It's us that made this mess - Llyr

Arcadia Barbosa.
Le nom était équilibré, rond, sans histoire. Lorsqu’on le tapait sur internet, on ne trouvait pas de photos de fac scandaleuses ou d’affaires judiciaires. Seulement un visage serein, le plus souvent indifférent, qui promenait sur le monde entier des yeux noisette intelligents. Une brillante recrue du Bureau, qui semblait résoudre ses affaires avec une humilité rare pour ces imbéciles en gilet pare-balles qui aimaient un peu trop leur badge pour ne pas l’agiter sous le nez des autres tous les quatre matins.
Llyr avait déjà eu l’occasion de travailler avec le FBI, lorsque certaines de leurs enquêtes impliquaient un degré d’informations qu’ils n’étaient pas censés détenir. Cependant, jamais encore il n’avait eu le privilège d’être l’objet d’une de leurs enquêtes.
Alors, ce matin-là, le prince triton était nerveux.

Il avait revêtu un costume discret, gris moiré, ainsi que la montre hors de prix que Scylla lui avait offert pour leurs huit ans de mariage. Elle avait la particularité de combiner le mouvement à quartz et la résistance aux pressions sous-marines, en faisant un présent idéal que Llyr avait tant apprécié. Désormais, il aurait pu n’avoir au poignet qu’un bracelet de cordes tressées que ça n’aurait fait aucune différence.
Du reste, il avait poursuivi avec zèle sa routine, tâchant de ne point faire paraître à quel point l’idée de recevoir une envoyée du Bureau le terrifiait. Prendre al voiture jusqu’à Langley, se garer sur la place réservée à son nom, monter à l’étage de son bureau, traverser l’open space en saluant ses collègues par leurs prénoms. Poser sa serviette de cuir au pied de sa chaise, juste à côté de la corbeille à papier ; en sortir ses lunettes de repos, qu’il utilisait exclusivement lorsqu’il était sur l’ordinateur. Puis, ressortir du bureau vitré pour aller se chercher un café. Croiser Henry à la machine, lui glisser quelques banalités et un sourire de connivence. Enfin, s’asseoir pour de bon, démarrer son ordinateur et se jeter dans sa journée.
Ce matin-là, pourtant, un détail lui agrippait l’œil. Son presse papier, une jolie sculpture offerte par Viktoria, s’était renversé sur la pile de documents qui ornait son bureau. Dans un froncement de sourcils, Llyr récupéra l’épaisse liasse afin de vérifier qu’il n’y manquait rien.
Il venait presque à bout de cette tâche lorsque l’on frappa à la porte.
« Entrez ! » lança-t-il d’une voix forte.

Et puis, à la vision de la silhouette qui se glissa dans l’embrasure, le triton se leva d’un bond. Reposant là ses affaires en cours, il lissa son costume déjà parfaitement coupé du plat des mains avant de contourner le meuble pour avancer vers l’agente.
« Madame Barbosa ? » fit-il en lui tendant une poignée de main ferme. « Enchanté de faire votre connaissance, je suis Llyr Asherah. Mes supérieurs m’ont prévenu de votre arrivée. Prenez place, je vous en prie. »
Dans un sourire de convenance, il désigna le fauteuil derrière lui, dans lequel elle pourrait s’asseoir confortablement pour une discussion qui le serait sans doute nettement moins.
Lui-même retourna à sa chaise, en face de la jeune femme qu’il analysa du regard. Elle faisait plus jeune que sur ces photos ; sans doute un an de plus que lui, deux tout au plus. Ses traits étaient fins et, malgré un visage qu’elle conservait neutre, Llyr sentait qu’elle portait la trace d’un intellect vif et précis. La sous-estimer aurait été une grossière erreur, et il ne s’y risquerait pas.
Il préféra sourire encore pour débuter sans plus tarder le fin duel d’équilibristes.
« Je peux vous proposer quelque chose à boire ? »

