SUNFLOWER II ★ are we having fun yet?

Le trousseau de clés dans les mains, Sol se demandait ce qu’elle trouverait de l’autre côté du battant. Chiara devenait une énigme, à mesure que les jours passaient, un serpentin d’argent et d’or qui lui glissait entre les doigts. Elle qui avait toujours soufflé les répliques à la belle actrice se retrouvait au dernier rang, soudain, dans la semi-obscurité, à tenter de discerner mieux les traits qu’elle lui offrait à voir.
Son humaine avait ses secrets. Et Sol ne lui en voulait pas. Elle avait le choix de vouloir ce qui lui revenait de droit : une vie sans djinn pour s’immiscer, une vie dont Sol s’éclipserait.
Seulement, à mesure que le temps passait, l’appartement devenait teinté du parfum rance de la méfiance. Dans les rideaux, parfois, Solal retrouvait des morceaux de nuit, gémissements de deux inconnus qu’on ne l’estimait pas digne de connaître. Bien trop souvent, lorsqu’elle rentrait le soir, elle trouvait sur leur petite table le petit déjeuner qu’elle avait préparé pour Chiara le matin-même et qu’elle n’avait pas effleuré. Un millier de signes anodins semblaient s’accumuler encore, et leur répétition donnait à Sol le revers de la pièce. C’était elle. Elle était si préoccupée par ce qui se tramait avec Abraxas qu’elle n’avait même plus d’énergie à consacrer à son amie.

Alors, ce soir-là, elle avait acheté au passage de quoi cuisiner l’un des plats préférés de Chiara, des linguine all’arrabiata, et suffisamment de bonbons pour reconvoquer son enfance. La djinn s’imaginait déjà allumer les petites bougies sur l’étagère au-dessus du canapé, et toutes les deux assises par terre qui riaient à en avoir mal au ventre en mangeant leurs pâtes à même la table basse.
La porte se claqua derrière elle, et elle dissimula sa culpabilité derrière le plus rayonnant des sourires.
« Hello again !~ » lança-t-elle à la cantonnade.
S’avançant de le salon, elle dévisagea la jeune femme avec un sourire amusé. Chiara avait le chic pour se sentir à l’aise dans les positions les plus inconfortables qui soient, et réussissait avec brio à garder l’élégance d’une panthère tout en se tordant les vertèbres. L’énergie de la pièce était joyeuse, Sol le sentait et se détendit un tout petit peu en posant son sac sur le comptoir.
« Wanted to cook you a surprise meal, but guess you won’t be that surprised. Why are you home that early? »
Solal sortit un verre à pied et se servit à son tour du champagne, avant de se laisser tomber dans le canapé à côté de sa colocataire.
« Yeah ? What are we celebrating? » Elle avait un peu trop d’enthousiasme dans la voix, mais bien souvent ces derniers temps il fallait qu’elle en ait pour deux. « Oh, did you get that part you told me about? That’s so great, love ! »

Lame de culpabilité, la vague qui vint la faucher alors même qu’elle réalisait la saumure dont elle drapait des plaies trop fraîches. Tandis que le visage brun en face d’elle se nappait d’une couleur de deuil, Sol se mordit violemment la lèvre pour empêcher les larmes de monter. Il n’y avait qu’elle pour viser aussi juste dans les blessures, sans jamais le vouloir vraiment. Sa maladresse était un monstre antique qui revenait toujours à la charge, un minotaure décidé à protéger l’autre de la bonté qu’elle voulait répandre.
Pourquoi est-ce qu’elle passait son temps à être la pire des personnes quand elle voulait être la meilleure ?
Silencieuse, elle chercha avec frénésie des mots pour panser les plaies, retirer le couteau sans arracher le moindre nerf, réparer ce qu’elle avait brisé à ne pas savoir où aller. Sol s’était voulue enthousiaste, enjouée, prête à une soirée agréable. Une fois de plus, elle cassait tout. Chiara était une porcelaine dans un magasin d’éléphants et elle, qui aurait dû la protéger, ne se trouvait une fois de plus à n’être que l’un des pachydermes incapables de la cajoler sans la bousculer.

