Cities in Dust • Mercury

  
L’humain était un mâle, ou c’était du moins ce que le phénix pensait. Il avait encore quelques difficultés à les identifier au premier coup d’œil, surtout les juvéniles comme celui-ci… Il lui semblait parfaitement incompréhensible que ces mammifères accordent une telle importance à ces caractéristiques difficilement différenciables dans l’organisation de leurs petites peuplades. Pourquoi ce critère arbitraire définissait-il le rôle de l’un ou l’autre dans leurs micro-sociétés ? Ils auraient pu choisir de se distinguer en fonction de la masse graisseuse des spécimens, les plus gros étant mieux nourris et donc plus forts et aptes à la survie. Ou bien selon la texture de leur poil crânien, un trait nettement plus aisément observable à l’œil nu. Mars avait conscience que cette division existait dans une grande portion du règne animal, avec plus ou moins d’importance, à des fins de procréation. Mais encore une fois, le concept de reproduction sexuée lui semblait grotesquement primitif et incommode. 

L’humain, donc, était peut-être un mâle. Ses yeux étaient noirs et vifs, animés d’une lueur d’intelligence sur laquelle le phénix fondait tous ses espoirs. Son pelage était noir également, long et ondulé autour de son visage. À son arrivée, il avait fléchi les genoux, les mains refermées sur un long bâton qu’il agitait d’un air menaçant en direction de Mars. Aussi vain qu’attendrissant. Celui-là, au moins, avait le goût de vivre. Son regard demeurait farouche en dépit de la peur, il y avait quelque chose de saisissant dans l’assurance avec laquelle ce faible mortel osait se mesurer à un dieu. Ce dernier se surprenait à apprécier cette fougue, aussi futile soit-elle. Sa décision était prise. Dans un souffle d’air, il prit possession de l’humain. Privé de l’usage de son propre corps, son âme poursuivit ce combat perdu d’avance avec la même véhémence. Mars mit un terme à la rébellion comme on écrase une mouche. Vaincu, le guerrier ne put que battre en retraite dans les tréfonds de son propre crâne, replié sur lui-même à la manière d’un cloporte. 

L’enveloppe était étrangement confortable, comme si Mars savait instinctivement la manœuvrer. Il déplia ses membres avec aisance, appréciant leur souplesse et leur vigueur. Il conviendrait. Jusqu’au prochain. Un nuage de poussière à l’horizon attira son attention. Portant une main en visière au-dessus de ses yeux dans un geste qui semblait naturel, il attendit avec une curiosité sereine l’arrivée de la chevauchée. Le premier cavalier — cavalière ? — démonta souplement et s’avança vers lui d’une démarche résolue. Mars l’observait avec intérêt, mais le geste de la nouvelle venue le surprit. On aurait dit une attaque, mais cela n’en était pas une. Le corps de son hôte y réagissait instinctivement dans une forme de pulsion grégaire que Mars se hâta d’endiguer. Bras ballants, torse raide, il se laissa étreindre avec la chaleur d’un bloc de granit. Ce n’est que lorsque l’inconnue l’interpella par son nom qu’il s’anima, dans un mouvement de recul confondu. La liste des entités susceptibles de prononcer ces mots se comptait sur les doigts d’une main. Une main amputée de quatre doigts, ce qui laissait somme toute peu de place aux devinettes.

«Mercure. Ainsi tu m’attendais ?»

Son adelphe était donc si sûr qu’il finirait par les rejoindre ? Cette idée le contrariait. Il aurait dû attendre plus longtemps encore. Arriver quand plus personne n’y aurait cru. Le phénix ne pouvait toutefois bouder son plaisir : pour une raison connue de son seul être capricieux, Mercure était le seul membre de sa famille qu’il appréciait sincèrement. Mars étendit les bras, entrant aussitôt dans le vif du sujet. Il se sentait floué. 

