There's no easy way to do this - Odalie

17 août 2016

Après un effort continu, les fibres musculaires sont lésées. De microdéchirures se produisent tout à la surface de la chair. Les étirements vont agrandir ces minuscules lésions en tirant, comme sur des élastiques usés, jusqu’à ce que les fissures se creusent. Et puis, par l’action formidable du corps humains, les globules blancs vont affluer, construire de nouveaux tissus musculaires par-dessus les creux et ainsi augmenter la masse totale musculaire, l’endurcir de mieux qu’ils le peuvent.
Ainsi les muscles se régénèrent, croissent et se font au fil du temps.

Le cœur, c’est juste un muscle comme les autres.
Après Paris, Odalie avait échoué à Berlin, dans l’appartement de Mozart, et elle avait léché ses plaies avec autant de désespoir que de fissures dans son myocarde. Elle avait tâché d’étirer son cœur, mais comment étire-t-on un cœur ? Elle avait écouté le souffle court d’Amadeus au-dessus d’elle, s’était égarée dans des boîtes ou des bars où tous la regardaient. Elle s’était faite naïade sur terre, sirène aux promesses enivrantes, pour tâcher de coaguler l’hémorragie dans sa poitrine.
La brune voulait d’un cœur plus dur, qui ne se laisse pas cisailler par le moindre triton de passage incapable de garder sa bague de fiançailles dans sa poche. Dans sa volonté de guérir, elle était acharnée, têtue, elle se surmenait et tombait, le soir venu, entre des draps toujours semblables et pourtant toujours différents.
Cela faisait plusieurs jours qu’elle ne s’était pas présentée au Peaches Record, convaincue que tout le monde lirait sa peine sur son visage. Et elle refusait à quiconque le droit de la voir sous ce jour ; il n’y avait qu’Amadeus qui la connut suffisamment. Marisol, aussi, si elles avaient gardé contact ; mais la nymphe avait quitté son quotidien sans fracas pour la prévenir.
Odalie tâchait de convoquer les forces en-dedans de ses côtes capables de réparer son cœur, mais rien ne semblait fonctionner.

Parce que c’était bien plus profond.
Il n’y avait pas que le cœur qui était touché. Colton s’était enfoncé partout. Elle l’avait dans la peau, le foie, la rate, chaque cheveu portait son odeur. Sa présence s’était insinuée jusque dans les os de la brune, là où il n’y avait plus rien d’autre que la moelle de qui elle était.
Elle l’avait aimé, avec chacune des cellules qui la composaient, chacun des atomes à sa disposition. Si on avait pu la prévenir que c’était aussi dangereux, elle s’y serait sans doute pas risquée. Mais elle l’avait aimé, beaucoup plus qu’elle ne le songeait, beaucoup plus qu’elle ne l’avouait, beaucoup plus qu’elle ne le pouvait.
Et il avait tout détruit.
Il avait pris son insouciance pour la revêtir de futurs. Il avait volé son présent pour le draper de lendemains. Il avait fait d’elle quelqu’un d’autre, une personne qu’elle ne voulait pas. Comment Colton avait-il pu envisager, même une seconde, que c’était là qui elle était ? Comment avait-elle pu se fourvoyer, ne pas voir grandir dans ses yeux une vision qui n’existait pas ?
Chacun de ses atomes avait mal, maintenant, et la belle avait l’impression que cela ne passerait jamais.
Pourtant, il allait bien falloir.

Ce matin-là, Odalie avait passé sur ses traits un masque de flegme charmant. Une indifférence peinte à la truelle sur son visage décomposé. Ce matin-là, elle allait voir Cassandre. Sans doute l’aînée Shail avait-elle écouté dans tous les sens les lamentations de Colton, et elle venait intercéder pour qu’Odalie revienne à lui. Ou bien, elle avait des affaires à lui rendre, quelque chose à lui raconter ; impossible de savoir vraiment.
Ce qui était une certitude, c’est qu’elle ne pouvait pas paraître avec sa poitrine lacérée devant son ancienne belle-sœur. Elle avait revêtu une combi-short ajourée à fleurs jaune, ses plus belles lunettes de soleil, et enfilé à ses poignets mille bracelets pour que, cliquetant, ils détournent l’attention d’elle. Elle était prête.
Marchant d’un pas pressé en direction du café où la jeune femme lui avait donné rendez-vous, Odalie répétait en boucle sa réplique dans son crâne fêlé. Si bien que, lorsqu’elle arriva à hauteur de Cassandre, les mots sortirent tous seuls, d’eux-mêmes, pour entamer la discussion.
Plantée, debout, face à la brune, elle lâcha d’un ton préventif.
« Si tu es là pour me faire la morale et me dire à quel point Colton est malheureux, autant que tu saches : je ne retournerai pas avec lui, et je préfère rentrer chez moi que de t’entendre argumenter. »

Codage par Magma.

