borée ❁ karma chameleon

On peut dire beaucoup de choses de Daphné et Ophion Burrows mais, à la naissance de Borée, ce n'est pas l'amour qui leur manque. Tandis que la nouvelle née hurle dans les banlieues noires de Detroit, les regards qui se posent sur elle portent le bonheur singulier de l'amour qui se concrétise. Les ceintures sont déjà serrées et les hivers un peu trop froids, mais ça n'a pas tant d'importance face au sourire de la gamine.

Les yeux grands ouverts au-dessus du berceau, Borée fixe Zephyr, ce petit frère qu'on lui confie comme une promesse de jeux futurs. Elle ne saisit pas tout à fait ce que ça veut dire, à peine debout sur ses deux jambes, mais l'air heureux de ses parents suffit à lui faire comprendre que cette venue est positive.

Une erreur. Une gigantesque erreur, et Borée sent bien la détresse par son empathie frémissante. Euros et Notos n'auraient pas dû naître. Eux qui n'ont déjà pas assez pour quatre, comment vont-ils faire maintenant qu'ils sont six ? A trois ans seulement, la fillette comprend sans pouvoir vraiment l'exprimer qu'il n'y aura pas plus de pain sur la table pour accueillir ces nouveaux adelphes, pas plus de lits pour s'endormir le soir quand l'humidité tombe.

L'hiver est froid, beaucoup trop froid. Borée a 7 ans et sent le vent du nord chasser le moindre espoir d'une nuit tranquille. Chaque soir, elle s'endort avec ses adelphes, tâchant de protéger Notos et sa santé plus que fragile. Épuisée, elle va à l'école sans parvenir à imprimer la moindre bribe d'information, elle rentre et tâche de nourrir sa rose des vents quand ses parents rentre trop tard.
Tout ce qu'elle avait pressenti dans sa jeunesse s'est avéré en grandissant ; ils sont trop nombreux pour leur propre bien. Alors, si elle doit se priver, elle le fera. Elle jeûnera pour que ses frères mangent, elle prendra l'eau froide pour que sa sœur ait une douche chaude. Si les parents travaillent si dur pour leur donner de quoi survivre, elle deviendra une autre mère pour les plus petits des Burrows.

Borée a neuf ans lorsqu'elle quitte l'école pour de bon ; impossible, de toute manière, d'y rester assez concentrée derrière les vertiges du manque de fatigue. Contre mauvaise fortune, bon cœur : cela lui donnera plus de temps pour couvrir ses cadets d'affection, leur faire vivre la grande vie avec les moyens du bord. Tant pis si son ventre s'indigne alors qu'elle se couche dans le noir ; tant qu'elle a ses trois frères et sœurs capables de sourire encore, alors tout n'a pas été vain.
Il lui faut du temps pour comprendre que les émotions envahissantes qui la parasitent toute la journée sont liées à sa nature de zouwu. Comme leur mère, elle a hérité d'une immense vitesse et de ses dons de métamorphe. Le front plissé, elle regarde Zephyr suivre une autre voie, celle des dragons et de leurs légendes qu'elle écoute avec appréhension.
De la même manière que Daphné recoud souliers et boutons, elle se fait le fil de lin blanc qui tient leur famille tous ensemble. Parce qu'ensemble, ils seront plus forts ; Borée en est persuadée.

Parce que d'y croire ne suffit plus, Borée apprend à rapiner. Qui soupçonnerait une petite souris ou un pigeon d'avoir dérobé à manger ? Ses pouvoirs font d'elle une chapardeuse hors pair, et elle couvre ses adelphes de cadeaux. De la nourriture, des jouets, des petits instruments de musiques pour Euros, des pierres précieuses qu'elle voit brilelr à l'étal sur les magasins.
A chaque fois qu'elle vole, il y a l'adrénaline d'avoir réussi, de rapporter quelque chose à la maison. Puis, vient la culpabilité, la détestation, la haine de soi. Elle a cette curieuse douleur dans le ventre à chaque fois qu'elle prend quelque chose. Chassée par la joie qu'elle voit pétiller en donnant son opale à Zephyr, mais bien présente. Ses sens s'affûtent, et la torsion en elle aussi. Écartelée entre sa famille et sa nature de zouwu, la petite fille grandit trop vite et les brisures croissent à vue d’œil.

Comme le ciment entre les briques, Borée tente de se faire liant. Oubliés, ses besoins, son enfance partie à vue d’œil. Ses pouvoirs de zouwu sont la clé de la cohésion dans sa famille, alors si elle doit les user chaque soir sur ses plus jeunes adelphes, elle le fait sans même y penser. Elle ne connaît personne, pas d'enfants de son âge : il n'y a qu'eux trois qui importent. Tant pis, si eux et elles sont des dragons. Tant pis, si Zephyr fait des bêtises. Elle sera ce qui maintient l'ensemble, l'ordre au beau milieu du chaos.
Même ça, ça ne leur suffit plus.
Impossible de dire quand part la première claque d'Ophion, mais c'est déjà trop tard. Le cri de Borée déchire l'air trop lentement pour empêcher la marque des cinq doigts du père de s'imprimer sur la joue de Zephyr. Quelque chose s'est brisé et, en s'endormant ce soir-là, Borée capte sa propre rage.

