bouquet de nerfs (azarose II)

bouquet de nerfs

⋆ Agendas donnez-moi De vos dates à damner Tous les bouddhas du monde Et la Guadalupe S'il arrive qu'un anglais Vienne me visiter Dans la métempsychose Je saurai recevoir je peux lui en faire voir de la sérénité Et même lui laisser un certain goût de fer Et ce bouquet de nerfs

« Alors Blackwater ? »



Nous étions postés depuis dix-neuf heures au bowling de Phoenix. Le son des quilles qui chutait était constamment accompagné d’un cri de joie et de rires. De mon côté, la deuxième bière avait été entamé et je regardais, un poil dépité, un poil fier, mon score catastrophique. Calmement, ma conscience tentait de colmater les brèches, trouver des justifications. A la première bière, c’était le manque d’entraînement. A la deuxième, ce sera la piste mal cirée. A la troisième, ce sera l’alcool, et ce pour la fin du jeu.

Je l’avais repérée au loin en début de soirée. Elle était entourée de quelques personnes. J’ignorais si elle les connaissait depuis longtemps. Elle était arrivée avant que je sois là. Elle aurait pu se greffer à eux, jouer un peu de gentillesse et de caractère pour s’imposer. C’était bien son genre, au fond. Mes yeux suivaient ses mouvements, tant ma mémoire peinait à remettre un visage sur une impression. On aurait dit elle. On change pas vraiment, de ses 17 à ses 34 ans. En revanche, on flanche à reconnaître les gens de ses 12 ans à ses 29 ans. Un cri m’appelle, et la piste aussi. Je re-tire.

Cette fois, j’aurai touché une quille, c’est toujours mieux que rien. Je dirai que c’est l’alcool. Pas question qu’il ait bon dos que pour le mauvais.

Elle n’est pas mauvaise, quand je lève les yeux. Ce n’est pas la meilleure de son groupe, mais elle se défend. Je prends ça comme un indice, une piste, quelque chose. A l’époque aussi, elle se défendait bien. Elle devait imaginer que les quilles étaient ceux qui l’agaçait, et elle devenait subitement meilleur au jeu. A ses mouvements, elle n’est pas experte, et elle a même des appuis franchement mauvais comparé à son groupe. Tant pis. C’était pas l’important. En dépit de ne pas avoir l’expérience, par dessus tout, que ce soit dans ce bowling aux néons trop criards ou dans la vie, elle se défendait, elle se démerdait.
J’esquisse un sourire. C’était bien son genre.

Je sais pas réellement ce qui m’a pris quand je me suis levé. Mon groupe d’amis était plutôt sympa. C’était un troupeau à appeler de temps en temps, à se confondre en excuses d’être indisponible au milieu de mes trois derniers silences. Ils n’étaient pas méchants, surtout pas, non. C’était des bonnes personnes, en tout point. Seulement, ils parlaient famille et enfant, et c’est par procuration qu’un vide se créait dans mon estomac, quelque part. Alors, quand je tirai la boule une seconde fois, ce n’était pas mieux.
Je n’avais pas de tête à imaginer, ni même de cible précise contre l’insuffisance ovarienne précoce.

A ce moment précis, je me suis souvenu pourquoi le prénom d’Azariah était revenu un peu dans ce bowling. Castiel n’était pas revenu depuis longtemps. On avait suspecté une fuite, au départ. Certains avaient trouvé ça étrange. Il ne serait pas parti loin de Lilith. Elle n’aurait pas accepté. Personnellement, j’aurai pas pris le risque d’être poursuivie par la chasseuse. Alors, il devait avoir quelque chose, ce truc divin qui poussait les gens à ne plus revenir en réunion, ni même en mission.

Castiel était à Blackwater.
L’information était tombée comme une pierre dans une flaque d’eau, avec un gros splash impressionnant qui manque de profondeur. De couloir en conversation, on parlait d’une balance, d’une poucave, d’une trahison. Il traînait vaguement avec une fille, qu’il avait rencontré. Le troisième Cercle avait tenté d’en savoir plus, de donner des missions par-ci par-là pour retrouver la coupable. L’identité de Castiel révélée, sa vie était en jeu.
Le nom d’Azariah était ressorti, de quelques témoins et quelques SMS. De mon côté, je connaissais peu d’Azariah dans les USA capables de finir en prison et d’en ressortir.

