SCYLLYR III ♢ good husband, bad omen

Le miroir de l’ascenseur lui renvoyait l’image d’un homme si fatigué qu’il en semblait désincarné. La peau translucide, les cernes qui martelaient sa chair comme autant de coup de burin dans son visage d’ordinaire lisse. Les semaines passaient et le triton s’étiolait, devenant petit à petit une coquille vide où le quotidien traçait ses sillons.
Il ne lui restait plus que cela : se réfugier dans la force des habitudes, tâcher d’ignorer ses tiraillements internes, la débâcle de sa vie professionnelle et amoureuse en répétant inlassablement ces gestes qui le rassuraient. La clé dans la serrure, les chaussures dans le meuble de l’entrée, le manteau sur le cintre, et le verre d’eau qu’il allait se servir avant de se laver consciencieusement les mains. Une tragédie en un millier d’actes dont chacun posait sur ses traits un vernis tellement épais qu’il en venait à se craqueler.

Ce jour-là, la clé tourna dans la serrure, les chaussures vinrent trouver leur place dans le meuble, comme d’habitude. Mais, comme une rivière déviée de son cours par une météo décadente, le quotidien se vit perturbé par la voix de son épouse en provenance de leur chambre.
Instantanément, il sentit que quelque chose de grave était en train de se passer. Ses yeux n’eurent même pas à accrocher ceux de Scylla pour remarquer la tension dans ses épaules, les mains délicatement posées sur ses genoux et la nuque ployée sous le poids de révélations trop arides.

Avec une infinie délicatesse, Llyr s’agenouilla, écartant légèrement les cuisses de son épouse pour se frayer un chemin jusqu’à elle, poser sur elle ses mains tremblantes du sursis qu’ils s’infligeaient à deux.
Elle n’avait pas besoin de lui dire qu’ils avaient besoin de parler – l’air sur son visage était suffisant, un prolongement de l’état de fatigue de Llyr depuis de bien trop longues semaines. Dans un souffle, il lui dit.
« Tell me. »

Dis-moi. Mais restait-il encore quelque chose à dire ? Il semblait qu’à trop se lover l’un contre l’autre, ils s’étaient usés l’un de l’autre. Dans les oreilles de Llyr tourbillonnaient toutes ces possibles combinaisons de mots, toutes ces discussions qu’ils avaient eues sans les avoir, toutes celles qu’ils auraient dû avoir sans jamais le pouvoir vraiment. C’était Charybde, en vérité, à nu dans les yeux de Scylla, qui attirait irrépressiblement leurs conversations vers leur chute.
Elle n’avait presque pas besoin de le dire ; il savait.
Dans le battement de cœur qui suivit, il eut presque envie de supplier : ne le dis pas, ne le dis pas Scylla, je t’en prie.

A-t-on jamais réellement ce que l’on veut ?
Ça ne fonctionne pas. La sentence venait d’être prononcée. Ça ne fonctionnait pas. Elle disait ça comme si c’était la vérité la plus simple du monde, comme elle aurait dit que le micro-ondes ne voulait plus chauffer ou que le réveil n’indiquait plus l’heure. Ça ne fonctionnait pas ; ils étaient un couple dysfonctionnel, obsolète, soumis à la dure loi du temps comme les objets le sont aussi. Ça ne fonctionnait pas, le service après-vente n’était pas assez bon, les réparations successives n’avaient fait que fragiliser la structure déjà de mauvaise qualité.
Et, tandis que Llyr serrait les poings sur son alliance pour qu’elle ne soit pas arrachée, il réalisa que l’alliée qu’il avait cru être la sienne allait briller par son absence.
Je sais que tu n’es pas heureux.
Heureux. Il eut un soufflement de nez. On lui avait appris à être droit, à être digne, de confiance comme de responsabilités. On lui avait appris à être responsable, compétent, à obéir aveuglément. Jamais, au grand jamais, ne lui avait-on appris à être heureux. Soudain, sa propre imposture lui explosa au visage ; lui qui jouait les maris fidèles, les maris conciliants, les maris tendres, les maris soutenants, depuis plus d’une dizaine d’années, voilà qu’on lui montrait enfin les lignes dans le bas du contrat. Il pouvait faire ce qu’il voulait, sauver les meubles et leur sommeil, jamais il ne serait heureux.
Il ne savait tout simplement pas quelle sensation cela décrivait.

Avec une tendresse infinie, le triton dégagea une de ses mains pour replacer une tresse orpheline derrière l’oreille de son épouse. Le bout de son index suivit la douce courbe de ses traits, s’égara jusqu’à son menton qu’il orienta lentement vers lui pour enfin retrouver ses yeux. Une fine brume de détresse couvrait le galbe brun de ses prunelles. Il souffla du nez à nouveau.
« You’re right. » débuta-t-il, la voix brisée. « Neither of us have been happy. Because … because neither of us gave ourselves the time, the chance to be. »
Lentement, sa voix se frayait un chemin vers la sirène qu’il connaissait. Si semblable à lui, dans chaque décision qu’elle prenait. Elle ne pouvait pas décemment prendre cette décision. Impossible. Pas elle, pas lui, pas eux.
« We’ve been through so much. » articula-t-il dans un murmure. « Things are different, now. You don’t have to answer to anyone anymore. »
Il porta, de sa main demeurée libre, les doigts de Scylla à ses lèvres et les embrassa tendrement.
« Let’s try and be happy, together. We’ll learn. Like we always do. » Un sourire frêle se déposa sur son visage, à la pensée des cours de danse et des langues étrangères qu’ils avaient appris tous les deux. Une longue liste de together se dessinait dans sa mémoire, de leur mariage à Nydaros jusqu’à leur première fois sur terre. « Like we always will. »

