Acquisition de dés - Ambrose Atkins

NO NAME N°5

⋆ Crack baby you don't know what you want But you know that you need it And you know that you need it bad With wild horses running through your hollow bones

Nilatara se redresse sur son siège. Il craque de tous les côtés, gueulant contre sa mauvaise position et ses jambes fines repliées devant elle. Posant son menton, elle mange son burritos rapidement. Nos yeux balaient la zone. Elle ne parle pas beaucoup. Sa compagnie est agréable. Elle était plus à hocher la tête quand elle était d’accord, ou à lever faiblement les sourcils quand elle était révoltée. C’était une force tranquille. Ses baskets viennent crisser contre sa chaise, tandis que ses mains noueuses décortiquent la garniture pour éviter qu’elle tombe. Elle fronce légèrement les sourcils. Je souris. Pour Nilatara, ça voulait dire qu’elle n’avait pas réellement eu envie de manger burritos. Moi non plus, à vrai dire. Nous étions affamés et nous nous étions arrêtés à la première chose que nous avions vu. J’avais regardé l’enseigne, dit « Et ça ? », elle avait hoché la tête en levant les sourcils. C’était des signaux contradictoires. Nilatara n’était pas vraiment compréhensible, parfois.
C’était un comble, pour une Oracle.

Pour devenir traqueur, j’avais passé une semaine avec elle. De son côté, le terrain ne l’intéressait pas. Elle préférait chercher des informations, trouver des pistes, avoir ce rôle d’informatrice et maîtriser la situation de loin. Elle s’était essayé à être traqueuse ; trop peu pour elle. Au début, je la pensais faible. Son bureau était plus confortable que le métal du dehors, que le froid de l’hiver ou bien que la canicule d’été qui venait appuyer nos peurs sur le terrain. La voir en réunion m’avait prouvé le contraire ; elle était experte. Elle savait pertinemment de quoi elle parlait, préconisait des techniques de capture, connaissait des coins perdus de la ville pour faciliter les poursuites. Sa voix était monotone, et pourtant elle murmurait de l’or. A fixer nos burritos avec une certaine lassitude, nous ne parlons pas, ou alors très peu. Parfois, l’un de nous balance une idée pour le prochain meeting. On pourrait développer la partie scientifique, la partie archives, arrêter de tout porter sur la quête d’armes. C’est ce qu’elle disait.
Mon sourire s’étalait avec une pointe d’amertume. Nilatara n’était pas sur le terrain. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Je contentais de me taire, gardant mon mépris intérieurement. Nous avions besoin de plus de moyens, de méthodes adaptées, d’armes rapides. Les surnaturels avaient les pouvoirs, nous avions le feu. Ils l’avaient aussi. Les sirènes pouvaient nous retourner les uns contre les autres aisément. La situation était urgente, et certainement que les oracles pouvaient avoir des zones aveugles aussi. Croquant dans mon burrito, la salade vient s’agripper à mon palais dans une profonde sensation de malaise.

La vieille dame se présente. Elle pue la clope, l’alcool, et la terre certainement un peu. Je lève les yeux. En la regardant, je pense à mon métier bien confortable, la paie d’Elisheva, notre laboratoire bien installé. Elle représente tout ce qui m’effraie : la saleté, la précarité, le mépris, … Je déglutis et me contente de grommeler un « non » inaudible en détournant le regard. Si on l’ignore, elle comprendra que nous reconnaissons pas plus son humanité que sa situation. Elle partira d’elle-même, se disant que le temps, c’était de l’argent même pour elle. Mon nez se glisse de lui-même. Elle pue. Elle pue beaucoup trop. Mon burrito semble contaminé et mon corps se plie sur la gauche par réflexe. Je refusais qu’il la touche, des fois qu’il s’empreigne de son odeur dégueulasse.
Mais elle part pas, la vioque. Elle reste, à tendre sa main dégueulasse trop près de nos assiettes.

Chasseresse
Comme pris d’un électrochoc, je bondis sur mon siège et lève deux yeux paniqués vers Nilatara. La vieille n’était pas une pauvresse basique. Elle était dangereuse. Le mépris dans sa voix nous indique une chose : elle n’était pas avec nous. Chez les Chasseurs, on apprend rapidement que ceux qui ne nous aiment pas, c’est ceux qui sont contre nous. La main de la femme se referme. Un coup d’oeil vers ma collègue me suffit à sentir mon estomac se nouer, ma gorge trembler et mes mains se tétanisent. Elle ne respire pas. Son visage est rouge, ses yeux effarés, sa main tente de gratter quelque chose, peut-être sa propre peau pour creuser une troisième façon de respirer.

