stare directly at the sun but never in the mirror 〗nova-blue & beatriz II

Ça fait trois jours que t’es prisonnière d’une migraine.
Depuis que t’as perdu le crâne des gorgones sans comprendre vraiment comment. Tu l’avais dans les mains, tu sentais sa magie pulser contre les lignes de tes paumes. Tu te voyais déjà acclamée par toutes tes sœurs, parvenir à ton niveau trois sans même réellement faire l’effort. Parmi les questions fourmillantes qui t’ont bruissé dans les paupières, toujours le même refrain, en boucle, mais qu’est-ce qui s’est passé, Nova ?
Cette question, tu préfères pas te la poser parce que t’as peur de ce que tu pourrais trouver comme réponse. Alors tu acceptes avec grâce ; le crâne des gorgones n’est plus là, et tu as gagné dans les tempes ce martèlement inépuisable qui semble creuser ton moral sans que tu saches vraiment pourquoi.

Qu’est-ce qui s’est passé, Nova ?

Un sifflement un peu plus perfide que les autres, un peu plus intrigant aussi. Tu avais failli l’ignorer, te dire que ça n’avait guère plus d’intérêt que les dernières de vos entrevues, mais tu ne t’y résolvais pas. Le corps troublant de Beatriz apparaissait comme un rempart face à la tourmente de ton crâne. Comme un réflexe placé sous ton épiderme, t’as pas pu t’empêcher de lui donner un lieu, une heure. Elle t’a proposé de se déplacer -en même temps, c’est plus simple pour elle.
Ça fait trois jours que t’es prisonnière d’une migraine. Quand t’en parles à Ambrose, il fronce des sourcils ombrageux ; lui, il était dehors ce jour-là. Il était en dehors du tombeau, et en dehors de ton cerveau bien trop focalisé sur S pour articuler autre chose. T’as pas grand monde d’autre à en parler, alors tu te contentes de poursuivre ton quotidien comme une pièce cent fois répétée. Parfois, t’essaie de contacter Arcadia, mais tout te revient déformé, comme des échos bleus et violets de ta propre incapacité.
Alors peut-être que t’es là un peu pour elle, aussi. Parce que peut-être que Beatriz saura où est sa petite sœur, celle dont tu as fait ton alliée contre les vents et les marées.

Assise à la terrasse d’un café, tu savoures le temps d’un avril plus clément que tu n’aurais cru. Le regard tapi derrière tes lunettes de soleil, tu as déjà commandé un jus d’abricot et lis avec concentration des articles de The Economist.
Quelque chose en toi est nerveux ; quelque chose d’autre est apaisé.
Lorsqu’enfin la silhouette musclée de la zouwu harponne tes yeux, tu plies ta revue d’un geste expert en la déposant sur la table. Tu ne sais pas précisément ce qu’elle a à te dire, mais hors de question de la laisser ouvrir les hostilités.
“I hope you have a good reason to call me.” tu dis en dégageant ton sac de la chaise qui lui est destinée. “I’d say I’m glad to see you, but I think we’re past these social lies.”
Beatriz réveille ce qu’il y a de pire en toi : cette envie de l’écraser, elle, pour t’élever et être meilleure. Tu n’as pas souvenir d’un temps où vous vous êtes bien entendues : à la seconde où vous avez commencé les entraînements, tu lui as jetés des regards noirs en prononçant mal son prénom.
“What do you want, Beatriz?”

Votre mise en scène est parfaite. Les regards noirs, les piques, le ton ronronnant de la brune face à tes feulements misogynes, la tension qui crépite doucement. Si on te demandait à quel point tu ne l’aimes vraiment pas et à quel point tu fais semblant, tu serais pas capable de répondre. Avec elle, c’est plus simple de communiquer comme ça. Ça a beau être électrifiant, agaçant et vaguement frustrant, ça fait partie des choses stables de ton existence. Scarlett est là, la Toile te parle, Beatriz est insupportable. Une certitude aussi acquise que la terre autour du soleil, aussi gravée dans ton cerveau que le défilé des saisons.
Votre mise en scène est parfaite.
Mais aujourd’hui, quelque chose cloche.