Les gens intelligents avaient ce quelque chose de spécifique, une vibration particulière lorsqu’il entrait à leur contact. Arcadia était intelligente, redoutablement intelligente. Chacun de ses mouvements était calculé, mesuré, chacun des mots et des regards qu’elle lui coulait portait une signification dont elle était pleinement maîtresse.
S’il était équilibriste, elle était une fine acrobate, dansant joyeusement dans les airs en tendant les mains dans le vide. S’il lui laissait la moindre opportunité, elle saisirait le balancier à deux mains et s’en servirait de tremplin. Tout gentleman qu’il fût, Llyr préférait la voir élégamment s’échouer dans le filet de sécurité plutôt que de prendre des risques qui le feraient tomber de haut.
D’un geste souple, il s’empara d’un des verres qu’il rangeait dans le tiroir de son bureau et sortit également une bouteille d’eau de source neuve qu’il ouvrit devant elle avant de lui servir un verre.
Elle était intelligente. Cela voulait dire qu’il n’avait pas le droit à l’erreur. Que la moindre faille dans son ton, la moindre fêlure dans sa voix deviendrait immédiatement une preuve. D’après ses recherches, il avait affaire à une gorgone. Certaines d’entre elles avaient le pouvoir de déceler la vérité à travers les cordes vocales, mais était-ce le cas d’Arcadia ? Il n’en savait trop rien et, fort heureusement, pouvait se reposer sur ses talents de triton pour adopter une voix pleine et sincère, entière et capable de convaincre.
Une partie d’échecs commençait, et Llyr avait de l’entraînement.

« Bien sûr. » fit-il en se rasseyant. « Si je puis faire quoi que ce soit pour vous aiguiller dans votre enquête. »
Il se servit lui-même un verre d’eau et en but une longue gorgée avant de débuter son récit.
« Lors des évènements du 14 août dernier, mon épouse et moi-même étions présents aux Célébrations de Washington. En tant qu’héritière des Van Seabrook, elle est une personnalité publique et se devait de montrer l’adhésion renouvelée de la Couronne à ces Accords de Paix. Nous étions protégés par un membre de la garde royale. » River. « Au moment où la diffusion de Cordelia Kane s’est interrompue, nous avons constaté avec effroi le sordide reportage qui l’avait remplacé, concernant les laboratoires et … enfin, vous avez dû voir les mêmes images que moi. »
Le rire un rien guindé, il garda le visage ouvert et sincère malgré la tension dans ses côtes.
« Je n’ai pas tout de suite eu vent de ce qui s’est produit ; le maître des airs a kidnappé la présidente, puis il y a eu un mouvement de foule, et mon épouse a manqué être blessée. Heureusement, nous nous en sommes sortis indemnes. »
Jusque là, aucun mensonge, aucune demi-vérité. Seulement le pur et simple récit des évènements de ce jour-là. Alors pourquoi Llyr avait-il l’impression d’avoir une gigantesque cible marquée au fer rouge sur le torse, quand le regard sérieux d’Arcadia buvait doucement ses paroles ?
« J’imagine que ce n’est pas ce qui vous intéresse, n’est-ce pas ? Vous aimeriez que je vous parle plutôt du lendemain et de la manière dont la CIA a été inquiétée ? »

S’il avait eu un peu moins de maîtrise de lui, le triton aurait certainement sué à grosses gouttes devant l’interrogatoire d’Arcadia. Malheureusement pour la gorgone, elle avait dans ses yeux profonds bien moins de prestance qu’Okeanos Asherah, bien moins de pouvoir que Cicero Van Seabrook et, dans ses interrogations, bien moins de mystère qu’Ahurani lorsqu’elle bénissait les sirènes. Les entraînements psychologiques de son recrutement à la CIA n’avaient révélé que ce que Llyr savait déjà sur lui-même ; il avait un esprit d’acier rangé dans un mental de plomb. Empoisonné par ses propres exigences, comme un poisson dans un filet lesté, il avait appris à faire le mort et aller avec les courants.
Raison pour laquelle son examinateur de l’époque avait accepté de le recruter malgré son manque de références.
Raison pour laquelle, aujourd’hui, il considérait simplement son hôtesse comme une camarade de discussion, hochant la tête de temps à autre, au lieu d’être glacé d’effroi.