Faut agir, Ambrose, c’est la merde, Ambrose, tu vas pas la regarder crever, Ambrose.
J’imagine que les Chasseurs seraient mécontents, que je perdrais ma fonction chez eux. Je finirai virer du laboratoire d’Elisheva, parce que j’aurai été un sale lâche. Je serai à la rue, avec les tritons manipulateurs et les zouwus hilares, les dragons mangeurs et les nymphes vengeresses. Mes poils se hérissent tandis que mon cerveau semble dérailler à tenter de trouver quoi faire.
Je vais la buter
Je vais l’étrangler, cette putain de vioque. On était en train de passer un bon moment, puis elle vient. Elle vient avec sa sale gueule, sa situation de merde alors qu’elle est plus capable de nous. Qu’est-ce qui l’empêche de devenir pousseuse de nuage, qu’importe, quelque chose d’utile à la société, autre chose qu’une putain de parasite tueuse ? Ma mâchoire se serre, la peur passe.
J’ai pas envie de parler. Je n’aurai pas de grands discours héroïques pour la menacer. C’était une tueuse. C’était un putain de monstre. Elle allait manger le pavé. Elle allait saigner

Me levant brusquement, ma chaise tombe au sol dans un grand fracas. Armant mon poing, mes nerfs parlent et visent le visage de la nymphe. Qu’elle soit âgée ou pas, je m’en fiche. Je n’ai pas de mère pour avoir cette empathie. La mâchoire serrée, je décoche. Ma main rencontre une étrange résistance et mon bras reste suspendu.
La vioque se marre.
Mon estomac se noue.
Quelque chose de merdique va arriver.

Doucement, je sens une vive douleur envahir mon poignet. Mes yeux se posent sur ma malléole qui semble dévier de son centre. C’est pas ce que je voulais, pourtant. Je me souviens pas avoir demandé à mon poignet de prendre une si drôle de position. Après la surprise vint la peur ; la résistance, c’est de l’air. Ce coussin qui vient plier mes membres, c’est de l’air. Nilatara respire à nouveau.
Moi, je me demande combien de temps je vais encore pouvoir le faire.
Les craquements se sont enchaînés rapidement. Il y a d’abord eu la malléole, puis le reste a suivi. Dans un cri, j’ai senti ma main perdre son contrôle et tomber mollement au bout de mon bras.
Cette fois, j’ai pas parlé. J’avais envie de l’insulter, la vieille. De lui dire que c’était qu’une grosse clocharde, que ça allait rien lui apporter, que j’allais la retrouver, qu’on allait lui arracher les yeux dans son sommeil et que si la violence physique ne suffisait pas, on irait endetter ses petits enfants en procès pour trouver justice dans ses agissements à elle. J’ai pas parlé ; ma mâchoire serrée le permettait pas. Mon cerveau non plus, il était trop occupé à endiguer la douleur. D’habitude, c’est ici que je sais que j’ai gagné quelque chose ; que ce soit la colère de l’autre ou son extrême réaction. Ici, ce n’était pas drôle.

J’en avais rien à foutre, de l’attention d’une pauvre clocharde.
Cette fois, Nilatara était en danger aussi.

Serrant les dents, j’empoigne ma fourchette et vient la planter de toutes mes forces dans le bras de la vieille. Elle vient crier et ma gorge se noue davantage. Au début, j’ai cru à de la peur. Ma bouche s’est entrouverte à la recherche d’oxygène, et j’ai compris que c’était elle, encore.
Mon crâne répète toutes les alarmes possibles, pendant que j’ai la douloureuse impression que finir tuée par une vieille nymphe mendiante était une fin envisageable.

En premier, j’ai entendu la détonation. Le regard de la femme a changé. J’ai cru d’abord que c’était une hallucination. Il paraît que c’était les premiers symptômes d’un manque d’oxygène. On finit par inventer des trucs, et imaginer que la situation est moins merdique qu’attendu. Je trouve ça un peu cruel. C’est cultiver de l’espoir sur pas grand-chose. Le jour où je vais mourir, mon corps avait intérêt à ne pas me mentir. Ce serait vache de sa part.
Ici, ce n’est pas le cas. Je l’ai compris que Nilatara s’est levée et que son pied est venu se nicher dans le crâne déjà ensanglanté de la nymphe. L’oxygène a perforé mes poumons quand il est revenu et j’ai eu du mal à respirer au début. Certainement que j’ai fais un bruit horrible, un « aaaarghm » avec plein de H, et que je suis tombé au sol bruyamment et lamentablement. La vieille, elle, avait la cervelle cramée par l’Oracle, qui me regardait sans dire un mot.
Ce soir-là, j’ai compris que Nilatara savait. Elle n’était pas traqueuse par choix, mais elle aurait pu l’être. La bile au fond de la gorge, j’ai souri un peu honteusement. Elle n’était pas lâche, ni même méprisable et ignorante. J’ai tenté ma main valide qu’elle a attrapé. Elle avait eu l’intelligence d’utiliser sa botte pour achever la vieille, ce qui faisait que ses mains ne sentaient pas les poubelles et la crasse.

Mes inspirations étaient douloureuses et je regardais la dame au sol, qui finissait de répandre son sang souillé sur le sol. Je soupirai.

« On va trouver un coin où la mettre ? »

Nilatara ne parlait que quand c’était nécessaire. Le son de sa voix me paraît toujours étranger. Je souris et pouffe légèrement. Enveloppant mon poignet dans une écharpe que j’attache à mon cou, je regarde une dernière fois le monstre sous nos pieds.

« Ce sera pas la première clocarde qui se fait descendre en pleine rue, non ? »