle a, entre deux sourcils dont la volute est féérique, un léger pli lorsqu’elle travaille ; comme une préoccupation dans le regard, celle d’être ce que l’on attend d’elle et ce qu’elle-même désirerait être. Ses traits sont fins, déliés, comme retouchés de nombreuses fois par un artiste consciencieux. D’elle émane quelque chose de calme, une sorte de sérénité obtuse qui la fait ressembler, de loin, à une poupée en porcelaine, joues nimbées de constellations que personne n’a encore nommées.
La sonnerie résonne dans le couloir alors qu’il en était presque à se perdre dans l’arrondi de son chignon. Ms. Reeq, dans un regard noir, range ses affaires et puis détale. La plupart des autres élèves en font autant ; Orpheus voit là l’occasion d’aller se chercher un café. Peut-être la meilleure chance de mobiliser toutes les énergies qui lui restent avec un réveil aussi tardif.
Alors qu’il va pour couler hors de son assise, Gabrielle l’interpelle. Il se fige.

L’alcool.
Mais c’est qui, cette fille ? Il lui dit qu’il a rêvé d’elle, et elle tout ce qu’elle retient c’est qu’il parle d’alcool. Son discours sonne un tantinet moralisateur, un peu trop sage pour une adolescente comme lui ; Orpheus en demeure bouche bée.
Les autres ne prêtent pas attention à ça. Les autres, tant qu’il fait le mariole et qu’il joue bien de la guitare, ils se préoccupent pas tant de lui. Les autres, ils l’encouragent dans ses conneries, ses concours de vodka-ananas premier prix et autres cocktails de gamins qui savent pas gérer ces choses-là. Les autres, ils ne viennent jamais lui parler quand il fume seul sur le balcon. Il se dit souvent qu’il aimerait qu’Ember ou Fao soient là, mais ils sont un chouïa trop jeunes pour venir avec lui là-bas. Phoebus aussi, à son grand désarroi. Ses proches sont comme son bouclier, et son bouclier est pété parce qu’il est né deux ans trop tôt avec trop de filles pour l’aimer.
Alors, même s’il se dit qu’il pourrait l’envoyer bouler, Gabrielle, il peut pas s’empêcher d’être touché qu’elle se fasse du souci pour lui, un mec qu’elle connaît que de vue et qui débarque un beau matin en lui disant qu’il a rêvé d’elle. Et puis, quand elle a l’air navrée, il réfléchit pas une seconde avant de poser sa paume sur son avant-bras dans un geste qui se veut rassurant.
« Mais non, t’inquiète pas. »
La chaleur de la peau de la rousse parvient lentement jusqu’à la sienne et, tandis qu’il réalise la portée de son geste, Orpheus a un rire gêné.
« Enfin, je veux dire. Tu parles pas trop, t’inquiète. » Sa main se retire lentement pour reposer sur leur paillasse. « Puis, ça va, c’était juste un rêve tu sais ; ça se passe pas comme ça en vrai. Sans doute que tu serais jamais venue me parler si ça avait été en soirée pour de vrai, alors je m’estime chanceux. Surtout que … enfin … »
Empêtré dans ses propres mots et son éloquence hasardeuse, il finit par épier la fin de l’intercours du coin de l’œil avant de se pencher vers elle et de chuchoter un peu trop fort.
« … en fait, dans mon rêve, on s’est embrassés. »

My loneliness ain’t killing me no more

Parfois, tu te demandes qui tu aurais pu être d’autre. T’es née en France, le long de la côte, t’ont dit tes parents. Alors, qu’est-ce que la Gabrielle de la côte d’Azur aurait répondu à Orpheus ? Elle l’aurait sans doute amené sur la promenade des Anglais, le soleil printanier réfléchissant sa rousseur sur toute la plage, son sourire plus éclatant que l’astre lui-même. Cléopâtre née de l’autre côté de la Méditerranée, elle aurait glissé la conversation, avec adresse et maîtrise, faisant enfin comprendre à Orphée les ombres sur lesquelles il ne devait pas se retourner. Elle, elle pourrait changer tous les bad boys, ne pas rougir quand on parle de baiser, ne pas voir la pluie quand un soleil la regarde. Toi, écarlate, tu bafouilles seulement :

Ah, ouais, OK, je vois.

