Sisters talk (Nova-Blue)

Inspiration. Expiration.
Les muscles tendus par l’effort sous ta tenue d’entraînement, tu avises les barres parallèles pour la dernière fois de la soirée. La force brute dans les bras, mobilisée dans ce type d’exercices, ça n’a jamais été ton fort. Pourtant tu es souple, agile, athlétique. Ton corps est rompu à la souffrance comme celui d’autres l’est à l’ivresse.
C’est dans la sensation, toujours, de repousser chaque limite, que tu trouves ta propre enivrance. Dans ce point, extrêmement précis, entre le moment où tu trembles et celui où enfin tu romps. Le délicieux gouffre à tes pieds quand tu réalises un peu tard que ton objectif est trop loin pour l’atteindre d’un bond rapide.
Tu connais les signaux par cœur. La raideur dans la nuque, ce sentiment que tes jambes tirent. Ton corps est comme un sémaphore dont tu connais bien les prouesses. Un allié fidèle et indéfectible. Comme peu de choses le sont vraiment.

Il t’a fallu du temps pour revenir au gymnase. Tu étais persuadée d’avoir été trahie, que ton corps avait trop donné. Tu ne voulais plus rien avoir à faire avec lui ; depuis que ton ventre était vide, tu ne voulais plus entendre parler des muscles qui pouvaient l’encadrer. Il t’a fallu du temps, mais tu as fini par revenir. Immanquablement. C’est Ambrose qui t’as convaincue, à force de discussions lovée dans ses bras sur le canapé.
C’est comme si la vie t’avait retiré la chose que tu voulais le plus, pour te recracher au visage celle dont tu avais vraiment besoin.
Car c’est un besoin. Vitale, inextinguible, intarissable. Tu as besoin de lui dans ta vie, pour éclairer tes pas, venir apposer son désordre là où tout était trop carré. Tu as besoin d’Ambrose parce que c’est comme si tu avais vécu en apnée durant des années, privée d’oxygène et de lui jusqu’à en perdre la raison.

Alors quand tu t’élances sur les barres parallèles, c’est à lui que tu penses. Tu te dis que vous auriez pu être comme elles, déterminées à se poursuivre sans jamais se croiser vraiment. Mais vous ne l’êtes pas.
Tu finis, trempée, pantelante, lorsque ton prénom caracole dans une voix que tu connais bien.
Scarlett.

Un sourire fier étire tes traits à la voir là, qui vient vers toi.
Ta petite sœur. Elle n’a rien de petit, et les vilaines langues diraient bien qu’elle n’a rien d’une sœur non plus. Elle est là, elle est venue pour toi. C’est ça, entre vous, finalement : une détestation silencieuse mais la certitude que, toujours, vous en reviendrez l’une à l’autre. Car personne ne l’aime comme tu l’aimes ; et personne ne t’aime comme elle t’aime. Jalousie teintée d’admiration, sororité sous l’amitié.
Bon, cela étant, elle pourrait parler un peu moins fort.
Dans tes doigts encore tremblants d’effort, elle glisse une petite barre de céréales. Les mêmes que vous vous refiliez pour le goûter, à la récré, parce qu’elle préfère le chocolat et toi les fruits rouges. Ton sourire s’élargit encore.
« Mais ça a dû te prendre mille ans de trouver ça ! Merci ! »
Tu restes une fraction de secondes à battre des cils face à elle. Paraîtrait qu’elle a mille choses à te raconter, et elle tombe justement le soir où ton dîner s’est annulé.

Y a un temps où ça t’aurait emmerdé qu’elle débarque comme ça, sans prévenir, avec un projet grandiloquent et un ton de voix bien trop fort. Tu lui aurais dit de prévenir, aurait accepté à contrecœur et fait semblant de passer une bonne soirée alors que ça te gonflait qu’elle dynamite tout ton planning.
Depuis que vous vous laissez un peu plus d’espace, ça va mieux. T’arrive à de nouveau apprécier ces moments ensemble, ces moments où vous vous aimez sans être capable de le dire. Parce que vous passez votre temps à vous effleurer sans savoir.
Peut-être que c’est elle, en fait, ta barre parallèle.
« Bien sûr ! Tu me laisses cinq minutes, le temps de me changer ? Je te rejoins dehors. »
Tu lui poses un bisou sonore sur la joue avant de filer aux vestiaires avec un court clin d’œil complice. Là, tu revêts tes vêtements de ville pour un mercredi soir classique, et tu te regardes dans le miroir. T’arrives pas à te trouver belle, mais tu te sens bien moins difforme qu’il y a quelques mois de ça.