Leur politesse était une danse, grâcieuse et mortelle. C’était à qui ferait le premier faux pas, écraserait les orteils de l’autre, à qui ouvrirait le premier la brèche dans laquelle s’engouffrerait son partenaire. Llyr avait été éduqué dans l’idée que le discours était un combat. La violence des coups, il la laissait bien volontiers à son jeune frère, nettement plus solide que lui. Mais, de fait, la joute oratoire faisait partie de ses attributions, tant dans la sphère professionnelle que dans sa petite vie privée.
Le triton eut un sourire franc.
Bien sûr, elle avait vu clair dans ce qu’il disait ou, plutôt, qu’il ne disait pas. Son contournement de sujet pouvait passer pour une mécompréhension de sa part, mais dans l’œil glacé de la brune, il vit qu’elle ne s’y trompait pas. Il reprit une gorgée d’eau, préparant avec délectation ses mots comme on aiguise une lame d’acier.
« J’imagine que vous avez déjà posé la question à la division du soutien. Mon collègue, Maxendre Sphaero, pourrait certainement vous faire part de ses soupçons. » Un petit rire retenu. Le dragon des sables était hors de lui que les informations aient fuités, et prêt à tempêter dans toute l’agence pour trouver la personne responsable de cela. Quand il le croisait dans les couloirs, Llyr gardait le regard calme et posé, soulagé qu’il ne puisse pas sentir, comme l’agente Barbosa, le mensonge derrière ses paroles. « Je ne vois pas bien ce que je pourrais vous apporter de plus. Je sais que la fuite a eu lieu depuis l’un des postes informatiques de l’open space au second étage de la division de l’analyse. Je sais que des analyses ADN ont été réalisées et n’ont rien montré de concluant. Les informations d’accès ont été cryptées et envoyées depuis une adresse mail temporaire, intraçable, puis se sont effacées. Voilà. »

Pianotant des doigts sur son bureau, il se pencha légèrement vers la jeune femme pour lui resservir un peu d’eau.
« Comme je vous l’ai expliqué, je n’étais pas présent dans les locaux au moment de la diffusion de ces informations. Je n’ai aucun moyen d’innocenter mes collègues, pas plus que de les incriminer. Nous sommes nombreux à manipuler au quotidien des informations délicates, et donc à savoir nous servir d'outils informatiques permettant de la garder sous contrôle. » Encore une fois, aucun mensonge dans ses propos. Mais elle s’approchait dangereusement du point critique et, avant qu’elle ne le touche dans le mille, il se devait d’infléchir le cours de cette conversation. « Cela étant, je suppose que si vous venez m’interroger, moi, c’est que vous portez des soupçons spécifiques sur un des agents de notre division. Alors j’avoue qu’il serait plus simple pour nous deux si nous cessions de nous perdre en circonlocutions pour rentrer dans le vif du sujet. »
Sur les derniers mots, au contraire, il se rencogna dans son fauteuil, plissant légèrement les yeux face à son interlocutrice.
« Dites moi qui vous soupçonnez, je pourrais certainement vous aiguiller. Ou, tout du moins, tâcher de vous être plus utile. »

