SCYLLA ◑ they say she's gone too far this time

Lorsque Scylla voit le jour, en plein hiver 1990, c’est presque comme un contrat qu’on honore. Elle est aimée, attendue, choyée, mais elle a un but avant même d’ouvrir les yeux. C’est une enfant de la famille royale – une famille qui sera large, puissante, une famille qui sera un clan dont le seul objectif sera de protéger la communauté des sirènes dans laquelle elle naît. Les jumeaux sont déjà là, les rôles ont déjà été distribués. Il fallait en sécuriser au moins trois pour que les tâches soient réparties, à partir de là ce sera bonus. Sybil sera reine, comme sa mère. C’est l’aînée et l’héritière, sur qui le poids du monde entier semble peser sur de bien frêles épaules. Silas sera commandant des armées, il est là pour protéger et défendre. Scylla sera un précieux instrument d’alliance, le lien entre les sirènes et l’extérieur, le lien entre la famille royale et leurs alliés. On l’instruit vite, on lui parle de stratégie, de planification, de plein de choses qu’elle ne comprend que peu mais qu’elle se contente de suivre. Après tout ça ne lui convient pas si mal – elle n’a pas de mal à tendre la nageoire aux autres, après tout. Ses parents ont de nombreux amis qui ont des enfants de son âge, et si elle sait qu’elle a pour mission d’être amie avec tous, de se faire aimer, ça ne lui pèse pas. Pas tout de suite. Pas tant qu’elle n’est pas capable de réaliser la dualité en elle, la façade qui se construit peu à peu. C’est un automatisme, un réflexe, une seconde peau. On l’aime, Scylla, on l’adore presque, mais sait-on seulement qui elle est ? Le sait-elle elle-même ? Ce n'est pas pour rien qu'elle a construit ce double, cette nouvelle personne extérieure à elle. Quand on est forcé de donner à tout le monde un accès à soi, il est plus sage de mettre le plus intime sous clé.

La naissance de Skander redistribue les cartes et apporte une onde de fraîcheur nécessaire à Nydaros. Ils grandissent proches, tous les deux, Scylla est la première à bénéficier de sa lumière, de sa chaleur, de son énergie. Skander est le seul parmi eux qui ne sert pas un but fondamentalement utilitaire, et le sentiment de liberté qui irradie de lui les éclipse tous. Là où Scylla se met en scène, il n’a à séduire personne pour plaire, et semble même s’amuser du nombre d’ennemis qu’il se fait au fur et à mesure que les amis sincères se rapprochent. Même quand le coup d’état éclate en 2000, c’est grâce à lui qu’on peut recoller les morceaux, que la reine Cicero ne s’effondre pas de chagrin devant la perte de ses parents et de son jeune frère. Avec le recul, Scylla comprendra que cette rébellion sanglante a signé bien des choses dans sa vie. Que si le couple de dissidents et leurs adeptes n’avaient pas tenté de prendre le pouvoir en ce froid mois de novembre, sa vie aurait pu être bien différente. Elle aurait peut-être eu le choix – avec sa jugeote, elle se serait peut-être plantée quand même.

Les contestataires ont une fille, une toute petite fille haute comme trois pommes, et le couple royal n’a pas le cœur de l’exécuter comme ses parents – une vie innocente reste une vie innocente, même pour une enfant de traîtres. Elle n’a pas à payer pour les erreurs de sa famille. Ils décident de l’élever comme la leur, et très tôt Scylla est douloureusement consciente que la gamine va venir déséquilibrer leur schéma parfait où tout, jusqu’alors, avait une place – même l’électron libre qu’est Skander, nécessaire au maintien de l’ordre établi. Aspen est un grain de sable dans la machine, celle qui causera leur perte – même jeune, la sirène peut s’en rendre compte, et elle le lui fait bien savoir. Alors que la petite fille cherche à se rapprocher d’elle, lui tend la main, se réfugie dans sa chambre, Scylla l’en chasse inlassablement en claquant la porte. On lui a assigné une tâche à la naissance, celle de protéger leur famille et leur communauté, de voir plus loin que ses émotions, de passer outre ses sentiments pour le bien de leur peuple – elle ne se laissera pas avoir par les yeux larmoyants d’une gamine qui n’est même pas sa sœur.

