Daddy Lessons [Hellfrost]

Il n’y a personne autour de toi. Pas un seul des visiteurs du club n’a fait mine de rester dans ton espace vital alors le fond de la salle, le coin obscur duquel tu peux observer la scène sans être vu, est devenu ton royaume.
Tu y as les bras croisés sur ton torse, les mains vides de toute boisson pour le plus grand malheur du barman. Tout en toi détonne dans la foule bigarrée et joyeuse : ton costume sombre, ton humeur plus sombre encore, jusqu’à ton âge. Tu n’es pas à ta place ici.
Et pourtant tu estimes être exactement où tu dois être.

C’est ton enfant qui monte sur scène, avec sa perruque blonde, avec sa tenue improbable. Tu t’hérisses à la vue, gelant plus encore l’air autour de toi, serrant tes ongles dans le tissus hors de prix de ta veste. Comment peut-on oser se montrer ainsi face au monde ? Pourquoi rejeter tout ce qui ferait la gloire de n’importe quel autre dragon : sa virilité, son anonymat, sa véritable apparence ? Tu méprises cette image faiblarde de ton enfant. Tu voudrais lui arracher ses faux cheveux, ses fripes ignobles, jusqu’à sa peau pour révéler ses écailles. Sa fierté. Ta fierté.
Tu grondes. Personne ne l’entend mais tu produis un bruit de bête abyssale, un grondement de colère montante.
La neige commence à tomber et tes dents se serrent tant qu’elles pourraient se casser. Quelle perte de temps d’être venu ici. Tu pensais pouvoir ramener à la maison l’enfant égaré, peut-être au prix de l’effort d’une discussion, mais il est évident que tu t’es trompé. Il faudra bien plus pour faire entendre ton autorité si ses pouvoirs sont gâchés pour un effet de spectacle de pacotille.

Tu sors.

Au premier refrain tu claques la porte derrière toi, laissant ta descendance s’humilier en public loin de tes yeux.

L’autre porte claque, bien plus tard, et tu es là pour accueillir la personne qui sort. L’allée est vide si ce n’est pour vous deux, une scène parfaite pour celle que vous allez jouer. C’est une histoire vieille comme le monde, celle du parent déçu et de l’enfant en rébellion -car ce n’est que tout ce que ceci représente, une rébellion stupide face à l’inéluctable de la part de la chair de ta chair.

On m’a dit que tu serais ici.

Tu ne bloques pas le passage, pas vraiment. Pas physiquement. Mais ta manière de te tenir bien droit, de toiser de haut, tes pieds fermement ancrés au sol… Tu occupes tout l’espace, interdisant sans mot dire une fuite en avant.

On ne m’a pas dit que tu utilisais ce que je t’ai appris pour amuser des enfants. Comment vas-tu, Noël ?

Ta voix est calme, ton expression neutre. Le calme avant la tempête. La politesse comme une main tendue, la seule que tu proposeras.

Ton enfant ne réagit pas comme à son habitude. Il n’y a pas de mouvement en arrière, pas de déférence, pas le respect qui t’es dû. Tout ce temps passé à transmettre ce qui est important à ta progéniture et voilà sa manière de te remercier ? Tu fronces un sourcil désapprobateur, et c’est bien le seul mouvement que tu autorises à cette enveloppe humaine. Quel est le but, te rendre fou de rage ? Te voir tempêter, hurler, t’arracher un sursaut de violence ?
Ce n’est pas ce qui se passe.
Pour un peu tu serais fier de voir qu’enfin, il y a en ton enfant un semblant de courage. Oh, tu ne vas pas hésiter à l’écraser, bien entendu. Tu n’as que faire des rébellions adolescentes, surtout celles qui sont en retard de quelques années : tu as des buts, des décisions prises qui ne souffrent d’être contestées. Ce n’est qu’une question de temps avant que tu parviennes à tes fins.

Je n’ai jamais douté que tu t’en remettrais. Tu es un Dumas.

