Rhymes and Reasons [Orphis]

C’est sans doute la manière la plus simple de gagner de l’argent.
On lui a souvent dit que, lorsqu’on était bon à quelque chose, il ne valait mieux pas le faire gratuitement. Alors, même si ses jours de gloire sont derrière lui et que Pillow Fight ! n’est plus, Orpheus sait encore jouer de la guitare. Autant que ce ne soit pas gratuit.
Il est assis sur un banc, dans un quartier qu’il ne connaît pas très bien. Il se dit que c’est mieux comme ça ; pas envie d’affronter le regard blessé de Faolan s’il lae croise par hasard, pas envie de supporter le poids de ceux qui le connaissent s’ils viennent à le voir ainsi. Sur le métal rouillé, avec son instrument sur les bras. Il a eu beau changer les cordes, le manche grince encore quelquefois. On ne peut pas effacer quasiment sept ans de silence avec le plus simple morceau. Si lui a retrouvé ses mots, il y a des lésions qui ne s’effacent pas et le bois clair de sa guitare se souvient sans doute mieux que lui de la poussière qu’il a laissé en la touchant pas si longtemps.
Ses doigts évoluent lentement, les morceaux s’enchaînent.
Devant lui, un étui ouvert semble inviter à la donation. Orpheus en a marre d’être un poids mort. Les jumeaux ont été super de l’accueillir, de le loger gratuitement, mais ce n’est pas avec les salaires de Xas et Cléo qu’ils parviendront à tenir chaque mois les besoins d’une troisième personne. Les aides du milieu de la santé sont quasiment inexistantes. Alors les quelques dollars qu’il grappille en jouant dans la rue, c’est sa manière de participer, de dire comme il peut qu’il n’est pas juste un parasite venu grignoter leurs réserves.
Sans doute que les parents les aideraient, s’ils le leur demandaient. Mais Abraxas et Orpheus sont un peu trop têtus pour ça.

Les silhouettes passent sans s’éterniser. Quelques-unes lancent des pièces dans l’étui, mais la plupart avancent, points anonymes dans la foule d’une ville immense qui les engloutit tous entiers. Et puis, quelqu’un s’arrête.
Droit devant lui, à peine plus d’un mètre, une passante se plante devant lui ; Orpheus ne voit que ses chaussures. Il poursuit un peu le morceau, une vieille ballade irlandaise qu’il a apprise au conservatoire, du temps où il le fréquentait. Le rythme est lent, ça convient bien à ses doigts usés. Puis, dans la dernière mesure, il lève les yeux vers la jeune femme qui semble comme hypnotisée.
« T’inquiète, le morceau est fini. » lui lance-t-il dans un sourire charmeur.
La fille est jeune, elle a cet air perdu de ceux qui ne savent pas vraiment où ils vont. Sans doute que c’est réellement le cas, sinon elle n’aurait pas un instant à perdre en restant avec un musicien des rues à l’air aussi accablé qu’elle.
« Ouais, nan, bien sûr ! Tiens, tu peux t’asseoir si tu veux. » Il se décale un peu pour lui laisser de la place sur le banc, histoire qu’elle ne reste pas debout à attendre le déluge pendant encore une heure et demi. « Moi, c’est Orpheus. »

Isis.
Elle a le prénom d’une déesse grecque ; ou quelque chose comme ça. Orpheus hoche la tête avec un sourire bienveillant. Isis est si apeurée par tout qu’on dirait bien qu’au moindre coup de travers, elle pourrait s’évanouir dans la forêt en bondissant comme une petite biche. Pourtant, si elle s’est arrêtée, c’est que quelque chose l’a touchée, et ça le rend foncièrement heureux de se dire que sa musique peut encore toucher des gens.
« Merci. » glisse-t-il en prenant deux de ses bonbons préférés, les roses et bleus pâles avec un goût chimique qui pique.
En échange, la jeune femme emprunte sa guitare. Il la regarde, hésitante, tâcher de placer ses doigts et se rappeler de mélodies qu’elle n’a vraisemblablement pas pratiqué depuis une éternité.
Autant Orpheus est possessif de sa voiture, autant il ne l’est pas vraiment avec ses instruments de musique. La première est un outil dont il aime se servir lui-même ; sa guitare n’est que le vaisseau d’émotions, de beautés que les mots du jeune homme auraient bien du mal à décrire. Malgré lui, il fixe Isis qui tente de jouer et, lorsqu’elle relève les yeux, s’empresse de la détromper.
« Mais non, t’en fais pas, c’était très chouette ! »
Il récupère sa guitare pour la poser sur son étui, tranquillement, avant de remonter une de ses jambes sur le banc pour mieux dévisager la jeune femme. Le goût sucré et acide du bonbon lui pétille encore sur la langue. Ses adelphes lui ont souvent dit qu’il devait arrêter de parler, comme ça, à des inconnus, mais c’est juste plus fort que lui. Orpheus aime les gens, leurs histoires et leurs talents, les découvrir au travers de moments arrachés au quotidien qui étaient loin d’être prévus. C’est pour ça qu’il aime tant les soirées, les afters de concerts ; pour ça qu’il embrasse autant de filles, aussi.