Tout son corps se raidit lorsqu’elle se retrouva, muette, entourée des bras de Cassandre. Odalie n’était pas une femme parmi les plus démonstratives –bel euphémisme. Toujours, sa mère lui avait enseigné qu’aimer les gens, c’était être faible face à eux. Le leur montrer équivalait à aiguiser les armes qu’ils vous plongeraient dans la poitrine, le temps venu, quand vos yeux ne suffiraient plus à les convaincre de n’en rien faire.
Elle avait cru qu’ils valaient mieux que ça, Colton et elle. Qu’ils cueillaient les instants présents, qu’ils avaient le droit de baisser leur garde, qu’ils pouvaient être qui ils étaient. Elle avait cru que les années continueraient à filer comme des myriades de météores, des lumières qui les emmèneraient gravir de hauts palais d’opale.
Elle avait joué. Elle avait perdu.

C’était bien plus que le deuil de leur relation, qu’elle faisait. C’était le deuil de la croyance qu’on pouvait montrer son amour et en ressortir fort quand même. Que l’on pouvait cheminer à deux, former un tout indivisible, sans que cela ne finisse par s’écrouler dans le mistral comme un amas de sable noir.
Voilà à quoi la brune songeait tandis que, respirant le parfum iodé des cheveux de Cassandre Shail, elle ne rendit pas son étreinte.
Son apparence devenait son armure, et pas plus qu’un autre Cassandre n’avait le droit de voir derrière. Larmes sagement rangées dans les yeux, elle affichait ce sourire frais qui faisait tourner bien des têtes.
La pire des sœurs. Odalie souffla du nez face à ces aveux de Cassandre. Il n’y avait aucune raison que la jeune femme soit la pire des sœurs. Consentant finalement à s’asseoir, Odalie songea à Alix. Comment est-ce qu’il réagirait, s’il savait ? Est-ce qu’il serait comme Cassandre ? Est-ce qu’il irait casser la gueule de Colton comme il l’avait fait avec tous ceux qui embêtaient Odalie à la récréation ? Est-ce qu’il s’en soucierait, seulement ?

Les ongles nerveusement contre le verre de la table, derrière ses lunettes de soleil, la belle dévisagea son interlocutrice. Un sourire triste étirait ses traits fins. Ces dernières années, Cassandre avait été ce qui se rapprochait le plus d’une sœur, la sœur qu’elle n’avait jamais eue. Bien sûr, elles avaient leurs différends, leurs moments de froid, leurs secrets. Mais combien de soirées avaient-elles passées, en terrasse d’un café, à rire allègrement d’un Colton qui semblait ne jamais arriver ? Combien de séances au cinéma, plongées dans une salle obscure à se moquer de ces idiots qui s’amourachaient facilement ? Combien de rires, d’instants de complicités avaient-elles tissées toutes les deux ?
Entendre que l’aînée des Shail ne renoncerait pas à ça lui noua mille fois plus la gorge que tous les évènements d’avant.
« Merci. » articula-t-elle douloureusement, le larynx crevé de fatigue.
Les lunettes de soleil quittèrent son visage abimé pour venir se poser docilement sur la table. Ses yeux bruns rencontrèrent enfin les océans bleus de Cassandre.
« Je voulais pas que ça se finisse comme ça, tu sais. Je voulais … » une vague d’émotions menaça de franchir ses digues et la submerger totalement. « Enfin, c’est de la merde. »

Codage par Magma.

La carte n’était qu’une feuille cartonnée, plastifiée, repliée sur elle-même en trois, qui dépeignait les boissons les plus classiques du monde comme s’il s’était agi des fantaisies les plus extravagantes du monde. Usée aux pliures jusqu’à blanchir et se décoller, elle avait l’air d’avoir traversé bien trop d’années sur cette terrasse, tannée par un soleil de marbre qui la jaunissait lentement.
Odalie la saisit du bout des doigts, de toute façon rapidement sûre de ce qu’elle désirait boire. Il était sans doute un peu tôt pour descendre un Bloody Mary, mais il n’y avait guère que cela pour lui donner la sensation d’être, elle aussi, quelque chose d’autre qu’une feuille brûlée par le soleil.
Sans ses lunettes sombres, elle se sentait à nu. Cassandre ne l’aidait pas vraiment, quand les regards qu’elle déposait sur l’ombre courbe de ses cils semblaient grandement déterminés à percer la couche de vernis sur la peau moirée de la brune. L’aînée des Shail était de ce genre de personnes qu’on ne sait réellement saisir. Un bateau ivre que le roulis faisait osciller chaque instant entre l’extrême effacement et la force vive et sereine de celle qui choisit ce qu’elle vaut. Parfois, la sirène avait l’impression d’être face à une étrangère tant, malgré leurs rapprochements, elles ne savaient rien l’une de l’autre.
Et pourtant, Cassandre savait tout.

