You are not alone [ Isis & Sol II ]

Cela faisait des semaines qu’elle guettait un signe.
Sol avait tâché d’ignorer l’inquiétude qui lui grignotait les côtes à chaque fois qu’elle pensait à sa sœur. Régulièrement, elle envoyait des messages à Isida, pour s’assurer qu’elle tenait le coup entre sa mère disparue et sa sœur à l’autre bout du pays. Des souvenirs lui remontaient en tête de ces moments où Altaïr paraissait beaucoup trop loin d’elle. Lors de cette première incarnation, elle avait du mal à supporter qu’il ne soit pas dans son champ de vision ; dès qu’elle était au jardin et lui à l’intérieur, son regard cherchait irrésistiblement la fenêtre par laquelle elle l’apercevrait.
Et puis, elle avait dû s’habituer. Dans les limbes figés éternels, il n’y avait aucun astre sombre auquel elle pouvait s’accrocher.
Toutes ses incarnations suivantes avaient porté la marque de ce deuil qu’elle se refusait à faire, de cette quête insensée dans laquelle elle se lançait sans avoir aucune certitude qu’elle aboutirait au futur. A mesure que les ans passaient, la recherche grondait toujours sans qu’elle ne puisse vraiment songer une seconde à abandonner.
Alors, oui, Solal savait ce que ça faisait d’être loin d’une famille si chère à son cœur. Si elle était moins proche d’Isis qu’elle ne l’avait été de son frère jumeau, elle ne pouvait que compatir à la solitude d’Isida.

Cela faisait des semaines qu’elle guettait un signe.

Depuis que l’enveloppe d’un bleu pâle avait été glissée sous sa porte, elle attendait l’enveloppe suivante. Celle qui lui indiquerait que tout allait bien, que sa cadette avait trouvé un nouveau sens, une nouvelle vie. Qu’elle se sentait de nouveau portée par les vents d’un sublime espoir, prête à y déployer ses ailes pour se laisser porter un peu.
Et voilà qu’elle se tenait devant la porte, debout à l’emplacement d’un futur paillasson, prête à déployer des trésors d’ingénierie en montage de meubles et en décoration d’intérieur. Elle avait sur les bras un seau de bonbons Haribo, les préférés de sa petite sœur, ainsi que toutes sortes d’outils qui pourraient les aider dans leur lutte contre Ikéa. Sourire fébrile sur le visage, Sol toqua à la porte en bois.
Lorsque le battant pivota pour laisser apparaître Isis, son sourire s’élargit encore.
Elle était rentrée. Elle était véritablement rentrée, revenue dans la ville où elle avait grandi. Revenue, et rien qu’à voir son visage claire Sol voyait que sa sœur allait mieux. Des touches de couleur frappaient son visage et ses traits, comme si elle n’était réellement revenue à la vie qu’après avoir déménagé.
« Salut, ma puce. » souffla-t-elle dans un rire ému.
Elle déposa son chargement sur un carton qui traînait là avant de se tourner vers Isis, radieuse.
« Et rater une super session de bricolage avec ma petite sœur chérie ? Tu plaisantes ou quoi ?! » Sol écarta ses longs bras fins. « Première chose, et la plus importante de toutes : viens là, toi. »

Quand la brune rejoignit ses bras, Sol la serra de toutes ses forces, incapable de mettre des mots sur la joie qui comblait son cœur. Elle était rentrée, elle était revenue, elles allaient reconstruire ensemble ce qui avait été cassé.
Le nez enfoui dans ses cheveux, Sol souriait sans pouvoir s’arrêter, et elle murmura tendrement.
« Je suis si heureuse que tu reviennes. »