I failed you.
Au fond de lui, il y avait un petit garçon qui n’avait qu’une envie : mettre ses mains sur ses oreilles, crier très fort pour ne pas avoir à entendre le bruit de l’effondrement de leurs châteaux à travers les mots de Scylla. Hurler, arrêter le temps, partir, claquer des portes, briser des murs – faire quelque chose, quoi que ce soit, pour ne pas que l’œuvre de sa vie lui soit soudainement arrachée.
Seulement, au fond de Llyr, il y avait beaucoup de choses. Des émotions rationalisées, des détresses rangées dans des bocaux et remisées sur les étagères de la dignité dont, toujours, il voulait se faire détenteur. En verre trempé, la vitrine sous laquelle il entreposait ses sentiments d’homme imparfait ; lunettes de sécurité sur le nez, il les regardait, les analysait, les épinglait jusqu’à les comprendre, les neutraliser, les détruire. A force de les regarder, le triton ne voyait plus que des formes obsédantes dont il ignorait la teneur et, à mesure du temps passant, devenait parfois pour lui-même le plus parfait des étrangers. Même les abysses les plus profonds recelaient moins de lourds mystères que la psyché de Llyr Asherah.
Alors, tandis que son esprit aimant comprenait à la perfection où les emmenait cette discussion, le brun était bien incapable de décrire ce qu’il ressentait. Do you want this to work, or do you need it to? L’accusation à demi-voilée l’atteignit d’autant plus profond qu’elle était on ne pouvait plus vraie. Il avait retourné la question dans tous les sens, jusqu’à arriver lui aussi à cette conclusion sans appel : ce n’était pas sa grandeur d’âme qui l’avait poussé à pardonner à Scylla, ce n’était pas un amour aveugle ni même la conviction profonde de ne pas pouvoir vivre sans elle. Les fautes étaient trop graves et même son tribunal interne avait presque paru surprise que la peine porte sur son frère et pas sur sa meilleure amie.

Le corps entier secoué par un sentiment de détresse, par une pulsion de la retenir, quoi que cela puisse leur coûter, Llyr mit finalement un terme sur l’émotion qui le traversait.
Il avait peur.
Toute sa vie, on avait choisi pour lui des chemins qu’il n’avait plus qu’à parcourir. Aucune rébellion, aucun défi, tout à tenter de mériter l’attention qu’on lui accordait, à remplir les attentes tacites qu’Okeanos avait pour lui. D’autres auraient trouvé cela affreux : il avait bâti sa personne sur l’idée qu’il n’avait pas le choix et, quelque part, il y avait quelque chose de rassurant dans l’idée qu’il n’y était pour rien. Ce n’était pas de sa faute, jamais, puisqu’il ne faisait que répondre aux ordres, suivre les commandements des autres.
En quelques mois, le voici qui perdait cela : par son engagement près du Pacte, par sa trahison de ses principes, par la distance imposée à River. Au milieu de ce marasme, même s’il ne lui disait plus tout, Scylla se dressait comme un phare, un pilier si gargantuesque qu’à l’heure où il venait à flancher, Llyr en était terrorisé.
« No, I don’t. » fit-il, après avoir longuement pesé ses mots derrière les replis de son front. « Not anymore. »
Elle était l’unique corde qui l’assurait, son seul filet de sécurité, la dernière chose qui le retenait de tomber sans fin dans le vide.
« I am half a world away from where I grew up. I almost lost my brother. My job is just unbreathable, when all they have for us is suspicion, and the FBI investigating every single one of us constantly. Half of the people I meet, I meet because I’m your husband. Because my life is so intertwined with yours that… »
L’énumération qui s’était voulue factuelle avait enflé jusqu’à prendre toute la place dans sa cage thoracique. La voix pressée, les mains tremblantes, Llyr s’interrompit avant de secouer la tête. Scylla était la garante de son identité, la gardienne de ses journées désastreuses, l’île où les tempêtes s’apaisaient au cœur du triangle des Bermudes qu’avait toujours été leurs vies.
« I don’t know who I am without you, Scy. And I’m afraid ... well, I know I'm in just too deep to find out. »
Sans elle, il ne savait pas nager. Il se noierait dans des verres d’eau, dans des miroirs, dans des secrets. Le filet de sécurité deviendrait un filet de pêcheur qui s’enroulerait pour l’étrangler et plus personne, dans l’univers, ne le verrait assez pour l’aimer.

Il y avait un bruit blanc, dans la chambre, qui contenait leur monde entier.
« I guess I won’t have a choice, though. »