Just a little stray cat. | SoliJude

La journée avait été fatigante, pour la jeune apprentie. Encore une fois, son chef lui avait confié le nettoyage des caisses, là où Jude savait avoir de meilleures qualifications. Mais que pouvait elle faire pour protester. Elle avait déjà eu énormément de chances de se faire embaucher dans ce garage, qui était l’un des meilleurs du quartier. Ho elle savait que ça n’était pas que pour ses compétences que la dragonne avait pu signer son contrat… Mais tant qu’elle pouvait voir se faire confier quelques machines à réparer, elle ne rechignait pas trop à la tâche. La mécanique était un monde difficile, mais tellement mieux que la forge de ses parents.

Ce jour-là particulièrement, beaucoup de monde était passé au garage. C’était l’effervescence, son patron avait signé un contrat avec l’une des écuries qui courait les 500 miles dans à peine plus d’un mois. Alors que la moitié de la ville pleurait encore la disparition de Luther King, l’autre moitié se préparait à la course. Jude n’avait pas le droit de toucher à la monoplace. Mais ça n’était pas pour autant qu’elle n’avait jamais regardé la voiture avec une pointe d’admiration mêlée de curiosité. Et ce, à chaque fois qu’elle pouvait s’en approcher, malgré les nombreux rappels à l’ordre de son patron.
Le ciel en cette fin d’après midi était teinté de milles couleurs, les nuages prenant comme feu sur un fond rosé. Indianapolis n’avait jamais été une ville très bâtie. Jude n’avait jamais vu ce genre de bâtiments. Là d’où elle venait, c’était encore très rural. Il paraissait qu’à New York, les maisons étaient si hautes qu’on pouvait se faire mal au cou à les regarder. Elle avait vu quelques photos. Mais en soit, rien ne valait le confort d’une ville aussi simple que celle-ci. Cela faisait bientôt un an qu’elle avait quitté le faux confort de son village natal, et jusqu’à présent, la jeune femme de 18 ans ne regrettait absolument rien. Elle n’était pas de permanence au garage ce soir-là et avait les deux jours suivants en repos, alors elle fit un signe de main à l’un de ses collègues, l’un des plus sympas et moins dérangeants de la bande  - pour cause, il était marié et avait déjà cinq filles, et parti.

Sa moto, garée derrière, brillait sous le soleil comme un ange tombé du ciel. Sans plus de cérémonie malgré sa grande précaution, Jude grimpa dessus, et fila, une trainée de sable poussiéreux dans son sillage.

A cette heure de la journée, il y avait un endroit où elle aimait aller. C’était un bar, tout en bois et en musique, sur la Beecher Street, tout prêt de Garfield Park. Elle ne mit que quelques minutes à l’atteindre et se gara devant. Jude n’avait légalement pas encore l’âge de boire. Mais le serveur ne vérifiait jamais son identité et vu qu’elle l’avait aidé une fois, en usant un peu de ses pouvoirs discrètement, pour réparer sa mobylette et pour « souder » l’un des montants de son bar qui s’était tordu, le gérant la laissait consommer, tant qu’elle réglait sa note. C’était pas très légal, mais il ne savait pas dans quelle mesure il pourrait lui être utile à nouveau.

Comme elle l’avait espéré, elle découvrit en poussant la porte que le bar n’était pas encore trop fréquenté. Il y avait du monde, mais pas encore au point de se marcher sur les pieds comme cela le serait dans une  heure ou deux, quand tout le monde aura quitté son travail. A peine arrivée, le serveur fit glisser sur le comptoir une choppe de bière à son encontre. Elle remercia le tenancier d’un mouvement de la main et s’installa contre un mur, le dos adossé au bar, à regarder d’un air absent le peuple qui arrivait dans le bar.

Une heure et demi plus tard, Jude en était à sa deuxième choppe. Le contenant était grand, et la jeune femme ne tenait pas encore bien l’alcool. La tête commençait à lui faire mal mais elle savait qu’elle était encore en état pour rentrer. Elle regarda sa choppe, à moitié pleine encore. Quand elle l’aurait fini, elle réglerait sa note et s’en irait.

Un gars s’approcha d’elle, Jude soupira.


La migraine était déjà suffisante pour qu’il ne vienne pas en rajouter. Rupert était un gars qui faisait souvent la manche dans le bar. Il finissait toujours pas être mis dehors à force de faire du grabuge, mais il arrivait à chaque fois à se faire un peu plus discret. Une fois , il avait pu rester à l’intérieur la moitié d’une heure, et avait réussi à chopper quatre dollars plus une bourse qu’il avait piqué dans la poche d’un mec bourré.