Aussi sûrement que le silence s’était tissé, il se rompit dans un feulement lorsque l’humaine sortit de son soutien-gorge un objet fin, lisse et brillant. Une carte. Timidement, Sol s’approcha pour tenter d’en déterminer le sens, et les contours. Une carte, reçue par courrier. Elle en avait vaguement entendu parler, des bruits qui couraient ; l’air gêné de Gabriel lorsqu’elle avait évoqué le Pacte de l’Ombre.
The Devil, et une partie d’elle s’insurgea qu’on confie à sa précieuse amie une métaphore aussi macabre. Si Chiara devait être le Diable, alors qui restait-il pour elle ? Le dessin représentait un être hideux, au front cornu et à la langue noueuse. Les sourcils de Sol se joignirent dans une expression d’incompréhension.
Et puis, la réalité la rattrapa, l’agrippant par la manche pour la tirer en arrière avec la force du désespoir. Son visage s’éclaira.
« Oh! » l’exclamation fusa, ramenant avec elle l’enthousiasme qu’elle ne feignait plus. « Did you… is it… oh, Chiara, I am so happy for you! »
Sautant sur une occasion de se réjouir à deux, elles qui n’en avaient plus tellement, Sol traversa la pièce pour se laisser tomber sur le canapé à côté de Chiara, abandonnant sa flûte de champagne sur le comptoir de la cuisine pour jeter des regards curieux à la carte reçue par l’humaine.

Les accusations à peine voilées d’une jalousie hypothétique n’atteignirent même pas son myocarde, tant elle était juste ravie de voir un sourire chez sa brune.
« I know you were looking forward to receiving one. I’m so glad they saw what good you can do to this world. » D’une main, elle vint serrer celle de Chiara pour lui témoigner son amour sans être maladroit encore. « Tell me more. How did you get it? What was your initiation? Did you see anyone? »
Sa curiosité l’emportait, une fois de plus, sur l’air pesant qui régnait dans l’appartement. Les lumières lui parurent plus claires, plus douces et, enfin à sa place, elle se laissa sourire franchement.
« I am so proud of you. »

You’re not one bit jealous?
La question la prit de court, comme si Chiara l’avait giflée sans esquisser le moindre geste. Le souffle de l’explosion lui effleura le visage, vint lui embraser les sourcils ; les prunelles remplies d’une poudre à laquelle elle ne se rappelait pas avoir mis feu, Solal resta quelques instants interdite sur le canapé.
Mais Chiara n’avait pas fini. Une à une, ses phrases venaient déclencher chez son amie de nouvelles déflagrations tristes. Écumant sur les lèvres de la brune, un venin s’écoulait entre elles, prenant pour cible l’amitié qui les tenait debout toutes deux. Une autre fois, Sol aurait pu croire à une nouvelle comédie, à la répétition d’une scène qu’elle aurait bientôt à jouer. Pas cette fois. Pas quand chaque éraillement dans la voix de l’humaine criait la simple vérité, quand la manucure douce et parfaite venait lui entamer les chairs.
Même les compliments à demi-voilés étaient devenus des injures. Jamais elle n’avait prétendu, ni même pensé, être parfaite. Remplie de défauts qui semblaient refuser de s’effacer avec les années qui passait, Sol faisait simplement de son mieux pour rendre son humaine heureuse.
Est-ce qu’elle s’était trompée à ce point ?

