I can be good, but I can be bad ⊰⊱ Isis

Elle se balade dans les allées au gré de ses envies pour regarder ce qui lui plaît, admirer les œuvres qu’elle ne pourrait jamais répliquer. Elle n’a pas grand-chose d’artistique, Ophelia. Pas dans le sens qu’emploient ceux qui exposent dans cette petite galerie perdue au centre de Seattle, en tous cas. Elle, elle manie les mots, elle tisse des récits là où d’autres passent leur aiguille sur une photo pour y ajouter un élément de fantaisie, un fil rouge littéral et bien visible qui fait briller l’image.

Son regard n’arrête pas de divaguer, d’aller d’un étalage à un autre. Tous ces artistes semblent avoir une vision très différente de l’art, de ce qu’il est possible de faire avec les matériaux à disposition. Il y a des peintures, il y a des photos, il y a des mélanges des deux et des choses qui ne ressemblent ni à l’une ni à l’autre, sculptés dans des objets de la vie quotidienne ou d’une vie totalement étrangère à Ophelia. C’est inspirant, de parler avec tous ces artistes, de discuter avec eux de leur point de vue et de ce qui les motive à pratiquer leur art. Elle qui coud parfois sur son temps libre, elle se sent l’envie de rajouter un peu de fantaisie sur tous ses vêtements. De retrouver sa mère pour aller lui demander quelques conseils, quelques cours de plus.

Elle se laisse facilement emporter, après tout. La passion des uns motive la sienne et lui donne envie de tout faire, jeune adulte encore si enthousiaste qui ne souhaite que le meilleur pour tous dans un monde coloré et merveilleux. La seule ombre au tableau, c’est sa solitude actuelle. Elle aurait aimé être là avec des amis, avec qui que ce soit pour pouvoir discuter de tout ce qu’elle voit et partager les avis, s’émerveiller sur cet ours en peluche dont les poils semblent avoir été tressés un à un. Personne n’avait été disponible aujourd’hui. Soit. Elle ne s’en familiarise pas tant, après tout elle peut toujours discuter avec les inconnus, partager et commenter, bien que ce soit moins en profondeur, un brin moins intéressant.

Comme elle l’a fait pour une dizaine de stands auparavant, elle s’arrête à l’un d’eux qui l’attire pour la beauté de ses couleurs. Elle sent une puissante émotion ressortir des tableaux et des feuilles. Peu portée sur les arts visuels, elle serait encore bien incapable d’identifier ce qui lui procure une telle émotion, mais elle a l’impression forte que l’artiste derrière ces chefs d’œuvres a vécu des choses incroyables. Se demandant si une telle personne serait prête à partager son expérience et avide d’en apprendre toujours plus sur les vies des autres, Ophelia regarde à la ronde.

Personne. Personne qui ne semble avoir créé ces œuvres, en tous cas. Seulement deux autres inconnus qui observent un instant avant de passer leur chemin, laissant Ophelia seule dans ce petit coin de galerie. Seule, mais pas pour longtemps. D’autres les remplaceront bien vite avant de repartir à leur tour, vagabondant comme Ophelia le ferait si elle n’était pas si déterminée à rencontrer l’artiste. Parti aux toilettes ? S’acheter quelque chose à boire ? La chaleur frappe la salle, oui, alors c’est certainement ça. Ophelia ne s’en insurgera certainement pas, elle a une patience forgée par une vie d’attente et elle s’en sert avec brio, analysant un peu plus en détail les traits colorés qui se dressent devant elle en attendant le retour de l’artiste inconnu.

Le temps est long ; la patience d’Ophélia à toute épreuve.

Elle est pourtant infiniment soulagée lorsqu’elle entend son nom être appelé. Une autre visiteuse qui la connait, ou a-t-elle la chance de déjà avoir rencontré l’artiste à l’origine de ces dessins qu’elle admire depuis quelques minutes déjà ?

Son regard encore brillant lorsqu’elle se retourne finit irrémédiablement par virer au noir. Elle la connait, oui, cette maudite artiste qu’elle aurait préféré ne jamais revoir de sa vie. Elle ne sait pas exactement ce à quoi joue le destin, à mettre cette fille-là sur sa route, mais ça ne l’amuse pas une seule seconde. Des Delacroix, Isis n’en a que le nom. Certainement pas l’âme.

« Toi aussi. »

Ce n’est pas habituel, pour Ophelia, de ne pas avoir la moindre once de joie dans la voix. Elle qui aime tant prendre la vie du bon côté, aborder les autres avec enthousiasme parce qu’on ne sait jamais ce qu’une rencontre peut apporter. Pas cette fois. Cette fois, c’est le fiel et la rancœur qui l’alimentent. Elle a tout juste assez de contrôle pour ne pas lever la main sur Isis. Peut-être que ça aurait été mieux, que ça l’aurait plus défoulé que les mots qui sortent par la suite. Ces mots qu’elle regrette aussi tôt qu’elle les a prononcés.

« L’âme de mon oncle te va bien au teint. » Elle se donne envie de vomir, à laisser sa hargne et son dégoût parler. Mais elle n’a appris que récemment ce qui était réellement arrivé à Orion, et son cœur en est encore brisé, encore outré. « Tu croyais quoi, qu’on allait jamais le savoir ? Qu’on allait t’accueillir les bras ouverts si tu revenais comme une fleur sans la moindre explication ? »

Habituée aux larmes douces, à celles qui viennent avec la joie ou avec une tristesse plus attendue, Ophelia ne comprend pas celle qui glisse lentement le long de sa joue. Son cœur est en verre et Isis est le marteau qui vient s’abattre dessus. Alors quitte à souffrir simplement en la voyant, elle a envie d’en faire de même. Juste cette fois, juste pour cette meurtrière, elle a envie d’être cruelle. De blesser quelqu’un. Son bras vole, mais ce n’est pas pour frapper Isis ; elle se contente de désigner d’un geste vague les quelques œuvres exposées. Ce qu’elle avait tant admiré devient une arme qu’elle ne se pardonnera peut-être jamais d’avoir utilisé.

« Et tout ça, c’est quoi ? Ta manière de te faire plaindre par un tas d'inconnus ? »