Sol avait toujours aimé l’aménagement d’intérieur. Dans une autre vie, elle aurait pu être peintre en bâtiment ou décoratrice ; vêtue d’une salopette à fleurs, elle aurait agencé les meubles d’un air concentré, tâchant de capturer l’essence même des habitants d’une maison pour faire rejaillir sur les murs de leur intérieure leur réelle personnalité.
Pour Isis, elle aurait vidé des greniers entiers, passé des après-midis à faire la poussière. Elle aurait ouvert toutes les fenêtres pour que la lumière puisse rentrer et éclairer sa petite sœur. Elle aurait abattu des murs à la masse, s’il le fallait, pour atteindre sa cadette et lui permettre de retrouver sa route. Heureusement, ce n’était pas ce qu’on lui demandait de faire. On lui demandait de passer un moment calme à manier un tournevis pour assembler des meubles en kit. Quelque part, cela valait sans doute mieux.
L’appartement qu’Isis avait choisi pour y déployer ses ailes était situé dans le centre. Il n’était pas très spacieux, mais lumineux ; de vastes baies vitrées offraient un point de vue imprenable sur la rue, déversant l’ensoleillement à grands rayons dans les petites pièces. Quelque chose était changé, chez la sorcière. De nouveau, Solal retrouvait ce pétillement extraordinaire, cette flamme qui dansait dans les yeux, la proue fièrement dressée face au vent. Les naufrages pouvaient n’être que des secondes chances, et Isis le démontrait bien.
« Non, mais alors ça, c’est n’importe quoi. » fit-elle en lâchant la jeune femme et se reculant pour avancer sur le parquet. D’un geste nonchalant, elle ouvrit la boite de bonbons qu’elle avait apportée et prit l’un de ses préférés -les bleus, acides, à la framboise. Dans de grands gestes qui témoignaient sa joie d’être là, elle poursuivit son réquisitoire. « Il n’y a littéralement personne qui ne soit pas doué pour monter des meubles, Iz’. Il y a juste à suivre la notice, et on finit toujours par y arriver ! »
Dans un sourire flamboyant, elle tendit les bonbons à sa sœur. Isis avait hérité du goût de leur mère pour le sucre, et elle savait qu’elle visait juste en lui proposant cette boite-ci. Lorsqu’elle était enfant, la fillette qu’elle était les mangeait par poignées entières, à faire des concours avec Isida de celle qui arrivait à mettre le plus de Dragibus dans sa bouche à la fois. Elles finissaient par exploser de rire, s’étouffant à moitié, et se rouler sur le tapis en continuant à mâcher la gomme devenue incolore. Lune accourait, affolée, et Sol riait aux éclats devant ses petites sœurs qui faisaient, décidément, tourner tout le monde en bourrique.

Alors que Sol se munissait d’un couteau pour ouvrir le premier carton de meuble, celui censé contenir la penderie, le nom d’Isida s’écrasa entre elles comme un avion aux moteurs défaillants.
Comment va Isida ?
Sol avait naïvement pensé que, de tous les autres Delacroix, ce serait sa cadette qu’Isis recontacterait en premier. Elles avaient longtemps eu cette relation fusionnelle qui tirait des sourires à Sol et des soupirs à Stella. On ne peut jamais vraiment nier qu’on a grandi avec quelqu’un. Comme elle ne pouvait pas nier que son frère jumeau lui manquait.
Le sourire de la blonde se figea doucement, imperceptiblement. Elle faillit demander si elle ne l’avait pas contactée, mais la question paraissait stupide. Sol se contenta donc d’attraper au vol la main d’Isis et de la presser doucement entre ses doigts.
« C’est … compliqué. » Aucun mensonge de ce point de vue-là. « Je crois que … enfin, la manière dont tu es partie, un peu précipitamment, je crois que ça a été difficile à encaisser pour elle. Vous perdre toutes les deux, Lune et toi, à aussi peu de temps d’intervalle … je sais qu’elle a eu des hauts et des bas. »
Et puis, réaffichant sur son visage ce rayonnement qui la caractérisait toujours, la djinn reprit d’un ton plus enjoué.
« Peut-être que tu pourrais l'appeler ? Elle pourrait venir avec nous, découvrir ton appart ?! »

Quand tout sera terminé.
Isis ne précisait pas ce qui devait s’achever : l’ameublement de son appart ou bien sa tristesse en elle-même, trouvant une fin véritable après des années de détresse. Toujours était-il que Sol hocha doucement la tête. Les dernières fois où elle avait parlé à Isida, celle-ci ne parvenait toujours pas à croire que sa sœur était bien revenue. Pour elle, Isis n’était qu’une enveloppe vide habitée par une âme malade qui s’amusait à la torturer. Qu’importait le nombre de discussions qu’elles pouvaient avoir, la djinn se sentait toujours trahie et incapable de faire confiance à cette sœur qui, de toutes les manières, repartait s’exiler à l’autre bout du pays.
Bien sûr, qu’elles auraient besoin de temps pour retrouver leurs marques ensemble et construire, sur les cendres de l’ancienne, les bases d’une nouvelle relation.
S’affairant côte à côte, les deux sœurs se passaient les outils et la boite de sucreries avec autant de simplicité que si elles avaient grandi ensemble. Ou qu’Isis n’était jamais morte.