Les sneakers foulant le trottoir, tu retrouves la silhouette connue de ta sœur, toujours impatiente. Elle est de dos, ses longs cheveux noirs remuant à mesure qu’elle bouge en regardant vers l’autre côté de la rue. Tu arrives en courant pour l’enlacer de derrière, un bras passé au-dessus de son épaule gauche et l’autre en-dessous de son bras droit.
« Je suis làààààà. » tu claironnes, heureuse, détendue.
Comme lorsque vous étiez gamines, tu lui embrasses l’omoplate en boucle pour la chatouiller et qu’elle rie. Tu es de bonne humeur et tu te sens bien, mieux que depuis un peu trop longtemps.
« Alors, où allons-nous, très chère ? »

Incroyable.
Scarlett, elle a toujours ces accents-là dans la voix. Comme si tout était extrême, toujours. Son stylo préféré n’est pas bien, il est troooooop bien. Son copain n’est pas beau, il est hyper beau (et gentil) (et attentionné) (et ton ex). Elle a des superlatifs greffés dans l’œsophage et elle les vomit à chaque phrase.
D’habitude, ça te fait profondément chier. Toute ton adolescence, t’as attendu qu’elle se tempère, qu’elle apprenne qu’elle n’avait pas à tout faire avec autant d’intensité. La vie c’est un marathon, pas un sprint. Pourtant, c’est toujours elle qui court plus vite lorsque vos footing matinaux se font de moins en moins fréquents. Et c’est elle aussi qui a le sourire aux lèvres, la joie portée en bandoulière et l’enthousiasme en banderole.
Incroyable. Aujourd’hui, ça ne te dérange pas qu’elle voie toujours les choses trop grands. Parce que c’est toi, cette fois, Nova. C’est toi qui mérite le haut de l’échelle, le haut du podium, le haut du panier, c’est toi qui mérites les mélioratifs et tout ce qu’elle veut bien te donner. Dans ces moments où rien ne va, avec ton ventre trois fois trop vide et ton crâne trois fois trop rempli, il te restera au moins ça ; l’admiration de ta petite sœur.

« Allez, ça me va ! » dis-tu en lui emboîtant le pas.
Le restaurant ressemble à tous les autres restaurants japonais : petites fleurs de cerisier kitsch, musique d’ambiance qui ressemble à des reprises d’Ed Sheeran aux instruments japonisants, et ces mêmes baguettes de bois foncé qu’ils doivent sans doute acheter en gros et qu’ils se font souvent voler.
Tu te laisses tomber sur ta chaise avant de prendre le temps de répondre. T’es toujours plus à l’aise posée qu’à faire dix mille choses en même temps. Et puis, la sororité, c’est sérieux.
Son ‘quoi de neuf’ était déjà un peu trop lourd pour que tu passes à côté du poids qu’elle semble traîner avec elle. Mais sa phrase suivante, dans laquelle un genre de reproche n’est qu’à demi voilé par elle, achève de dissiper le doute. Scarlett est grave, aujourd’hui. Scarlett n’est pas venue que pour les exagérations et la joie des sashimis au thon. Aujourd’hui, Scarlett s’attaque à ton bonheur ; elle va l’analyser, le dépiauter, jusqu’à ce qu’il ne reste d’heureux que la bile coincée dans tes lèvres avec les restes de sauce soja (sucrée, évidemment).
Immédiatement, tu te rencognes contre le dossier et croise les bras sur ta poitrine. Du plaisir que t’as eu à la voir, tu bascules directement sur le mode défensif de ce qu’elle peut bien te vouloir.
« Oui, bah écoute, on est bien occupés tous les deux. » Le singulier n’existe pas, tu t’es égarée dans un nous dont Ambrose ne s’échappera plus. « Rien de palpitant, tu sais, je bosse fort depuis l’été dernier, mes supérieurs comptent pas mal sur moi, c’est assez dur. »
Tu lui parles pas du plus grave, de ton ventre vide, parce que son ventre aussi est vide et que c’est elle qui l’a choisi. A la place, tu vous sers de l’eau avec la carafe apportée par le serveur et lance un sourire obligé.
« Toi, qu’est-ce-que tu racontes ? Ta vie doit être bien plus trépidante que la mienne. »