Ils sont déjà quatre – ils n’ont pas besoin d’elle.

D’ailleurs, Scylla ne le sait pas encore mais le coup d’état a également signé son destin d’une toute autre manière. La petite sirène a toujours été proche des fils Asherah, des enfants d’une autre famille éminente amie de leurs parents. La récompense pour leur loyauté durant le conflit a été sa main à elle – elle n’en est même pas en colère lorsqu’elle l’apprend, bien plus tard, à l’adolescence. Elle a toujours aimé Llyr, comme un ami, certes, mais s’il lui faut en être amoureuse pour assurer la pérennité de leur famille alors qui est-elle pour leur refuser ça ? Cela ne peut pas être si dur de transformer une amitié en un bourgeon d’amour. Scylla a eu de l’entraînement, sait que se poser trop de questions ferait plus de mal que de bien, qu’il faut rationnaliser et non pas creuser les émotions qui bouillonnent trop facilement à la surface. Elle ne regrette que River. Ils ont formé un beau trio pourtant, enfants. Un beau trio qui s’effrite comme tout se brise avec le temps, souvent parce qu’une pointe du triangle se casse. Scylla aurait dû savoir que ses fiançailles avec Llyr signifierait la fin de sa proximité avec River – mais comment s’en attrister alors que depuis des mois, des années, il la traite avec un dédain et une ignorance croissants ?

C’est la seule fois où elle a menacé de craquer. La seule fois où l’incompréhension a pris le dessus, la seule fois où elle a eu besoin de savoir, la seule fois où quelque chose a été plus fort qu’elle. Elle ne lui a jamais rien fait, alors pourquoi ? Scylla a tenté de rationnaliser la soudaine distance et le comportement méprisant de River à son égard par le fait de son futur mariage. Avoir grandi avec eux ne veut pas dire faire partie de la famille, elle est l’instrument qui va les séparer inéluctablement lorsque Llyr lui passera la bague au doigt et deviendra officiellement un Van Seabrook. Mais s’il a tellement peur qu’elle lui vole le seul frère qu’il a – pourquoi ce silence ? Pourquoi s’enfermer dans toute cette rancœur ? Scylla n’est que réconciliation et compromis ; mais il ne lui a jamais laissé le bénéfice du doute et quelque part elle ne lui pardonnera jamais pour ça.

Avec les années, la jeune princesse s’en détache – elle a d’autres responsabilités et sa propre famille a besoin d’elle. Elle a vingt ans lorsque sa sœur aînée quitte le royaume avec fracas, laissant derrière elle sa couronne et ses obligations devenues trop lourdes à porter. Une nouvelle épreuve pour Scylla qui pour la première fois, ne parvient pas à réconcilier, recoudre de fil doré les différents morceaux de sa famille. Ca ne va pas, ça ne peut pas finir comme ça. C’est pour chercher Sybil qu’elle monte à la surface pour la première fois, affublée de son nouveau pendentif rempli d’eau de mer. Elle l’aurait sûrement trouvée plus vite si elle avait su quoi faire de ses jambes et comment faire fonctionner ce nouveau corps, mais on ne lui a jamais appris. La famille San Seabrook vit sous la mer, à Nydaros là où est sa place, quoi qu’on en dise. Mais ses pleurs et ses suppliques ne font pas céder l’aînée de la famille qui ne s’est jamais sentie aussi libre, et Scylla aura du mal à digérer ce qu’elle considère – après l’avoir entendu de la bouche de ses parents – un haut fait de trahison, malgré tout l’amour qu’elle porte à sa sœur.

Ils ne sont plus que trois, quoi qu’Aspen en dise.