Au-delà des accusations qu’on lui envoyait au visage, la djinn ne pouvait que constater la souffrance de sa colocataire, les dégâts qu’elle avait causés sans même en avoir la conscience. Chiara lui prêtait des intentions qui n’étaient pas les siennes, mais son désarroi était sincère. La blonde sentit entre ses cils monter des larmes orphelines qu’elle se refusa à laisser couler.
« Is that truly what you think of me? » s’étrangla-t-elle à demi.
La tristesse devait rester au placard, pour l’instant, le temps qu’elle puisse elle-même comprendre. Retrouver le moment précis où le wagon a déraillé, réparer après des années ce qu’elle n’imaginait même pas être brisé. Comprendre ce qu’on lui reprochait, exactement, car dans tous ses propres regrets il y avait cette fierté unique d’avoir toujours été là pour elle.
Sol n’avait jamais pleuré devant Chiara. Jamais. Pas lorsqu’elle l’avait vue tomber, des centaines de fois, étant enfant. Pas lorsqu’elle lui chantait des berceuses, la petite lovée tout contre elle, pour mieux l’aider à s’endormir par-dessus le bruit des disputes. Pas lorsque son frère était mort, laissant derrière lui un champ de ruines qu’elle avait tenté d’appeler famille. Pas lorsque Milo était parti, et pas plus lorsqu’il était mort. Elle qui avait la larme facile enfermait ses pleurs dans des lacs qu’elle conservait en souterrain ; devant l’espoir de la jeune femme, elle avait voulu être digne et toujours prompte à consoler.
En cet instant, Solal sentit sous ses paupières des fleuves entiers s’accumuler, ne demandant qu’à faire sortir un chagrin encore incompris. Elle les refoula pour inscrire sur son visage pâle et parfait un sourire d’incompréhension. Le malentendu serait vite dissipé ; ou, du moins, s’il ne l’était pas, elle aurait rapidement conscience des choses sur lesquelles travailler.
« I don’t see myself as better than you, Chiara. Actually, I don’t think I see anyone as better than you. » Dans l’obscurité de ses œillères, sa voix semblait se fracasser. « It makes me sick that you would think my love for you is an act. »
Le regard fuyant, Sol rangea ses mains sagement l’une contre l’autre sur ses genoux. Toute la tension qu’elles refoulaient depuis des mois venait de leur éclater au visage et, maintenant le tapis soulevé, Sol avait une furieuse envie de le rabattre et d’oublier.
D’une voix pitoyable, elle finit par oser demander.
« Where did I go wrong? »

tw : auto-culpabilisation excessive, self depreciation, mention d'armes blanches, dissociation-ish

Rôle secondaire devenue soudainement spectatrice, Sol garda le voile de ses yeux rivés sur les traits de Chiara sans oser vraiment les baisser. La scène se dépliait devant elle comme un livre en origamis, projetant les ombres chinoises d’une vie qu’elle savait imparfaite sans être bonne à rejeter. Alors, la généreuse imposture que son humaine voulait cacher apparut dans la lumière crue des spots de leur appartement. How do you still think this is about you? La djinn resta muette, incapable de lui expliquer qu’elle voulait simplement comprendre, réparer, tailler à la serpe les parties d’elle qui n’allaient pas pour pouvoir se couler encore dans le moule fourni par Chiara.
I don’t know why but you refuse to see me. Comment est-ce qu’elle aurait pu expliquer, de toute façon, qu’elle voyait mais se refusait à s’appesantir là-dessus ? Qu’il y avait de cela des années qu’elle laissait la boîte de Pandore fermée par souci de justice, pour mieux concentrer sa lumière sur toutes les beautés de Chiara ? La leçon s’étalait devant elles en titres rouges sténographiées : on ne peut pas poser une cloche sur les défauts de ceux qu’on aime en espérant qu’avec le temps, juste parce qu’on ne peut pas les voir, ils disparaissent dans le néant. Sol porta une main tremblante à sa bouche.

I’ve been in love with you this whole time and it’s turned me into this… monster.