Les bras croisés, tu regardes Scarlett tenter de dénouer la situation. Bien disposée, tu étais prête à passer une bonne soirée, mais il fallait qu’elle commence direct avec les reproches et la jalousie : et qu’Ambrose n’est pas fait pour toi, et que c’est quand même aberrant que vous viviez l’une au-dessus de l’autre sans vous voir plus régulièrement, et que ce serait chouette que vous vous prévoyiez un week-end ensemble comme avant. Toute la litanie de votre enfance dépareillée avec laquelle tu as tenté de t’accorder, tous les regards échangés qui n’ont pas su vraiment se comprendre, il faut qu’elle te les renvoie au visage.
Trop préoccupée par ta propre théorie du complot, tu ne réalises pas tout de suite la tempête qui agite ta sœur, la violence qui fait des méandres au creux de ses yeux malicieux. Elle essaie de garder le menton haut mais elle n’y arrive pas vraiment. Face à ta moue, elle finit par cracher le morceau, la chair du myocarde bien à vif, là, écrasée en plein sur la nappe en papier.

Azur m’a demandée en mariage.

C’est comme un tir au lance-roquette dans le tableau que vous formez. Tes lèvres s’étirent dans un sourire figé, froid, cruel.
C’est toi la grande sœur. C’est toi qui es censée savoir, avoir les bons conseils et la vie la plus avancée sur le chemin de l’adultage. C’est toi qui devrais annoncer tes fiançailles prochaines avec un dragon d’une famille gardienne, agiter ta bague sous ses yeux et lui demander d’être ta demoiselle d’honneur. Pas l’inverse.

J’ai dit non.

Tes épaules se crispent plus encore. Non seulement elle pourrait avoir la vie dont tu as toujours rêvé, mais en plus elle lui crache dessus. Tu sens l’acide remonter dans ta gorge et tu es prête à lui dire ce que tu en penses lorsqu’elle s’effondre, tête dans les mains, et tu réalises soudainement que rien de ça n’est à propos de toi.
Ton empathie de grande sœur prend le pas sur tout le reste et, si tout ce qu’elle vient de te sortir est un peu dur à encaisser, tu poses tes mains fraîches sur ses avant-bras.
« Hey, hey, S. »
Les derniers mots qu’elle t’a donnés tourbillonnent en boucle. Azur. Jade. Le frère de Jade. Le mariage. Tout. Ton cœur se serre à la pensée qu’elle s’est sentie obligée de garder tout ça pour elle-même. Certainement qu’elle t’a estimée pas vraiment digne de confiance.
Certainement que tu lui as donné aucune raison de croire l’inverse.

Désemparée, comme bien souvent, face à la détresse de ta sœur, tu te contentes de caresser un peu ses avant-bras pour l’accompagner dans ce moment. T’aurais aimé ne pas causer une scène au restaurant ; tant pis. Le serveur vous jette des regards compatissants, tu lui balances des regards noirs. Qu’il s’avise pas de venir faire une remarque à Scarlett ou il verra de quel bois tu te chauffes.
« Je suis là, S. » tu répètes, bêtement, parce qu’il semble n’y avoir rien de vraiment plus important à dire. « Je serai là, quoi que tu fasses. »
Et c’est le cas, tu le penses vraiment. On vous a fourrées dans le même panier, le même bateau et, lors de vacances en famille, dans le même lit superposé. Toujours pareil ; elle en haut, toi en bas, sa petite tête avec les cheveux qui pendent qui passe par-dessus la balustrade pendant que tu essaies de lire.
Aujourd’hui, c’est en elle que t’essaies de lire mais t’es même pas sûre qu’elle y arrive.
« Scarlett, personne te demande de faire quoi que ce soit pour l’instant. Personne. T’as pas de décision à prendre, ou quoi. Alors, juste, explique moi, d’acc ? Et on mange nos sushis, et on va trouver. On va s’en sortir. Promis. »
Tu promets et tu t’inclus encore dans un on toujours singulier. T’es dans son équipe, pour cette fois et pour toutes les suivantes du monde. Une équipe où tu feras peut-être office de marchepied, encore une fois, mais c’est pas grave.
C’est toujours mieux que d’être seule.