Le départ de Sybil provoque une réorganisation au sein des Van Seabrook – Silas deviendra roi, et Scylla doit prendre sa place au commandement des armées et de la garde royale, c’est une nouvelle ère qui commence à Nydaros et pour les trois enfants légitimes du couple royal, au grand dam de la plus jeune des sirènes qui lutte toujours pour trouver sa place dans le clan. Elle demande, elle exige, elle se bat pour prendre la place de Skander dans les affaires du royaume – une démarche approuvée par un Skander reconnaissant qui n’a que faire de l’importance toute nouvelle qu’il a dans les manigances de sa famille et du paysage politique du royaume, mais rien n’y fait. Alors Silas se prépare à régner, Scylla se démène pour être digne de la garde royale, et Skander se rend à reculons dans les rassemblements stratégiques et sociaux qu’il déteste.

Quand la guerre éclate, il est décidé assez vite que les sirènes ne prendront pas position. Ce sont les affaires de la surface, ce n’est pas leur combat. Les Van Seabrook ne sont forcés d’intervenir que lorsque le jeune prince brave les interdits pour se battre auprès des autres surnaturels – seul le couple royal reste en retrait. Mais il est déjà trop tard lorsque Silas, Scylla et Aspen rejoignent le conflit, il y a déjà trop de sang, trop de chair au sol, trop de cris, et Skander au sol dans une mer de rouge.

Ils ne sont plus que deux, quoi qu’Aspen en dise.

C’est toute une partie de Nydaros qui tombe avec Skander. Mais l’heure n’est pas au deuil – il faut rebâtir. Les Van Seabrook sont une forteresse imprenable et ne peuvent tolérer la moindre fragilité, même cette immense crevasse, ce tremblement de terre intime ne peut avoir raison d’eux. C’est à cette occasion que Scylla remettra en question, pour la seconde fois, le bien fondé de la démarche de ses parents. Mais elle ne faillit pas – ce n’est pas le moment de trembler. Parce que les sirènes ne peuvent rester terrées plus longtemps dans leur royaume, elle est envoyée à la surface comme les autres. Si Silas travaillera auprès des autres surnaturels afin de gagner leur confiance, elle se rapprochera des humains et de leur gouvernement. En rétrospective, c’est peut-être la distance de Nydaros et de ses parents qui aura cet effet là mais elle se sent vivre vraiment pour elle, pour la première fois. Toute l’intelligence, toute la stratégie qu’elle a appris à produire durant toutes ces années lui sert enfin pour prendre un pouvoir qui lui semblait jusqu’alors inaccessible. D’abord stagiaire à la Maison Blanche, elle est rapidement sollicitée pour aider à construire le ministère du surnaturel.

On avance également son mariage, qui a lieu au printemps 2016 et qui scelle pour de bon l’alliance entre les Van Seabrook et les Asherah. Mais pour la première fois de sa vie, Scylla doute. Ça la ronge, la creuse dans le corps, ne veut pas partir. Les paroles de la prêtresse résonnent dans son esprit comme un tambour à chaque fois que ses cheveux touchent l’oreiller, alors même que le bras de Llyr s’enroule autour de sa taille. Elle a failli partir. Elle a failli partir et ne l’a jamais dit à personne. Elle en a honte comme elle n’a jamais eu honte auparavant – elle a failli partir. « Je vois un Asherah mais pas le fils qui t’a offert l’anneau que tu portes au doigt » Les mots la hantent jusqu’au moment où elle dit oui devant cette même prêtresse quelques jours plus tard. Pas d’hésitation dans sa voix, même quand ses yeux croisent ceux de River, solidement planté juste derrière son fiancé, une expression indéchiffrable au visage.

C’est un honneur d’être une Van Seabrook. Un honneur qui ne va pas sans devoirs.
Scylla y repensera longtemps, mais à chaque fois un mantra vient marteler son esprit – plus fort que le doute qui s’insinue dans ses veines.

Family. Duty. Honor.