«Alors c’est donc cela ? Les merveilles promises ? La vie supposément intelligente sur Terre vers laquelle il aurait fallu se précipiter ? Des primates bas de plafond éparpillés sur les cinq continents ? Je dois t’avouer que je suis déçu… Mais heureusement que tu es là, tu pourras peut-être m’expliquer ce que vous leur trouvez.»

En dépit de son aigreur, il se sentait tout de suite mieux en présence de Mercure. Il existait entre eux un lien indéfectible, une confiance et un abandon qu’il n’accordait à aucun autre. Et il ne l’avait pas vraiment accueilli comme il se doit.

«Qu’as-tu fait, à l’instant ? Avec tes bras. C’était… intéressant. Recommence.»

 6.200 ans avant la guerre de Dark Dragon, au Nord-Est de l’actuelle Bulgarie

Sa colère seule pourrait faire briller dix étoiles pendant l’éternité, ou bien incendier les parties les plus sombres de la galaxie. Iel est si buté qu’une dizaine de millénaires ne suffiraient pas à lui faire oublier le moindre affront, à changer sa plus petite décision. Contrairement à certains de nos adelphes, sa force n’est pas proportionnelle à sa taille et malheur à qui se mettrait sur son chemin. Belliqueux, jalouse, raide, sauvage, rouge : beaucoup de mots sont utilisés pour définir Mars. Je préfère meilleur ami.

Oh, mon doux Mars, prépare toi à être surprise.

Alors qu’iel promène un regard acariâtre sur les primitifs qui l’entourent, le mien n’est composé que de joie et d’amour d’avoir enfin retrouvé mon adelphe adoré. Évidemment, les créations d’Earth ne rencontrent que sa désapprobation. Je ne sais que trop les tensions que ces deux voisins subissent alors je dois trouver un moyen de montrer à Mars la différence qu’ils ont avec leur créateur, le lien qu’ils ont avec la guerrière rouge. Mais, pour l’instant, iel semble surtout chercher à découvrir le bonheur d’un câlin. Je souris en prenant à nouveau mon adelphe dans mes bras : il ne faut pas me le demander deux fois, j’ai attendu tant de temps ! Doucement, je pose sa tête contre la nuque de mon hôte, passant doucement mes doigts dans sa puissante chevelure noire. Je murmure :

Il y a tant de plaisirs sur ce monde, si différents de ceux que nous avions dans l’espace. Avant de juger ce monde, profite du bonheur de chevaucher au galop dans une plaine ensoleillée, déguste la sensation d’un ruisseau de montagne qui coule le long de nos corps pendant toute une journée, dévore les fruits, les viandes et les autres délices cachés au plus profond des forêts. Pénètre les cerveaux de ces humains, vois leurs ombres et leurs lumières. Profite de tenir ta sœur dans tes bras après une éternité passée séparés par le vide. Tout est possible ici.

Me reculant de quelques pas je porte un regard de fierté sur Mars comme sur les humains qui l’entourent, terrifiés. J’embrasse l’étendue des plaines verdoyantes qui, j’en suis sûre, un jour, accueilleront les merveilles que nos hôtes créeront. Mille fois plus beaux que Solnisata, plus égalitaire, plus reconnaissants envers leurs soutien phénix. Du moins, je l’espère. Et j’ai tort.

Et tout ceci, très cher, n’est que ce que j’ai trouvé. Chacun de nos adelphes a trouvé un moyen différent de s’amuser et donner un sens à sa vie ici : je n’attends plus que la tienne, car je sais qu’elle sera grande. Et je suis sûre que ce sera mieux que juste brûler des cabanes comme tu l’as fait en arrivant.

Ma voix peine à dissimuler un peu de reproche, mais elle est noyée dans l’amour que j’ai pour mon adelphe. Le verra-t-il ainsi ? Je l’ignore. Cela fait, en vérité, longtemps que nous ne nous sommes pas vus.