Ho, parce qu’il était aussi doué pour ça, Rupert. Il se faisait chopper quasi tout le temps, mais il revenait à chaque fois. C’était probablement la seule animation qu’il pouvait avoir dans sa journée.
Il n’avait jamais demandé d’argent à Jude, mais avait toujours cru qu’elle aurait apprécié taper la discut’ avec lui. Elle avait commis l’erreur, au tout début, de lui répondre avec le plus de politesse possible, et maintenant le gars ne la lâchait plus. Déjà agacée, elle écouta le gars lui raconter elle ne savait quoi. Fatiguée, Jude posa sa choppe sur le bar un instant en se passant la main sur les yeux.  Le barman du voir quelque chose que l’apprenti mécano n’avait pas vu, mais en tout cas il repéra Rupert, et lui jeta un verre d’eau à la figure pour le faire partir, scandant que son établissement était de bonne fréquentation et qu’il n’était pas le bienvenu.

Il partit en marmonnant, et Jude saisit sa choppe pour finir de la boire.

Peut-être n’aurait-elle pas dû ? Elle connaissait son seuil de résistance, jamais elle n’aurait dû se trouver si faible qu’au moment où elle reposa le verre sur le bar. Comme si elle était sur un bateau, tout tangua autour d’elle. Se rasseyant face au bar, elle saisit son front entre ses mains, fermant les yeux tant la lumière était douloureuse, poussant un gémissement quasi inaudible. Il fallait que cela passe.

Sans nul doute, Jude aurait une migraine d’enfer demain. Elle ignorait pourquoi ce verre là fut de trop. La fatigue sans doute ? L’apprentie mécano en voyait des vertes et des pas mûres au garage, la moindre erreur lui était reprochée beaucoup trop fort, et souvent mise sur le dos de sa féminité. Heureusement pour elle c’était son pouvoir qui lui permettait de garder ce job. Pour autant cela restait éprouvant mentalement.


Seulement… elle avait presque l’habitude de cet état mental et physique, cela ne l’avait jamais empêchée de savourer sa choppe. Au contraire, plus le temps passait, mieux elle l’assimilait. Non pas qu’elle veuille augmenter son score de verres au compteur, mais l’habitude inhibait les effets de l’alcool, ce qui lui allait très bien.  Elle vit du coin de l’œil Rupert se faire dégager par le tenancier qui avait un vieux balai de poil à la main, tandis que des clients assis dans un coin ricanaient grossièrement face au spectacle, le nez rougis et boursouflé par l’alcool quotidien ingéré. Bonne fréquentation hein…

Ses yeux lui brûlèrent à cause de la lumière, elle se réfugia bien vite dans le creux de ses bras. Ça finirait par passer, elle en était sûre, et elle pourrait rentrer. Elle ne sursauta même pas quand elle sentit une main sur son épaule, la migraine était si forte que son front était déjà humide de sueur. Elle pivota lentement la tête pour apercevoir une jeune, blonde, à peine plus âgée qu’elle, la regarder d’un air inquiet. C’était une figure rassurante, qui calma la jeune dragonne comme s’il s’agissait de sa mère, elle répondit, bégayant.


Le tenancier saisit la choppe quasiment vide de la dragonne et l’éloigna d’elle.


Jude soupira, ça ne l’étonnait pas. Elle se mettait en retrait par habitude mais avoir le mur dans son dos était rassurant également. Il fallait qu’elle rentre, qu’elle prenne une douche et qu’elle aille dormir. On allait lui foutre la misère au garage demain si elle était en retard. Elle se redressa lentement. Jetant un regard au barman.


Avait elle dit dans un murmure. Sauf qu’à peine redressée qu’elle devint livide, perdant l’équilibre si vite qu’elle dût de nouveau s’accrocher au bar.


Fit le barman à son égard. Il tourna son regard acéré vers la blonde.


Après que David eut hoché la tête, il se tourna vers un autre client, se frottant une main sur le tablier tout en jetant son torchon sur l’épaule, laissant le duo tout seul.

Avec son petit salaire de jeune apprentie fraichement sortie des bancs de l’école, Jude n’avait pas de quoi se payer un appart. Alors elle sous-louait une sorte de studio dans l’arrière-jardin d’un gars… Il se fichait de la savoir chez lui, tant qu’elle était discrète. Alors en général, elle garait sa moto à l’autre bout de la rue et finissait la route à pied, c’était ça où son hôte la menaçait de la foutre dehors. La jeune fille n’avait pas de point de chutes en dehors de ce studio. C’était plus un cabanon de jardin qu’autre chose. Il y avait une couchette et une petite kitchenette ainsi qu’une petite table, un petit meuble où elle entreposait le peu de vaisselle et de nourriture qu’elle ramenait, et une étagère de garage. Une toilette sèche aussi, juste à l’extérieur. Il n’y avait pas de douches, mais son boss lui laissait l’accès à celles du garage où elle travaillait. C’était comme ça qu’elle s’était promis que son futur garage aurait au moins une douche. Que c’était pratique ! On n’était jamais à l’abris d’un crachat d’huile de vidange ou de liquide de refroidissement, et rien n’égalait une bonne douche bien que rapide à ce moment-là. Seulement, Jude ne pouvait pas non plus abuser de ce luxe que lui laissait son patron. Elle savait que le moindre excès serait déduit de son salaire… alors elle l’utilisait au minimum légal, juste assez souvent pour ne pas se sentir sale. Le reste du temps, elle se lavait au lavabo. C’était toujours mieux que la bassine de là où elle avait grandi…