« Alors, Blackwater ? »

Je mettrais ça sur le compte de l’alcool. Mes pensées sont vives, claires. Il y avait une justice à rétablir, un des nôtres était parti. Il paraît qu’une présente peut en remplacer une autre.
Azariah avait existé dans des carnets, dans des lettres, dans des correspondances sourdes dont les réponses espacées donnaient des impressions d’irréel.
La revoir, c’est comme revoir une connaissance, une inconnue, et une confidente à la fois.

A ce moment précis, j’ignore si je dois l’appeler Az, madame, ou alors lui serrer la main poliment.  

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Mes lèvres s’étendent en un bref sourire au son de sa voix. C’est bien elle. Dans ses inflexions les plus étonnées, dans sa façon d’appuyer certaines consonnes ou de juste prononcer mon prénom, c’est bien elle. Je reconnais ses bravades dans quelques notes, ses explosions dans d’autres, et surtout cette faculté à froncer les sourcils et prendre les devants. Suspendu à ces retrouvailles, ma gueule est un gigantesque gouffre où viennent se perdre toutes mes surprises et une drôle de joie qu’elle se souvienne, elle.
Remettre son visage sur des adresses, c’est toujours étrange. Elle avait pris l’habitude de me transférer toujours des lettres ultimes à chacun de ses déménagements. Azariah en avait vu, du pays. Avec le temps, j’avais appris à comprendre que sa situation n’était pas enviable. Elle ne voyageait pas, Azariah, non. Elle fuyait de famille en famille en espérant en trouver une qui lui allait. De mon côté, je n’y voyais qu’une drôle d’instabilité un peu détachée que je peinais à comprendre. Tant pis. L’importance, c’était ces adresses qui se multipliaient, cette légère peur à chaque nouvel envoi à une nouvelle maison que les lettres se perdent. Azariah ne racontait pas grand-chose sur sa vie. On y lisait une sourde colère contre des choses plus grandes, plus générales, là où je trouvais ça habituel de lui raconter les choses les plus anodines. D’une certaine façon, nos rapports étaient déséquilibrés, si Azariah lisait à travers les tickets de caisse et les récits de ruptures froids et détachés.

Sortis du bowling, je jette un léger coup d’oeil à l’intérieur. Nos groupes s’interrogent, s’étonnent. Bientôt, ils iront parler entre eux, spéculant sur ce qu’on fait, pourquoi on le fait, pourquoi on est là. En attendant, je prétexte une sortie cigarette quand j’en sors une de mon paquet. Je le tends à Azariah, sourd à nos anciens échanges et oubliant sa maladie.

« Tu fumes toujours pas, je présume ? »

Je mâche le filtre entre mes incisives et finit par l’allumer maladroitement. Un léger rire s’échappe de ma gorge quand elle dit mon nom.

« Ah mais en plus tu te souviens de mon nom de famille, incroyable ça, Azariah. »

Comme si elle ne l’avait pas écrit cent fois sur des enveloppes, nos échanges semblent détachés de la réalité à ce moment précis. Je n’arrive pas à situer Azariah à travers des lignes, tant je n’avais jamais pensé la retrouver un jour. Azariah, elle avait revêtue des airs de boîte aux lettres, de journal intime avec beaucoup de papier mais très peu de chair. Incapable d’imaginer qu’il y avait de la substance à travers des échanges épistolaires, mes yeux balaient calmement la rue.

« T’avais l’air de bien gagner ta partie, je suis venu te demander des conseils, voyons. Rien de plus, Miss Moore. »

Et c’est ainsi que revenait son nom de famille, à elle aussi. Azariah allait probablement quitter sa fonction, car aujourd’hui, elle en avait une autre. Castiel croupissait à Blackwater par sa faute, et la situation était trop grave pour l’ironie. Pourtant, nos retrouvailles ont un goût de chocolat périmé, et j’apprends par la même occasion que les fèves périment comme les galettes des rois. M’éclaircissant la gorge, je garde contenance derrière ce rideau de fumée que je dessine entre nous. Je crapote plus que je fume, et ça se voit. La cigarette, sur ce coup là, c’était surtout pour le style, pour le flou que ça mettait, pour la prestance que ça donnait, et la distance que ça établissait. Aujourd’hui, Azariah n’était plus cet étrange journal intime informel qu’avalait ma boîte aux lettres. Elle était une ennemie de mon Cercle, et elle avait quelque chose de très grave.

« Tu sais très bien pourquoi je viens te voir, Azariah. Tu le connaissais. »

Mes yeux viennent se fixer sur elle. Mes cernes les soulignent sans grâce. Si j’essayais de paraître intimidant, l’esprit d’Azariah m’imaginerait certainement à onze ans, avec mes casquettes trop grandes et une voix de crécelle.