L’homme est un être éminemment sociable.

Alors, loin de ranger son instrument et de fuir la conversation, il avise son interlocutrice avec un regard curieux. Elle a les doigts couverts de marques colorées.
« T’es dessinatrice plutôt que musicienne, c’est ça ? » qu’il demande en reprenant un bonbon du sachet demeuré entre eux. « Ça fait longtemps que t’es à la Nouvelle-Orléans ? »

Je dessine depuis que je sais tenir un crayon.
La remarque le fait gentiment sourire, lui qui dit souvent jouer de la guitare depuis qu’il peut en tenir une. Unis par cette passion innée, cet art qui les a vus grandir, Orpheus & Isis hochent la tête de concert, chacun dans des pensées heureuses d’émotions passées qui sont leurs. Quand leurs regards se croisent finalement, le brun essaie d’insuffler dans le sien toute la bienveillance qu’il le peut. C’est comme être face à un animal apeuré, qui n’attend qu’un bruit un peu fort pour retourner dans sa tanière. Isis est un chaton sauvage qui n’attend qu’un nouvel espace pour explorer et s’exprimer.
La Rose Noire. S’il n’y a jamais mis les pieds, Orpheus sait très bien qu’il s’agit d’un endroit précieux pour tous ceux qui, un jour ou l’autre, se retrouvent dans la galère à la Nouvelle-Orléans. Il sait qu’Alaric y a vécu un moment, même s’il est trop fier pour en parler. Plein de Surnaturels y passent et il s’agit d’un endroit sûr pour tous les jeunes. Les Riverwood s’en sont assurés et, rien que pour ça, Orphy reconnaît leur travail.
Isis parle de nouveau départ et, à nouveau, il ne peut qu’avoir un sourire triste. Ouais. Lui, il a pris un nouveau départ alors qu’il l’avait pas franchement demandé. Il a juste cligné des yeux, et il est passé du goudron de l’autoroute de San Francisco à un lit d’hôpital tout blanc sans en avoir la moindre idée. La mort a effleuré ses cils, plusieurs fois, et il s’est retrouvé à repartir sans trop savoir où il allait. Alors il peut comprendre qu’on cherche ce genre de situations, mais lui ça lui a trop pesé.
« Je vois. » qu’il lâche, le visage refermé.

Le sachet de bonbons est énorme, et ça lui donne une idée. Le regard plus clair, il cherche de nouveau à croiser les yeux de la jeune femme, près de lui.
« J’ai une propale pour toi, Isis. » qu’il fait du ton sérieux et sentencieux de ceux qui viennent de révolutionner la thermodynamique. « Et t’as le droit de dire non, ok ? »
La guitare et le crayon soigneusement écartés de la discussion comme autant de barrières inutiles maintenant qu’ils partagent le même banc. Orpheus passe une main dans ses cheveux, essaie de trouver les termes les plus clairs possibles pour lui exprimer sa pensée.
« Alors, hum … j’ai vu que tu avais beaucoup de bonbons. » Trop pour une seule personne, en tous cas. Ou alors, juste assez pour donner à ladite personne un super diabète de type II, et c’est pas vraiment le genre de truc qu’on souhaite. « Je te connais pas, tu me connais pas, on se reverra peut-être même pas. Du coup, ça nous rend extra qualifiés pour donner des avis extérieurs sur la vie de l’autre. Alors voilà ma propal : chacun notre tour, on dit un explique un problème de notre vie. Et l’autre doit donner son avis et essayer de trouver une solution. S’il y arrive, on mange tous les deux un bonbon. Deal ? »