Une larme orpheline sur sa joue, Sol voulut articuler quelque chose. Lui dire qu’elle n’était pas un monstre, lui rendre la réplique qu’elle attendait, mais non – le rideau rouge sur leurs mensonges était devenu une guillotine.
Pourtant, la pièce n’était pas finie, pas encore ; elle ne pouvait pas s’achever, pas entre ces deux actrices-là. Alors Solal se leva, dans une démarche automatique de celle qui ne saisit pas encore l’implication de tous les mots qu’on vient de lui jeter à la gueule. Chancelante comme la flamme d’une bougie, elle s’avança en direction de la cuisine, posa ses deux paumes bien à plat sur le comptoir gris tacheté pour tâcher de trouver ancrage dans un réel qui, de plus en plus, s’échinait à lui échapper.
Un constat sans appel s’élevait et, plus encore que l’hystérie qui prenait doucement Chiara, c’était cette réalisation qui lui donnait envie de pleurer. Celle que, malgré tout ce qu’elle disait, le piédestal sur lequel elle avait placé l’humaine et le tapis rouge sous lequel elle avait enfoui ses cassures, au fond d’elle, elle avait toujours su.
Sol avait toujours su que Chiara savait ce qu’elle faisait, pour Milo ; et elle lui avait pardonné. Le lien avec Abraxas, dont la brune faisait étalage devant le bruit blanc de son mutisme ? Elle le lui pardonnerait aussi, sans doute. Elle ne savait même pas faire autrement : l’idée de se mettre en colère, de lui retourner des reproches qu’elle avait depuis trop longtemps porté sur ses maigres épaules, tout cela n’était que de la craie tracée au goudron sous la pluie.

Le bruit du tiroir que l’on ouvre la fit sursauter, soudainement, et quand les derniers brins du jour accrochèrent la lame du couteau, tous les questionnements de la djinn s’enfuirent au fond de sa cervelle. Une pulsion, plus puissante que tout, sortit de la cage de ses côtes pour, affolée, crever sa gorge nouée par un trac étranger.
« Stop. Please, please stop. »
Au-delà de ce marasme impossible à démêler qui s’agitait dans ses entrailles, il y avait une certitude dans les profondeurs de la djinn que rien ne savait ébranler : elle aimait Chiara de toutes ses forces.
Pour cette raison, elle ne la laisserait pas se blesser. Pour cette raison, elle ne la laisserait pas continuer sur la pente de ces scénarios qu’elle bâtissait pour se faire du mal tout en ayant l’espoir serein qu’un beau jour ils se réalisent. Pour cette raison, elle posa le bout de ses doigts sur le poignet de son humaine et fit ce qu’elle détestait le plus :  elle usa ses pouvoirs sur elle. Un brin de sérénité, l’illusion d’un moment tranquille, et les doigts crispés se desserrèrent pour laisser tomber le couteau.
Ravagée par sa propre peine, Sol fit le tour de leur comptoir pour prendre Chiara dans ses bras. Docile, envoyée dans un songe dont elle se réveillerait sans doute plus amère qu’elle n’y avait sombré, la brune se laissa faire lorsque Sol déposa son crâne contre son cou, épousant de sa propre joue les cheveux courts de la comédienne.
« I-I can only imagine how much pain you’ve been through, Chiara. I hear it, I hear you, and…” Un sourire triste que la brune ne pouvait pas voir. Les larmes s’étaient multipliées, traçant leurs sillons d’infortune sur les joues lassées de la djinn. « I should have listened sooner. »

Le poids sur ses épaules, une fois de plus, à s’imaginer atlésienne bientôt écrasée par des maux dont elle n’était pas responsable. Le public avait déserté la salle après que la divine comédie se soit muée en drama tragique. Avec une précaution infinie, la blonde caressa le creux du dos de celle qu’elle avait toujours vue comme une sculpture de miel et de verre.
Désormais, c’était son larynx qui se remplissait de bris de glace, c’était sa voix qui s’égarait dans le sucre trop melliflu.
« I failed you. Over and over. I never truly understood what you needed from me. » Son role de djinn était bien clair : pourtant, elle n’avait pas sû lire dans les imperfections de Chiara la clef de ce qui la mènerait à elle. Il avait fallu Presque vingt ans, et un grand couteau de cuisine, pour qu’elles se rendent finalement compte que, depuis le début du spectacle, elles ne jouaient pas la même pièce. « I think I do, now. »

Larmes silencieuses sur les joues comme la preuve de moments terribles, Sol acheva son plaidoyer comme on mouchait toutes les chandelles pour clore la représentation.
« I’m so, so sorry. »