« Je le connaissais. »

A ce moment précis, mon sécateur attend paisiblement dans mon sac que sonne l’orage.  

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Quand Azariah accepte la cigarette, mon sourcil gauche se soulève légèrement. Il y a quelque chose d’étrange. Je n’ai pas de souvenir d’une adolescente qui fumait. Elle avait 17 ans à l’époque, l’âge auquel j’avais commencé à fumer. Elle n’avait ni eu le besoin de commencer pour demander des feux aux autres, ou apprendre à rouler pour pouvoir le faire pour les autres. Elle n’avait pas eu ce passage de sociabilisation collégien, et je me mets à me demander si Azariah a seulement été au lycée. Elle ne parlait pas beaucoup de ses cours, dans ses lettres. A ne parler de rien, Azariah était devenue une adresse plaisante à écrire sur des feuilles, un nom désacralisé, une identité inexistante. Chacune de ses phrases produit un drôle d’effet. C’est inconfortable, de percevoir ses tics de langage dans un timbre qui n’est plus le sien. Décryptant chacun de ses gestes, elle semble maladroite en allumant sa cigarette. Elle ne fume pas réellement, Azariah.
Alors, des années plus tard, peut-être qu’elle la vit dans ce bowling, sa crise d’adolescence qu’elle n’a pas pu avoir.

« Il en faut au moins un sur lequel il puisse compter, c’est vrai, Azariah. » je dis avec un ton accusateur.

Qui était Azariah pour lui ? Une simple traîtresse avec les meilleures intentions, certainement. Elle avait du juger que sa liberté comptait plus que la sienne, et c’est une sourde colère qui m’anime. Elle jouait au bowling pendant qu’il croupissait à Blackwater. Castiel était un milliard de fois plus utile, et c’est la mâchoire serrée que je scrute lentement mon ancienne amie. J’ignore si nous avons encore des liens amicaux, tant ils se sont distendus et rapprochés avec le temps. Je pourrai évoquer un sujet, et Azariah aurait le contexte.
Réanimer notre amitié, ce serait simple.
Rien ne me prouvait qu’elle ne porterait pas nos lettres en preuve pour me traîner par terre.

J’inspire une nouvelle fois quand elle ouvre la bouche. On dit souvent que le tabac calme, tandis que l’excitant vient empoisonner mon crâne. Azariah l’ouvre trop, Azariah fanfaronne et ma mâchoire va exploser à la force. Mes molaires sont douloureuses, je le sais.

« T’ouvres beaucoup ta gueule pour quelqu’un qui a autant de choses à se reprocher, tu sais ? »

J’écrase calmement mon mégot et regarde une nouvelle fois à l’intérieur du bowling. Son groupe n’est pas inquiété de sa brutale disparition. Elle ne les connaissait certainement pas. Je le savais.

« Oui, tout le monde a ses petits secrets. Et justement, le mien de secret il veut venir t’exploser au visage pour ce que t’as fais. Je sais pas qui t’étais pour lui, mais c’est putain d’injuste qu’il soit là bas. »

Je protégerai pas Azariah. J’établirai notre principe de base ; celui de trop parler, de trop se dire les choses, de trop en dire et de rien cacher, même quand on essayait. Des années plus tard, c’est désagréable de voir que les choses n’ont cruellement pas changées. Azariah ne savait toujours pas se protéger d’elle-même, tandis que la cigarette se consomme au creux de ses poumons trop faibles. J’ignorai ses secrets avec une certaine candeur, et le déséquilibre de la situation devenait dangereux.
Pour peu, je blufferai.
J’avais que cette arme face à elle. Le bluff et les cendres de notre ancienne amitié, les fantômes d’une loyauté que j’osais pas m’avouer.

« Je te protège pas, Azariah. Je viens te prévenir que t’as merdé, et que y a des gens qui sont plutôt remontés contre toi. Tu peux me compter dedans, d’ailleurs. Castiel méritait pas ça. Alors, si venir te dire que t’as merdé, c’est te protéger, alors, oui, je te protège, Miss Moore. »  

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On est plus des enfants, Atkins.
La fumée vient se coller dans ma trachée et je manque d’avaler le filtre avec. Azariah a les petits haut-le-coeur des adolescents qui fument pour la première fois, les joues rougies par la climatisation des enfants et la gueule d’une adulte vieillie trop vite. Elle joue les grandes avec sa voix grave, mais Azariah est trop sincère pour mentir, même à elle-même.