Faut voir l’enchaînement, aussi. Déjà le gars te touche sensuellement l’avant-bras, et c’est pas le genre de contacts auxquels t’es habituée dans la salle de TP de chimie. Honnêtement, c’est même pas le genre de contacts dont t’as vraiment l’habitude tout court, surtout de la part de Orpheus « bad-boy » Astraea, le genre de gars qui te font perdre des points de moyenne générale rien qu’à les côtoyer, qui ferait grincer les dents de tes papas si ils le voyaient, qui a plus d’histoires passionnantes dans le dernier mois que toi depuis ta naissance. Ensuite, il te dit que t’as tort, et, toi, madame-je-sais-tout, c’est ni quelque chose que tu apprécies, ni quelque chose que tu penses vrai. Et, enfin, le culot final, c’est de te dire qu’il t’a embrassé en rêve.

Et t’es plus énervée qu’autre chose. D’abord parce que tu sais pas comment tu es sensée réagir, puis parce que le ship entre la première de la classe et le cancre fêtard, c’est le genre de trope qui te fait lâcher le livre immédiatement. C’est le genre de rêves qui occupent les nuits embrumées d’Orpheus, pas les tiennes. Tu te désintéresses donc du visage mal rasé du brun pour te concentrer sur une tâche bien plus intéressantes : ranger tes surligneurs par ordre de taille dans ta trousse.

Faut pas trop réfléchir au rêve, tu sais ? C’est souvent genre un lien avec un truc que t’as lu ou mangé la veille.

Ou alors, t’en as trop pris gros, mais il a pas l’air de trop vouloir l’entendre. Mais, toi, t’es sûre de toi et de pouvoir l’aider. Tu sais juste pas trop comment.

Ms. Reeq repasse pour vous dire que votre prof d’espagnol sera absente (troisième semaine de suite qu’elle est en burn-out : elle aussi t’aimerai bien l’aider, mais le statut des enseignants dans le secondaire en Californie est vraiment pas ouf). Tu as une idée.

Dis, Orphy-boy, c’est l’anniversaire d’un de mes papas dimanche et je voulais lui offrir un vinyle sympa. Tu t’y connais, toi, en musique : tu voudrais bien m’accompagner au mall ? Je te payerai en milk-shake.

Avec un peu de chance, ils parleront moins de bisous et plus de la solitude existentielle qui mène au fond des bouteilles d’alcool. Oui, Gabrielle, tu cherches vraiment toujours les conversations les plus sympathiques.

Sam 2 Sep 2023 - 11:34

cet air de déjà-vu et l’envie de surplus

Orpheus & Gabrielle

Faut pas trop réfléchir aux rêves, tu sais ?
Ah. Bon. La déesse aux cheveux de bronze est curieusement terre-à-terre. Quand il y songe, c’est pas délirant ; première de la classe, actuellement occupée à organiser par taille tous les composants de sa trousse, c’était évident. Bien sûr qu’elle va pas se pencher avec lui sur la teneur psychanalytique de son rêve, essayer de comprendre pourquoi, comment, avec un plissement d’yeux intéressé comme le ferait une psychothérapeute lacanienne.
A la place, elle se contente de détourner le regard. C’est peut-être son ego qui parle, mais il semble qu’elle a rougi.
Embarrassé du malaise qu’il a tristement installé tout seul, Orpheus fait mine lui aussi de se désintéresser de sa voisine de paillasse et fixe la page de son cahier sur laquelle il a pris des notes. Ou plutôt, pas de notes. Les grands carreaux (infiniment plus pratiques que les petits carreaux, il n’y a que des imbéciles ou des professeurs de chimie pour vouloir prétendre le contraire) sont désespérément vides, les lignes bleues et violettes le fixent en lui faisant des pieds de nez. Bah alors, mon grand, tu pensais vraiment que c’était l’endroit pour flirter ?
Il aimerait bien leur rétorquer que c’est pas vrai, qu’il avait aucune intention d’entrer dans une parade de séduction au milieu du cours de Ms. Reeq. Mais, déjà, il passerait vraiment pour un con s’il parlait à son cahier ; ensuite, il sait très bien ce à quoi ça doit ressembler du point de vue de Gabrielle. Penaud, il baisse un peu la tête. Tant pis. Il ne lui parlera plus ; il veut pas la mettre mal à l’aise.
Lorsque l’enseignante s’exclame d’une voix forte que sa collègue de LV2 n’est pas là, il s’apprête à faire son sac et partir sans demander son reste. Finalement, c’est Gabrielle qui le retient.