Bien sûr, que t’es mal à l’aise. Tu aurais aimé être ailleurs, n’importe où. Dans un endroit qui n’appartiendrait qu’à vous deux, où vous construiriez un moment qui vous ressemble, avec ses maladresses infimes et son envie de bien faire parfois. Tu aurais aimé ne pas voir le regard du serveur pour vous, le chef en train de couper ses sashimis de l’autre côté du comptoir, et les clients des tables voisines dont les rires sonnent soudain très faux à mesure que ta sœur s’effondre. Insupportable, le regard de tous ces autres, quand ce n’est pas toi qui le choisis, quand ce n’est pas toi qui le contrôles. Pour un peu, tu te lèverais presque pour hurler à tous ces connards qu’aujourd’hui, c’est la journée internationale des droits des femmes et que s’ils veulent regarder quelque chose, qu’ils fixent plutôt leur propre merde au lieu de se repaître de celle des autres. Mais une fille bien ne fait pas ça, et t’es une fille bien, Nova-Blue ; t’essaies de t’en persuader.
A la place, tu te concentres sur ta sœur, les yeux bleus plantés dans les siens avec toute la sollicitude que ton malaise peut te permettre. Sourcils froncés sur un visage préoccupé, tu écoutes aussi attentivement possible les explications de ta cadette, hochant la tête à mesure que tu prends la mesure du chaos qu’elle a gardé sous son tapis. Tu te rappelles très bien de Jade. Tu n’es pas tout à fait certaine qu’Azur ne méritait pas ça, mais il l’a rendue très heureuse alors tu veux bien qu’elle le croie. Lorsque le troisième compétiteur entre en course, tes poings se crispent un petit peu contre les poignets de Scarlett.
De quel droit ? De quel droit est-ce qu’ils se permettent de jouer avec les autres, d’agir comme si ta sœur n’était qu’un pion de plus sur un échiquier ? De quel droit est-ce qu’ils manipulent les sentiments des autres, changent de visage pour faire du mal ? La rage qui brûle en toi n’est pas seulement celle de la sœur aînée, c’est aussi celle de la gorgone qui dormait bien profondément et qui se trouve soudain happée par la constatation du monde. Tes sourcils ont regagné ton front mais dans tes yeux y a un blizzard assez froid pour geler l’Etna.
« C’est dégueulasse. » tu dis.

Tu vous ressers de l’eau, le temps de process tout ce qu’elle vient de te dire, le temps de trouver les bons mots pour pas exploser toi aussi comme une vieille cocotte minute dont personne n’a vraiment pris soin. Comme souvent, vous êtes en miroir : sa colère brûlante comme la lave, la tienne gelée comme du poison.
Une gorgée d’eau qui refroidit ton œsophage pour matcher la température de tes yeux.
« Tu m’entends, Scarlett ? C’est dégueulasse. Tout dans cette histoire est dégueulasse : te forcer la main pour que tu sois infidèle à Azur, jouer avec toi comme si t’étais rien, que t’avais pas tes propres émotions, tout ça. C’est dégueulasse, je te jure, si je me retrouve en face de ces bâtards, je … » Ton ton est monté et tu sens les regards dévier. Tu prends une longue inspiration, tâche de retrouver le calme froid qui t’habite si bien d’habitude. « Tu vaux mille fois mieux que ces gigantesques connards. »
Du bout des doigts, tu presses sa paume. Prends en note, mentalement, de retrouver cette petite merde de Jade qui l’avait déjà tant faite souffrir et d’aller lui coller dans la gueule ton poing, ou au moins tes injures. Quand à ce frère jumeau, assez demeuré pour croire que c’est une bonne idée de voler le visage des gens, tu lui souhaites que des demi-molles et des bières insatisfaisantes.
Eux n’ont aucune importance pour toi, tu n’auras presque aucun remords à les voir payer le prix de leur déchéance et leur inconscience lorsqu’ils ont joué avec ta sœur. L’important, c’est elle. C’est pour elle, que t’essaies un peu de te calmer et de lui donner ce dont elle a besoin. La colère, elle en a déjà ; ce qu’il lui faut, c’est ta tempérance. Tant pis si t’en as pas des masses en stock.
« Putain, mais tu m’étonnes que la période soit rude pour toi. Je suis désolée, S. » Désolée qu’elle t’en ait pas parlé plus tôt. Désolée, surtout, de te sentir presque ravie à l’idée que, pour la première fois, elle se sente plus minable que toi – ça, tu le diras jamais à voix haute. « T’en as parlé à Azur, de ça ? C’était avant ou après qu’il te demande en mariage ? »