Il semblait qu’elle détenait une sorte de regard infra-rouge pour aller voir, derrière l’enduit et la peinture rondement choisie, toutes les fêlures qui tapissaient l’antichambre de la française. Tous les papiers peints dont elle avait pu recouvrir le béton craquelé et pourri semblaient n’avoir aucun impact sur les paroles de la jeune femme.
Odalie resta un instant silencieusement face à la déclaration de Cassandre.
Elle n’aimait pas se sentir vue, certainement pas quand elle tâchait de toutes ses forces de colmater les imperfections de ses traits. Pourtant, il y avait aussi quelque chose de chaud, de doux, à sentir qu’elle n’était pas seule face à cette situation nulle. Alors, au lieu de s’indigner comme elle l’aurait certainement fait face à quiconque d’autre que la brune, Odalie eut un sourire las.
« Je comprends vraiment pas comment … enfin, je veux dire, il y a peu de gens qui me connaissent autant que lui me connaît. » Il y avait Alaric, bien sûr, mais ce n’était pas la même chose. « Et pourtant, il me tape une dinguerie pareille. »
Dans un soupir un peu plus peiné qu’elle ne l’aurait voulu, Odalie plongea la tête dans ses mains et se frictionna le visage pour retirer à ses yeux bruns toute envie de pleurer encore.
« Je m’étais toujours dit que je voulais dépendre de personne, et que personne dépende de moi. J’avais pas l’impression que c’était irréalisable ; il suffisait que chacun s’occupe de lui. » Un ricanement amer vint flirter avec ses canines. « On dirait que je me suis bien plantée. C’est pas possible d’aimer quelqu’un sans devenir co-dépendant. Je crois que j’ai plus très envie d’essayer. »

Codage par Magma.

Quand elle était gamine, Odalie avait tanné sa mère pour avoir une sœur. Petite, grande, peu importait ; elle voulait seulement quelqu’un d’autre avec qui partager ses problèmes, ceux qu’aucun des trois grands benêts qui lui faisaient office de frères n’avaient capacité d’entendre. Peut-être qu’Alix aurait pu, dans une certaine mesure. Mais ce n’était pas lui qui allait lui conseiller la meilleure marque de tampons et puis, de toute façon, il avait quitté la maison avant que les problèmes d’Odalie ne deviennent réellement important.
Non. Elle n’avait compté que sur elle-même, toujours, dès quittée leur maison sur la côte. Ses mauvais pas étaient de ses responsabilités, de la même manière que ses échecs et les plus belles de ses réussites. Lorsqu’on cherchait à allouer le mérite de son comportement, il n’y avait aucun équivoque, aucun malentendu, jamais. La sirène avançait toute seule. Pas d’adelphes, assez peu d’alliés pour compter sur les doigts d’une main, elle préférait se contenter de la solitude du vainqueur plutôt que de prendre le risque qu’on lui arrache ce qui lui revenait.
Odalie, tu n’as pas besoin d’une sœur. Si tu en veux une, apprends à être ta propre sœur.
La voix d’Anjela résonnait parfois, dans son appartement sans âme, alors qu’elle rentrait d’une soirée où elle avait un peu trop bu. Sa propre sœur, alors elle tenait ses cheveux en vomissant dans les toilettes, elle lisait des articles en ligne sur les meilleures marques de sous-vêtements et vivait sa sexualité comme un terrain de jeu sans bornes.
Et ça lui convenait.