Orphy-boy.
Le surnom lui tire un petit soufflement de nez. On dirait le pseudonyme d’un super héros un peu nul, un peu raté. Comme lui, en fait. La proposition, en revanche, le laisse muet quelques secondes. Il pose un regard vitreux sur la rousse sans trop savoir quoi lui répondre avant que l’information ne lui monte au cerveau.
Le mall. Ouais. Bien sûr. Ouais ouais ouais ouais ouais. Cool.
« Avec plaisir, ouais ! »
Orpheus ne relève pas le fait qu’elle ait deux papas, tout déconstruit qu’il n’est pas trop, mais note l’information dans un coin de sa tête. Un nouveau tiroir s’est ajouté dans la commode des choses importantes, et il semble soudainement primordial que tout ce que lui dit Gabrielle soit rangé dans de merveilleux dossiers suspendus auxquels il pourra accéder facilement.
La jeune femme fait l’effort de venir sur son domaine de compétence, et la honte qu’il ressentait plus tôt semble s’envoler tout d’un coup.
« Tu sais ce qu’il aime, comme musique, ton père ? Plutôt vieux, plutôt récent ? Plutôt rock ? Je connais un disquaire pas mal juste à côté d’ici, si tu veux. Ça s’appelle le Apricots Records, c’est tenu par un gars super sympa qui te laisse même utiliser sa platine si tu veux écouter avant d’acheter ! »
Son sourire est large tandis qu’il tend la main à Gabrielle, comme Aladdin promettant à Jasmine des odyssées merveilleuses au-dessus du commun des mortels.
« J’pense même qu’on a le temps d’y aller maintenant, si tu veux. »

Mer 11 Oct 2023 - 14:22

My loneliness ain’t killing me no more

Il a l’air motivé à aider : c’est déjà ça. Avec un peu de chance, il va s’embarquer dans son enthousiasme et tu n’auras pas de mal à l’aiguiller vers les chemins que tu cherches à lui faire parcourir. De la musique à la psychologie il ne doit pas y avoir trop de chemin, non ? C’est, en gros, des livres avec un peu plus de rythme et moins de papiers, tu devrais t’en sortir, tu te dis. Alors que tu souris, tu remarques toutefois un obstacle de taille.

Orpheus te tend la main.

Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il veut faire ? Est-ce que acheter des vinyles est à ce point une expérience intime que vous êtes automatiquement devenus des fiancés ? Est-ce que tu dois lui faire un check spécial pour lui expliquer quels groupes ton père aime ? Est-ce qu’il tend sa main à une jolie blonde derrière toi ? Mais tu vas quand même pas te retourner pour regarder si une déesse se retrouve derrière toi, c’est plus le genre d’Orphée ça, d’habitude.

Tu lui serres la main.

Deal, on y va.

Tu ne le sais pas encore mais, des années plus tard, Mercure se foutra bien de ta gueule quand il l’apprendra. Pour l’instant tu évites le regard d’Orpheus, de peur de voir de la déception dans ses yeux et avance avec détermination. Tu te réfugies dans les réponses aux questions de ton spécialiste ès musiques.

Oh bah il est vieux tu sais, donc si le chanteur est mort c’est chouette, et si la jaquette est en noir et blanc c’est encore mieux. Après, je crois qu’il aime plutôt le rock et les thèmes assez engagés, tu vois ?