Les vols se font plus nombreux, plus ostensibles. Lorsqu'on a jamais rien eu à soi, c'est facile de s'habituer au goût qu'ont les richesses des autres. Plus d'une fois, Borée a manqué se faire prendre. Elle se fait plus fine, plus rapide ; son corps dénutri l'aide à cela. Elle est encore une enfant, sa puberté est à la traîne et la plupart des autres pensent qu'elle est la benjamine du lot. Elle s'en moque, Borée, ce n'est pas pour ça qu'elle combat.
Rapidement, son besoin de protection de ses adelphes devient une envie d'en découdre : l'univers est injuste de leur avoir donné cette vie, alors elle arrachera tout ce qu'elle peut pour réparer cette injustice.
Son père devient un étranger : chaque fois qu'il lève la main sur Zephyr, le corps entier de l'adolescente se tend, incapable de faire quoi que ce soit. Peu à peu, cette figure qui devait les protéger prend la forme inquiétant d'un ennemi, celui qui fait mal à son frère et ne prête aucune attention aux sanglots lourds de leur maman lorsqu'elle pense qu'ils sont endormis.
C'est à cet âge que commencent les glitchs. D'abord, elle n'y fait pas attention. Elle se dit qu'elle est fatiguée, pas concentrée, que c'est normal qu'elle n'arrive pas à se transformer ou aider la peine de Notos. Mais ça s'accentue, et ça revient, et plus elle vole et plus ça croît. Comme si, en usant ses pouvoirs pour des fins aussi peu louables, elle s'en était faits des ennemis.

Il s'appelle Joah. Elle l'a rencontré alors qu'il cherchait Zephyr, mais ils se sont plus tout de suite. Il est grand, courageux, il sent le tabac froid et il a vécu tant de choses que Borée ne parvient à croire qu'il a seulement un an de plus. Avec lui, elle vit toutes les premières fois : premier rencard, premier baiser, première goutte d'alcool, premières drogues, première fois dans son appart merdique. Les pupilles dilatées, elle fixe le plafond, suppliant chacune des fissures de la laisser finir en paix sans la transformer en animal entre les bras de son amant.
Les glitchs se font plus nombreux, mais ils ne font pas peur à Joah ; ils le fascinent. Auprès de lui, elle se sent adulte. N'en parle pas à ton frère, il lui dit ; en fait, n'en parle à personne. Et elle s'exécute. Pour lui, elle vole plus cher, plus grand, elle prend des risques jusqu'à se faire mal, jusqu'à repousser ses limites.
T'es mon vent du nord à moi, il lui dit rien qu'à moi. Borée est si grisée de lui qu'elle ne réalise pas vraiment qu'il y a quelque chose qui cloche, qu'il n'y a pas de papillons autant qu'il devrait y en avoir et que Joah, tapi dans l'ombre, attend juste de la modeler en une poupée de glaise tranquille qu'il fera bouger à sa guise.

Joah l'a frappée. C'était juste une dispute, elle était fatiguée, elle a parlé trop fort, elle n'aurait pas dû. Et il l'a frappée, comme Ophion frappe Zephyr, comme le sort les frappe tous les quatre depuis le début de leur vie. Dans son regard de louve blessée, Borée voit danser celui qu'elle croyait aimer à travers un rideau de larmes.
Tandis que la tuméfaction se forme sur sa lèvre, elle se dit qu'elle ne veut pas de ça et, quand elle rentre ce soir là, elle serre Euros jusqu'à dormir et se promet de ne plus croire dans les hommes et dans leur violence.
7 mois plus tard, de son ventre à peine arrondi sortent deux petits êtres hurlants dont elle ne sait vraiment que faire. Borée panique dans les bras d'une Daphné en pleurs. Elle ne savait pas, n'avait rien vu venir, ne voulait pas, ne veut pas faire grandir ses enfants dans les mêmes conditions qu'elle-même. Alors, par amour pour eux et sans doute par haine pour Joah, elle les dépose sur le seuil d'une maternité.
Personne ne sera au courant, elle se le promet. Déjà elle devra se faire mère pour ses adelphes adolescents. Tant qu'ils sont ensemble, c'est ce qui compte. Comme pour racheter ses erreurs, elle se lance à corps perdu dans la protection des plus jeunes, relayant de plus en plus leur mère dans les charges de la vie quotidienne. Elle ne parle plus à Ophion. Dès qu'elle pose les yeux sur son père, elle ne voit que la rage immonde qui a envahi sa poitrine le soir où Joah l'a frappée.

Borée a 18 ans et, là où d'autres quittent le nid, elle y est plus rivée que jamais. Notos va mal. Toujours plus faible, il s'amaigrit et semble devenir un fantôme. Borée, toujours à son chevet, use et abuse de ses pouvoirs pour calmer les tourments de son être. En lui, elle infuse une douce euphorie qui l'aide à passer les nuits de cauchemars et les fièvres un peu trop violentes.