En écoutant parler Cassandre, pourtant, Odalie fut prise d’une jalousie dévorante à l’égard de Colton. Lui, il avait quelqu’un. Quelqu’un pour le guider et l’accepter même lorsqu’il était un crétin, pour tâcher de recoller les morceaux d’une famille qui semblait unie par un peu plus qu’un nom de famille.
« Ouais … » articula-t-elle, sans pouvoir dire un mot de plus sous risque de se mettre à pleurer.
Évidemment, que le triton n’était pas une généralité ; Odalie le savait déjà, tant il était le seul au monde à qui elle donnait sa confiance. Elle avait voulu croire en son unicité, sa singularité, et surtout dans sa dévotion à faire de leur lien quelque chose qui puisse les faire grandir à deux. Elle s’était trompée, voilà tout.
Entre deux gorgées de Bloody Mary, la sirène tâcha de calmer les émotions contradictoires qui l’assaillaient par vagues secrètes.
« C’est juste que … » débuta-t-elle, incertaine elle-même de là où elle allait. « J’ai l’impression que tout le monde a été brainwashé à vouloir le même truc, tout le temps. Un petit train-train tranquille, un mariage, des gosses, une maison en banlieue et un labrador. Mais moi, ça me gonfle. Et j’estime que j’ai le droit de vouloir autre chose, mais personne veut comprendre ça. »
Presque personne, souffla une voix dans sa poitrine, mais elle la chassa d’un geste de tête.
« En tous cas, Colton, il a rien compris. »

Codage par Magma.

Le cliquètement de ses bracelets la gênait, signe du tremblement de ses membres qu’elle aurait voulu empêcher. Si ça n’avait tenu qu’à elle, elle n’aurait pas versé une seule larme. Elle se serait présentée chez Alaric, ils auraient couché ensemble, regardé un Disney, et l’épisode Colton aurait été clôt à jamais. Plus besoin de se souvenir du triton et du fou rire qu’elle avait eu en le voyant sortir de la douche avec un épi sur la tête. Oubliée, la folle course sous la pluie diluvienne parce qu’ils n’avaient pas de parapluie. Enterrés, le frisson brûlant de son corps contre le sien, la profondeur de sa voix grave et le contact de ses lèvres sur le ventre de la sirène. Si ça n’avait tenu qu’à elle, elle aurait préféré enfermer tous ces souvenirs dans une boîte, scellés à double tour.
Mais ça ne fonctionnait pas comme ça.
Elle devait cohabiter avec le murmure du triton lorsqu’il lui disait qu’il l’aimait, le regard d’adoration brute qu’il posait sur elle tandis qu’elle se déshabillait, la passion avec laquelle il pressait ses hanches contre les siennes lorsqu’ils ne s’étaient pas vus durant trop longtemps. Colocataires indésirables, la boule de sa mémoire restait jusqu’à l’étouffer complètement, ravageant son corps à l’idée qu’il n’y aurait pas de nouveaux souvenirs.
Odalie serra fermement les doigts autour de son verre, tâchant de se concentrer sur la voix, professionnelle, de Cassandre. La sirène esquissa un sourire timide. Ce devait être une bonne psychologue.
Une bonne personne.

Lorsque la brune lui témoigna son admiration, Odalie ne put que secouer la tête, faisant tinter ses boucles d’oreille à la place de ses bracelets.
Elle n’avait jamais été de celles qui avaient beaucoup d’amies. Celles qui se déplaçaient par bande en gloussant comme des animaux, avec leurs bracelets assortis et leurs private jokes insupportables. Non. Odalie avait la conviction qu’à chaque fois qu’elle ouvrait son cœur, il risquait d’être ravagé et, jusqu’ici, toutes ses expériences l’avaient confortées dans cette perspective. Alix, Marisol, Orion, désormais Colton. Tout le monde blessait.
Presque tout le monde.

Les mots de Cassandre proposaient une main tendue à peine dissimulée, qu’Odalie hésita longtemps avant de saisir pour de vrai. Elle allait claquemurer son cœur, maintenant, le rendre rude et inaccessible ; jamais elle ne se pardonnerait de se faire heurter à nouveau. Alors, qu’importait combien ils étaient à se prétendre ses amis. Ils n’étaient que des oiseaux de passage et, si elle avait besoin d’eux, elle ne saurait jamais vraiment dépendre tant de leur présence.
Dans un petit sourire, elle hocha la tête et posa une main sur l’avant-bras de Cassandre.
« Je serai là. » dit-elle simplement, sans préciser pourquoi, comment, parce qu’il y a des choses dans la vie que l’on a pas besoin de dire.
Et puis, en proie à une nouvelle émotion qu’elle n’avait pas senti monta, la sirène laissa échapper un bref soupir de gratitude. Il était rare qu’elle dise le mot qu’elle s’apprêtait à prononcer, ce qui rendait bien plus précieux le fait qu’elle le laisse échapper.

« Merci, Cassandre. »

Codage par Magma.