Lorsque sa cadette annonça qu’elle avait besoin de se confier, Sol se laissa retomber sur les fesses et, assise en tailleurs au milieu des planches de contreplaqué et du polystyrène, reporta son attention sur sa sœur. Le visage d’Isis semblait avoir muri depuis qu’elle l’avait retrouvée : les traits plus creusés, plus profonds, elle devenait de plus en plus la jeune femme qu’on l’avait privée d’être.
A la mention du père d’Isis, le regard de la djinn se voila. Pouvait-on réellement appeler père quelqu’un qui vous mettait au supplice, vous plongeait dans des affres de douleur sans fin sans jamais pouvoir vous apaiser ? Pouvait-on appeler père celui qui s’était contenté de darder son regard sur elle alors qu’elle souffrait le martyre ? Même Lune, qui avait été pour Stella et Orion un père brillant par son absence, avait eu la décence d’enseigner à chacun de ses enfants djinns la nature qui les liait tous. Il n’avait pas été toujours présent, mais il n’avait pas soumis ses rejetons à des tortures ni des supplices.
Imperceptiblement, la mâchoire de Sol se serra.
Pourtant, elle ne pouvait que trop comprendre la volonté d’Isis d’aider, si elle le pouvait, son géniteur. Songeuse, elle prépara longuement sa réponse avant de reprendre la parole.
« Je pense que tu es tout sauf un monstre, Isis. » débuta-t-elle dans un sourire. D’un mouvement leste, elle se rapprocha de la brune pour passer un bras autour de ses épaules et l’attirer à elle. « La malédiction des djinns est puissante, ma belle. Même s’il y reste, Isida et toi risquez d’en faire les frais … je pense qu’il faudrait en parler avec elle. »
Le nez dans les cheveux de sa sœur, Sol essayait de concevoir ce qu’elle-même aurait fait dans pareille situation.
« Si tu l’aides et qu’il te capture à nouveau je … enfin, ça reste un risque qui existe. Et même s’il ne le fait pas, il sait très bien qu’il t’engage dans une quête impossible, sans aucune garantie de succès. C’est … » Inhumain. « Difficile. »
Une bouffée de colère agita l’immortelle à la pensée de sa jeune sœur soumise de nouveau à ce pervers sociopathe, incapable de discerner la différence entre sa fille et un peu de chair à canon.
« Mais quoi qu’il en soit, c’est ta décision, et je serai là pour toi. Toujours. »

« Je t'ai déjà dit que tu étais la meilleure des grandes sœurs ? »
Un sourire éclaira le visage de l’immortelle, au milieu des cheveux de sa cadette qui sentaient le sucre et la gouache. « Tu l’as peut-être évoqué une fois ou deux. » plaisanta-t-elle, tout en laissant l’espace à sa cadette pour la suite de ses confidences.
« Depuis que je suis revenue, j'essaie de trouver le moyen de tout arranger. J'ai fait beaucoup de mal à notre famille, aujourd'hui, je veux faire mieux. Je veux arranger les choses avec Isida mais aussi avec Stella et Ophelia. Si...s'il m'arrive quelque chose, je veux qu'elles pensent que ma rédemption était sincère. »
L’étreinte se resserra quelque peu. Bien au-deà des douleurs que la vie lui avait infligées, Isis était une personne profondément résiliente – il fallait qu’elle en prenne conscience. Son plus lourd fardeau, aujourd’hui, était sa culpabilité. C’était elle qui l’étouffait, l’étranglait comme si plus rien n’était possible. Sur ses épaules bien trop jeunes, elle portait la disparition de leur frère, la fuite de leur génitrice et tout ce qui en découlait. Rien de tout cela, néanmoins, n’aurait dû compter face à la joie de la retrouver bien vivante.
Si Stella & Ophelia demeuraient sceptiques, c’était qu’il leur fallait du temps. Mais les Delacroix en ressortiraient grandis ; Sol en était persuadée.
« Je veux que tu sois fière de moi, Sol. »

Après un baiser sur le front de la sorcière, Sol se détacha pour la regarder droit dans les yeux.
« Mais je suis déjà fière de toi. » rectifia-t-elle avec une tendre sévérité. D’un mouvement de tête, elle chassa les accusations que sa jeune sœur faisait peser sur elle-même. « Je sais que c’est moi qui dis ça, mais tu n’as pas besoin de toujours tout réparer, Isis. Le soi-disant ‘mal’ que tu penses avoir infligé est indépendant de ta volonté, alors … oui, tu vas te réconcilier avec Isida, parce qu’elle t’aime. Et Stella aussi, d’une certaine manière, même si elle refuse de l’admettre. Mais ne le fais pas au nom de la famille, ou de la morale, ou de la rédemption, Isis. Fais le pour toi. »
Son cœur se serra à l’idée du modèle qu’elle donnait à voir à sa plus jeune sœur : celle d’une immortelle qui passait son éternité à se sacrifier pour les autres. Si Solal en avait le loisir, du haut de ses mille vies vécues, Isis n’en avait qu’une, trop courte pour être gâchée par l’ambition d’être au service des Delacroix.
« Tu mérites d’être heureuse, petite sœur, tu sais ? »