Le martèlement régulier du stylo d’Arcadia contre le dur de son carnet, métronome incessant, remplissait doucement le triton d’un inconfort particulier. Dans le regard limpide de l’agente, aucun remous ne transparaissait ; seulement cette apparente bienveillance, cette conviction tranquille que tout lui viendrait à point si elle attendait bien assez pour que le sable se décante et qu’apparaisse, dans les coraux, la proie dont elle était requin.
Face à cela, le col de la chemise de Llyr semblait imperceptiblement plus serré, sans qu’il ne laisse cela s'infuser dans ses mots ni dans ses actions. Le tapotement était régulier, jusqu’à ce qu’il ne le soit plus. Bien conscient de ce qui se tramait, il interprétait aisément ce que l’arythmie signifiait : Arcadia savait qu’il mentait.
D’ailleurs, ses propos confirmèrent instantanément cela et le triton hocha imperceptiblement la tête. Elle était un peu trop douée. Vraisemblablement, elle détenait déjà l’information qu’elle tentait de lui extorquer. Comme un enfant qui tente de nier avec du chocolat jusqu'aux oreilles, il ne faisait que s’enfoncer sous ses questions, la confortant dans ses certitudes alors que lui-même n’était tendu que vers un unique objectif : ne pas perdre la face.
Llyr n’avait aucune chance de la battre à son propre jeu, de parvenir à reprendre l’ascendant sur un terrain plus que glissant où, à l’arrivée, l’attendaient des barreaux un peu trop épais. Rapidement, il allait falloir qu’il change de technique, qu’il évite à la perfection les écueils tendus devant lui. Et puisqu’elle savait déjà des choses, alors …
« Y a-t-il des personnes à qui vous tenez, agente Barbosa ? » demanda-t-il d’un ton tranquille, un sourire franc peint sur ses traits. « Vous n’avez pas besoin de me répondre, en vérité, je vais partir du principe que c’est le cas. »

Contrepied, contre-thème et fugue, Llyr se redressa en tissant une nouvelle mélodie. Elle pouvait détecter les mensonges ? Très bien ; il n’y avait pas à dire, cela devait être un atout formidable au vu de son domaine d’expertise. Seulement, lui maîtrisait sa voix. Héritage sirène et triton, pouvoir tiré de Galène même, il savait lui donner ces inflexions de vérité qui sauraient convaincre la brune.
Ou, tout du moins, il l’espérait.
Ses doigts vinrent jouer autour de son alliance, un geste rassurant pour lui et qui rappelait à son interlocutrice le pouvoir que sa lignée détenait. Se penchant, les deux avant-bras reposant sur le bureau vitré, il poursuivit d’un air tranquille, la voix grave de la confidence.
« Jusqu’où iriez vous pour protéger ceux que vous aimez ? Vous laisseriez-vous emprisonner, juger ? Truqueriez-vous la justice en leur faveur, les sortiriez-vous de captivité ? Tueriez-vous, si cela devait venir à se présenter ? »
Aucune urgence ne faisait son apparition dans sa voix, simplement une solennité qui semblait nimber le bureau d’un silence un peu plus pesant.
« Vous avez raison, madame. » fit-il en écartant les mains pour présenter ses paumes ouvertes en signe de coopération. « Je protège quelqu’un. »
Pas quelqu’un, à vrai dire, plutôt quelques uns. Le regard toujours concentré, le triton marqua une courte pause, égrenant dans son crâne sérieux la liste de ceux qu’il protégeait. River, depuis toujours. Scylla. Lover. Chariot. Justice. Hermit, qui avait couvert ses traces. Il avait passé tant de temps à tâcher de protéger les autres qu’il ne se demandait jamais qui pourrait le protéger, lui.
« Je protège quelqu’un qui a de bonnes raisons d’agir comme il ou elle l’a fait. Quelqu’un que je me refuse à trahir ; si vous avez déjà aimé, agente Barbosa, si vous avez déjà tenu à quelqu’un, vous savez que je ne me pardonnerai pas de vous dire même un mot de plus. »

Aucun mensonge ne se glissait dans ses paroles ; elle devrait forcément le sentir. Quelque part, l’aîné se reconnaissait en elle : une figure solitaire occupée à démêler la violente vérité au milieu de suaves mensonges. Il conclut, sur un ton badin.
« Puis-je vous resservir un verre d’eau ? »