L’évidence comme une pointe de cruauté, comme un rappel de ce qui voudrait être oublié. Toi tu n’as jamais douté de ce que tu as fait de cet enfant. Tu n’as jamais imaginé que ses frères pourraient l’abattre. Tu n’as pas été un professeur si médiocre qu’une simple dispute de famille puisse provoquer la mort d’un de tes descendants… Tu n’as pas élevé Noël pour être faible et tu es bien satisfait de savoir que ta confiance est récompensée.

Je viens te chercher pour rentrer, justement. Nous avons des choses à discuter, toi et moi, et j’aimerais ne pas avoir à le faire ici.

Ton regard se promène sur l’allée, sur le club, englobant la scène avec un dédain des plus manifestes. Ce lieu ne mérite pas ta présence et vous n’allez certainement pas continuer à parler ici alors qu’il y a une maison qui vous attend, car les affaires personnelles ne se règlent pas en public.

Démaquilles-toi mieux avant d’y aller. Tu ne voudrais pas que ta mère te voie comme ça.

Non, tu ne laisses aucun choix. Tu as déjà décidé que vous vous mettriez en marche tous les deux et qu’il était hors de question de ramener dans le giron familial un enfant aux cils encore pleins de mascara. Ta patience tient encore mais chaque seconde l’amincit et peut-être que les restes de paillettes sur la joue de la chair de ta chair ne fait qu’accélérer la fonte de ta bonne volonté.
Distraitement, tu rajustes le tombé de ta veste de costume sur tes poignets pour contenir tes impatiences.

En avant.

Tu ne souffriras d’aucune excuse, d’aucune dérobade. L’ordre murmuré ne claque pas comme la lanière d’un fouet mais c’est tout comme, dans le silence de la nuit.

Ton enfant te résiste et toi, tu es surpris. L’un de tes sourcils se soulève à sa première provocation, seule réaction qui devient énorme dans le silence infini entre vous. Il n’y a que quelques muscles qui bougent à l’extérieur mais à l’intérieur, dans ton cœur, il y a un pincement.
Ce n’est pas parce que ta progéniture pense à sa beauté plus qu’à autre chose que tu sens un battement se rater dans ta cage thoracique : c’est l’idée que ton épouse puisse avoir gardé un secret avec votre cadet qui te blesse. Puis qui te rassure, n’a-t-elle pas toujours été de celles qui savent garder le silence sur leurs relations personnelles ? Tu sais que jamais elle ne parlera de cet amour précieux qui est le vôtre si elle cache des choses même à toi. Puis te revoici blessé, cette fois que ton enfant puisse te jeter au visage une telle vérité qui avait été si soigneusement dissimulée.

Comment oses-tu… ?

Tu fais un pas en avant, lentement, avec une retenue admirable qui ne gagne pas ta voix. C’est un grondement bas que tu produis, roulant comme une avalanche prête à tout dévorer sur son passage.
Comme toi.
Comme ton caractère.
Une horrible masse de glace et de neige que rien n’arrêtera une fois lancée, se moquant des vies prises dans sa course folle. Voilà ce que tu deviens maintenant que les digues de ta patience ont sauté sous l’assaut de la révélation de la chair de ta chair, sa maladresse mettant en péril la seule personne à qui tu tiens réellement.

Crois-tu que je te demandais de me suivre ?

Ta voix enfle, tes lèvres se retroussent en une grimace de dégoût que l’on pourrait croire réservée à une carcasse d’animal mort dans le désert.

Penses-tu avoir le choix ?

Pathétique chose que ton enfant qui pointe ses doigts vers toi, invoquant un pouvoir que tu lui a appris, que tu as créé de sa frêle enveloppe. Comme si une telle démonstration allait te faire quoi que ce soit, si ce n’est te rendre fou de rage à l’idée que ta création ose essayer de se retourner contre toi !