« Si t’assumes, fallait aller croupir à Blackwater sans dénoncer ton pote. Notre pote. »

L’amertume vient creuser la rancune, la déception un peu aussi. Cette dernière, je l’assumerai pas. Avouer que j’avais des attentes envers une amie d’enfance semble difficile. Elle avait été un vague fantôme de mémoire, un spectre composé de bons souvenirs à la pelle, attendant comme un vieux moulin de se faire démolir par le temps. Les saisons étaient passées, et il semblait qu’Azariah n’avait connu que des hivers et des étés. Elle restait là, impossible à comprendre si elle était une herbe ensevelie sous la neige ou crevée, sèche au soleil. Elle n’avait connu que la difficulté de la vie, et je crache une dernière fois dans mon filtre en espérant ne pas trop comprendre son ressenti.
Ce serait con. C’est toujours plus simple d’être en colère contre des choses qu’on ne comprenait pas vraiment. Pourtant, je la revois, avec son regard fuyant et ses yeux qui implorent rien, ses discours contradictoires, ses envies d’écoute sans vraiment de pitié ni même de compassion, à vouloir entendre des désolé au lieu d’incompréhension.

Je voulais pas réellement être cette personne. Pas avec Castiel en prison, ce serait une trahison amicale. A choisir qui trahir, les Chasseurs faisaient peser une épée de Damoclès trop lourde pour être ignorée. Azariah, elle, déambulerait de quille en quille, foutant le bordel avec sa démarche plus légère que sa vie entière. Ses épaules se hausseraient, au pire, et ses sourcils se fronceraient.
Même aujourd’hui, Azariah avait encore cette aura de gamine trop forgée par l’hiver, trop brûlée par l’été. Moi, j’aimais les bestioles printanières qui crevaient au bout de deux jours. Nous étions sur des terrains opposés, et je fous mes mains dans la poche quand je jette mon mégot à la poubelle.

« T’sais quoi, Az, moi, j’pense que t’assumes pas grand-chose. »

Un silence pèse. Elle parle de choses indicibles, et je soupire. Mes lèvres se pincent. Elle pourrait se plaindre d’être orpheline gamine. Je l’avais rejoins dans cette condition. Moi, je l’avais vu, le cadavre de ma mère. J’avais pas vraiment été en âge de comprendre. Admettons qu’il y ait un âge pour comprendre. Le deuil me suivait encore comme une tâche de pétrole, elle collait, se nettoyait de surface facilement, mais teintait la peau progressivement. Si on regardait mes chevilles, elles pourraient avoir des tâches noires. Je serai pas étonné.
Pas vraiment étonné.

Azariah avait été une orpheline depuis longtemps. Egoistement, je me marre doucement. Elle avait sûrement eu le temps de faire son deuil, avec le temps. Peut-être même qu’elle les avait pas connu vraiment, ses parents. Ils étaient même pas une photo à regarder. Peut-être que si je lui demandais ses souvenirs, elle aurait des trucs bateaux comme l’odeur de la pâte à cookie de son père et les tresses que sa mère lui faisait.
Alors, ce serait un peu drôle, au fond. J’aurai sûrement les mêmes.

« T’auras enfin un truc où t’es meilleure que moi, allons faire une partie. » je dis en riant légèrement.

C’était faux. Azariah avait toujours été meilleure en tout point.
Mais ça, ça me faisait chier de l’admettre.

« Avec le bruit des machines et de la piste, avec un peu de chance, personne d’autre à part moi aura à subir ton horrible récit de vie terrible et vraiment très très triste qui justifie de balancer son pote en taule en assumant toutes les conséquences de sa vie très vraiment très dramatique ... Ce sera toi, mes oreilles bien ouvertes, je te rassure, ta victoire, ma défaite, et celui qui gagne paie sa pinte. »

A l’entrée du bowling, je change de nouveau de chaussures et glisse un billet au comptoir. Devant nous, la machine s’active à délivrer une piste et mon groupe d’amis me fait un signe. Je réponds par deux index qui tournent ; je reviens plus tard.
J’ai rendez-vous avec Azariah Moore, criminelle en devenir, ancienne amie, future alliée, potentielle ennemie. J’espérais être meilleur au tir qu’au bowling, aujourd’hui.

Après tout, on est plus des enfants. J'espérais en rester aux finger-guns et aux strikes ratés.