Tu saurais pas mettre le doigt dessus exactement. C’est quelque chose, dans sa manière de te parler, dans sa manière de te regarder, dans sa manière de s’asseoir. C’est agaçant, mais ce n’est pas aussi agaçant que d’habitude. Ou peut-être que ça l’est un peu plus. En tous cas, ça sonne différent. Le même quelque chose que tu retrouves dans ta poitrine à toi lorsqu’elle arrive. Une sensation de soulagement, de joie, presque, à la retrouver. Une démangeaison à l’arrière du crâne, comme un bouton de moustique interne que tu n’arrives pas à atteindre.
Elle te propose de dégager et quelque chose s’insurge un peu. Où est-ce-que tu irais si tu lui tournais le dos ? Qu’est-ce-que tu serais, si tu lui tournais le dos ? Tu aurais l’impression de perdre ton but, de te détourner de là où tu dois aller ; la migraine semble finalement être quelque chose d’agréable. Lorsqu’elle prend en étau tes tempes, tu peux pas t’empêcher de songer qu’elle t’a manqué, cette tendre douleur.

How are you ? Une autre fois, tu l’aurais envoyée bouler, rembarrée, tu aurais cherché à la faire descendre plus bas que terre. Là, il y a un accent de sincérité dans sa voix qui fait écho avec la tienne. Tu te demandes si elle serait pas devenu gorgone quand ses mots semblent résonner bien plus fort que ceux de la Toile.
Alors, ton fiel se suspend à tes lèvres et tu te retrouves à frapper contre les parois de ton crâne, en quête d’une réponse suffisante pour vous contenter toutes les deux.
“I feel…“ Tired. Lost. Angry, but I don’t even know why. “I don’t know how I feel, actually. I have this headache, and… it makes me clumsy, and weird. From the outside, it’s just me, but ... something changed.”
Tu fixes la table une poignée de secondes, tâchant d’isoler la véracité dans les mots que tu viens de dire. Une autre fois, tu n’aurais pas répondu à Beatriz, certainement pas à cœur ouvert comme tu viens de tenter de faire. Something changed, et entre vous un peu aussi.
Ta déglutition te semble un peu plus bruyante quand tu te demandes ce que ça ferait de poser ta main sur son bras.
“Why are you asking?“

Something changed for me, too.
Quelques semaines auparavant, ça t’aurait hérissé le poil que tu avais un point commun avec quelqu’un comme Beatriz. Pas cette fois. Cette fois, c’est rassurant, c’est familier, comme une main que tu peux tenir dans l’obscurité de ton crâne. Les doigts emmêlés, le labyrinthe de l’existence à laquelle tu sembles condamnée sera une épreuve collective. Toi qui as toujours été solitaire, tu retrouves un certain soulagement à sentir que tu fais partie d’une équipe, cette fois-ci. Peut-être pas l’équipe que tu voulais, ni même celle que tu espérais, mais l’équipe dont t’avais besoin.
Claquemurée dans ton propre crâne, prisonnière d’intuitions qui te prennent dans te demander ton avis, et tu sens que c’est pareil pour elle.
Tu te revois oublier de descendre les poubelles, te pointer dans une pièce pour oublier ce que tu venais y faire, avoir de très longues plages horaires entourées dans ton agenda sans savoir qui les a inscrites ; ni, une fois qu’elles sont dépassées, ce que t’as pu foutre pendant. La sensation qu’il y a des choses plus grandes, plus importantes que toi-même. Des choses sur lesquelles tu n’arrives pas à mettre le doigt.

« Yeah, no shit. » tu finis par lui rétorquer avec un sale demi-sourire.
Le serveur finit par repasser, déposant ton jus d’abricot et nimbant son regard professionnel sur la zouwu. Est-elle encore seulement zouwu ? Es-tu encore seulement gorgone ? Tu pensais que les fondations de ton existence avaient déjà été ébranlée : là, c’est un tout autre niveau. Tu ne peux que douter de toi-même, continuer à ressasser en boucle chacun de tes souvenirs pour y déceler la moindre trace de ce qui aurait pu pêcher.
Si ça vous touche toutes les deux, il y a fort à parier que ça ait un lien avec le tombeau et ce que vous êtes descendues y foutre. Tu fronces les sourcils et le nez.
« Do you happen to remember what occurred after we got down there? » Tu grattes ta mémoire du bout des ongles depuis plusieurs jours maintenant, sans parvenir à recoller les morceaux de la bille éclatée. Tout au plus, la migraine te prend. Pour qu’elle évite de monter plus, tu plonges le nez dans ton jus d’abricot. « I remember about the gorgon’s skull, and holding onto it, but… then it’s… just... fuzzy. »