Ta phrase allait commencer en langage humain mais bien vite, ta gorge se transforme, ta langue se délie, tes vêtements si contraignants, si désagréables tombent.
Sur la peau que tu empruntes apparaissent des écailles, dans ta bouche poussent des crocs. Tes ailes frappent les bâtiments, à droite d’abord puis à gauche. Ta queue claque contre l’asphalte, en abimant la surface, cassant la glace qui déjà se forme tout contre toi comme un confortable cocon familier.
Et tu rugis, tu rugis si fort de colère, de mépris, de dominance. Tu chasses tout l’air devant toi en un mur de son capable de briser des vitres et de faire fuir les plus courageux.
Puis tu traverses le vide. Vif comme un bête, tous crocs sortis pour saisir à la gorge la chair de ta chair, tu te jettes en avant avec la volonté de faire couler le sang. De rappeler qui a fait tant d’efforts, de sacrifices, pour rendre ta descendance capable de te menacer d’un grêlon.

Tu es habitué aux combats. Tu agis sans même avoir besoin d’y penser, tes muscles se mettant en mouvement presque par eux-même.
Tout comme ta carcasse recouverte de givre, ton esprit s'envole vers le ciel dévoré par la lumière de la ville et avec l’altitude, avec chaque mètre que tu gagnes sur le royaume des étoiles et des nuages, tu sens la puanteur de la cité s’éloigner de tes narines. Tu vois de nouveau la Lune. Le ciel dans sa gloire sombre.
Il faut que tu retombes, pourtant. D’une vrille parfaite tu te retournes, les ailes contre les flancs, les griffes en avant pour plonger sur ta descendance.

Tu ne l’entends pas te demander d’arrêter.

Le vent rugit à tes oreilles, ta rage en fait de même dans l’air nocturne, et sa voix se perd dans tout le bruit.
Seule son apparence te parvient : celle d’une petite chose, un déguisement pathétique, qui se mute en quelque chose de bien plus noble à mesure que ton enfant se rend compte que rien, dans sa peau humaine, ne pourra te faire face. Ses écailles poussent, ses ailes se déploient, et toi tu rugis. Tu rugis de colère. De fierté. Tu hurles à qui veut l’entendre le début du véritable combat, cor de guerre dans le brouhaha d’une nuit qui jusqu’à présent était tranquille.
Les insectes essaient de s’enfuir, loin en dessous de vous.
Tu les ignores, tes yeux blancs comme la mort fixés sur ton seul objectif : la masse de muscle et neige qui vient à ta rencontre.

Tu es en position de force, comme le sont tous ceux qui volent plus haut. Tu n’as qu’à basculer ton grand corps d’un côté, orienter ta queue différemment, et le jet de neige t’effleure sans faire plus qu’arracher de la glace à tes écailles. Un mouvement d’aile, un autre basculement de ta masse, et te voilà prêt à fondre sur la chair de ta chair.

C’est un horrible bruit que la collision de deux dragons. C’est un son mat et résonnant, un claquement, des crissements de chitine contre de la chitine. C’est une confusion de battements, des membranes prenant appui sur l’air pour se maintenir en vol. C’est un chaos de griffes contre des plaques, cherchant un point faible, une ouverture pour percer le cuir en dessous.
Et toi au milieu de tout celà, tu hurles.
Tu chantes.
Tu fais mon enfant, mon enfant, enfin ! avec toute la force de ta gorge immense. Enfin te voici ! Enfin nous nous voyons ! alors que tu te contorsionnes pour tenter de lui mordre les ailes, toujours vicieux, prêt à tout pour vaincre.
Tu es heureux.
Voilà le pire : tu es heureux, avec le vent caressant ton museau, avec la lutte entre vos corps, avec les étoiles au-dessus de vos têtes. Tu as le coeur qui résonne de joie, de colère, alors que tu fais de ton mieux pour vous amener plus haut, plus haut encore, là où rien ne pourra vous déranger et où l’air est presque aussi froid que ta peau.