Tu essayes de jouer la détachée, parce que t’as plus l’âge d’aimer tes papas, mais t’y peux rien si les tiens sont aussi chouettes. Tu te rappelles toutefois que ta mission n’est pas sur eux alors tu te recentres.

Si je devais t’offrir un truc à toi, par exemple, je prendrai quoi ? Pour l’exemple, évidemment.

Dim 12 Nov 2023 - 14:09

cet air de déjà-vu et l’envie de surplus

Orpheus & Gabrielle

Au lieu d’attraper sa main tendue, Gabrielle se contente de la serrer, l’air d’une femme d’affaire magnanime. Le brun se retient de pouffer mais ne parvient à empêcher un sourire d’éclairer ses traits. Dur de dire si elle fait exprès d’être à côté de la plaque ou si c’est juste son caractère mais, dans les deux cas, elle est sacrément drôle, cette fille.
Sur le trajet jusqu’à Apricots Records, il lui pose encore quelques questions, tente de la cuisiner sur ce que son père aime tout en livrant ses propres goûts. Libérés du carcan lycéen, leur dialogue est plus fluide -moins bizarre, aussi. Il se prend à s’insurger qu’elle n’ait jamais écouté Aerosmith ou Scorpions, elle qui semble pourtant tout connaître, et se fait la promesse à lui-même qu’il doit absolument la convaincre.

Les rayonnages du petit disquaire sentent bons le vinyle usé, les disques écoutés et choyés si bien que, des années plus tard, ils ont conservé leur qualité. A l’heure où de plus en plus de gens écoutent de la musique en ligne, le support perd de sa valeur et les commerçants dans ce style n’ont plus vraiment le vent en poupe. Lorsqu’il était plus jeune, Orpheus venait parfois passer des après-midis entiers ici, écoutait tout ce que le proprio lui conseillait avant de repartir avec quelques pochettes sous le bras. Il a pas de platine pour les lire mais peu importe, ça fait une super déco dans sa chambre et, rien que pour les yeux brillants de Phoebus qui l’idolâtrent comme un héros, ça vaut le coup.
En franchissant la porte vitrée, le musicien se met soudainement à analyser la boutique à travers le prisme du regard de Gabrielle. La décoration démodée, la poussière qui vous prend la gorge … elle va sans doute trouver ça nul.
« Tiens, assieds-toi là, bouge pas ! » il lui désigne un fauteuil juste à côté des tourne-disque en libre service avant de s’enfoncer dans les rayons.
L’album qu’il recherche est ancien. 1971, 1972 … le visage d’Orpheus s’éclaire lorsqu’il repère enfin la pièce recherchée, un vieux single de 1973 dont le fond couvert de nuages accueille la dégaine de hippie de tous les membres du groupe. Il l’a toujours trouvée laide, cette couverture, mais à l’instant où il se dit que Gabrielle va peut-être entendre Dream On pour la première fois, rien ne lui semble plus joli que ces visages d’un autre temps.
Sa trouvaille en main, il s’en retourne vers son invitée qui observe tout le commerce avec un air indéchiffrable.
« Voilà, j’ai trouvé ! J’y ai pensé parce que vu qu’on parlait de rêves, ce matin … bref. C’est un cla-ssique. Si ça te plaît, je pourrais t’en faire écouter d’autres, et tu me diras si tu penses que ça peut faire un bon cadeau pour ton père. »

♫

L’intro à la guitare se lance à peine le diamant déposé sur le disque.
Durant quatre minutes vingt-huit, Orpheus guette la moindre réaction sur le visage de Gabrielle.
Half my life's in books' written pages
Lived and learned from fools and from sages
You know it's true
All the feelings come back to you
A mesure que les rythmes passent, que les plus belles phrases de la chanson s’écoulent dans les haut-parleurs crépitants, le guitariste ne parvient pas à empêcher un sourire béat de s’étaler sur son visage. Tant pis s’il passe pour un idiot ; de toute façon, tous leurs échanges ont démarré du mauvais pied.

Il aura bien d’autres occasions pour faire une meilleure impression.

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