Même si elle aurait dû être chez elle depuis longtemps, la jeune mécano n’était clairement pas en état de penser à son petit cabanon de jardin à l’heure actuelle. La tête lui tournait, le visage blafard, elle ne savait même plus correctement dire quoi que ce soit. Elle sentit un bras passer autour d’elle et Jude se laissa étrangement faire, docile. Un murmure d’excuse, elle n’arrivait pas à le placer sur le visage flou qui l’observait. Pourtant, un air chaleureux se dégageait de ce flou. Jude pouvait elle lui faire confiance ?Elle n’en savait rien, elle se méfiait d’habitude.  Solan, c’était ça son nom. Elle lui dit qu’elle l’emmenait dehors, et c’est exactement ce qu’elle fit. L’esprit embrumé de Jude décida qu’elle pouvait lui faire confiance. Alors elle se laissa mener jusqu’à l’extérieur, l’air frais soufflant sur le visage qu’elle sentait à peine la ramenait quelque peu à la raison, bien que sa tête lui tournât toujours. Elle se laissa asseoir sur le trottoir et Jude, les coudes sur les genoux, posa sa tête dans ses mains comme  Atlas tenait le monde sur ses épaules – comme si sa tête pesait mille fois plus que son réel poids.

Elle essaya de dire comment elle s’appelait mais à défaut de sentir son visage, aucun son compréhensible sortit de sa bouche. Alors, comprenant qu’elle ne réussirait plus à dire quoi que ce soit ce soir là, Jude sortit péniblement son portefeuille, et fit glisser d’un doigt une carte écrite à la main.

Elle avait rapidement appris cette technique là quand elle a découvert le monde motard. Il n’était jamais prudent de sortir sans quoi que ce soit parlant de son identité ou de son adresse. Et même avec tout cela, c’était toujours pratique dans la situation où elle perdait son portefeuille.  La jeune fille avait encore une foi illusoire en ce monde. Et c’était la première fois qu’elle avait besoin de cette carte.

La carte tomba du porte feuille et Jude le laissa choir aussi. Il était rattaché à sa ceinture par une petite chainette, elle ne pouvait pas se permettre de le perdre et elle avait toujours apprécié le look que cela lui donnait. Donc elle ne risquait pas de l’oublier là. La carte mentionnait son nom (Jude Summers, Puisqu’elle l’avait écrite elle-même, pourquoi mettre le nom complet, affreux comme il était ?) , son adresse aussi ainsi que la marque de sa moto – au cas où- Dans les rassos motards ça avait toujours été utile. D’autres y auraient mentionné une quelconque maladie, ou un animal seul chez eux. Mais il n’y avait rien d’autre que tout ça sur la carte de Jude. Elle leva un regard humide de culpabilité.

Ho ça, Jude était dans la merde. Elle ne s’était jamais mise dans un état pareil et bien qu’elle ne comprenne toujours pas comment elle y était arrivé sans changer ses habitudes, le fait était qu’il faudrait d’un miracle pour qu’elle puisse rentrer chez elle et être capable d’aller au taf demain. Si elle loupait ne serait-ce qu’une heure, son boss l’enverrai paitre. Il savait qu’il avait une telle emprise sur elle, c’était le seul garage de la région à avoir accepté de prendre une … fille.. Comme apprentie. Et si elle se débrouillait très bien, il lui fallait simplement l’excuse pour la virer et foutre un homme à la place au poste, aussi moins compétent soit-il.

Et voilà qu’en plus, elle gâchait la journée de cette femme en face d’elle, qui elle ne savait pourquoi, avait décidé de l’aider. Jusqu’où irait-elle ? Jude n’avait ni l’habitude d’être aidée, ni l’habitude demander de l’aide. C’était bien rare, déjà même en vivant chez ses parents. Elle avait appris très tôt comment se débrouiller, aussi son état actuel, dépendant, mou, la mettait dans une détresse émotionnelle sans doute plus vive que nécessaire. Elle barbouilla des excuses à Solan sans savoir si elle avait été compréhensible, elle était si désolée pour la blonde, d’être un fardeau.