Notos est mort. Les mots sont crachés, en suspense au milieu de la pièce, lorsqu'elle s'en revient ce soir-là avec son butin sur le dos. Notos est mort, et les règles qui régissent l'univers semblent se fissurer d'un seul coup. Une overdose, qu'on murmure. Le rictus tordu de leur père rugit que Zephyr l'a tué. Borée, les yeux baignés de larmes, ne peut pas croire ce qui arrive : les yeux fixés sur le vide, elle voit seulement son frère partir sans avoir la force de lui hurler de rester. Sans être capable de comprendre, de dire, de parler.
Alors que tout est de sa faute. Elle l'a engourdi par ses paroles, manipulé par ses pouvoirs. Alimenté sa dépendance jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'une solution. Elle a failli à son rôle de grande sœur, le seul qui lui restait sur terre.
Maintenant qu'elles ne sont plus que deux, est-ce-que ça vaut vraiment la peine ? C'est toute son identité qui est remise en question. Elle repense à ses frères, elle repense aux jumeaux dont elle a fait des orphelins, finit par arriver au rude constat qu'elle n'est personne sans sa famille.
La décision de partir est la plus douloureuse qui soit. Le regard que lui jette Euros, lorsqu'elle lui annonce, est un coup de poignard dans le cœur. Pourtant, il le faut. Elle ne veut pas être princesse d'un royaume à moitié en cendres, se tuer pour que le destin arrive inexorablement.
Qui voudrait d'une gamine de Detroit, à peine capable de lire, avec aucun autre bagage qu'une pluie de bonnes intentions ? Alors qu'elle pense que personne ne l'accueillera, elle parvient par un doux miracle à être recrutée dans l'armée. Aussitôt enrôlée, Borée se retrouver catapultée en Afghanistan où elle apprendra à faire ses preuves.

Son identité s'efface, le vent du nord ravage le reste et elle n'est plus qu'un matricule qui répond à son commandement. Lorsque la guerre éclate, on la renvoie sur le sol honni des conflits.
Là ses pouvoirs, même défaillants, sont utiles dans la lutte contre Sapphire. Rapidement, Borée se trouve responsable d'une escouade. A la fin des affrontements, elle recevra les honneurs qu'il se doit, manifestés par une médaille épinglée sur sa poitrine vide.
Parfois, elle repense à sa Rose des Vents et se demande si ce qui les liait n'était pas que l'artificiel. Elle a tant usé ses pouvoirs sur les sentiments de ses adelphes que, engoncés dans leur fausseté, ils n'ont pas retrouvé leur route une fois qu'elle a dû les laisser. Étaient-ils vraiment une famille, ou seulement un amas de tourbes qui surgissaient les uns à côté des autres en faisant comme si ils s'aimaient ?

Ses nouvelles missions la conduisent un peu partout. Borée n'est plus chez elle nulle part. D'ailleurs, elle n'est plus Borée. Elle est un soldat et elle sert son pays. A ces zouwus qui lui assènent qu'elle n'est qu'une meurtrière, elle répond que c'est grâce à elle qu'ils dorment sur leurs deux oreilles.
Elle croit en ce qu'elle fait, ou bien elle a besoin d'y croire. Si les Burrows n'existent plus, il y a une Amérique entière qui n'attend que ses compétences.

Michele Villacota, c'est son nom. Elle a de longs cheveux sombres et des yeux à tomber par terre. C'est une soldate, elle aussi, d'une autre division que la sienne. Elles se rencontrent au Brésil, lors d'une opération jointe. Quelques danses et Borée revit ; les couleurs semblent revenir dans un tableau jusqu'à lors noir.
Sans avoir le temps de respirer, elle tombe amoureuse de Michele. C'est elle qui lui ré-apprend la douceur au milieu de la rudesse, qui lui montre qu'il y a encore des parties d'elle à rassembler. Entre les cils de Michele, de nouveaux possibles s'étendent et l’hypothèse qu'un jour, peut-être, Borée puisse à nouveau grandir.

Les deux femmes regagnent les États-Unis en emménageant à Seattle. Leurs revenus sont confortables, mais Borée a toujours peur de manquer. elle est prudente, peut-être trop, ce qui lui vaut d'excellents résultats lorsqu'elle leade des opérations. Petit à petit, la zouwu monte en grade.
Elle a totalement délaissé l'usage de ses pouvoirs : pas besoin d'eux pour combattre, pas plus que pour lire dans le cœur béant ouvert de Michele. Bien dans son corps, elle rebâtit qui elle est et ce qu'elle veut faire. Ce qu'elle veut, c'est n'aimer qu'elle toute sa vie, la voir vieillir à ses côtés, leur construire un royaume de vents dans lequel elles seront à deux.

La vie semble suivre un chemin tracé. Sa carrière prend doucement en grade, malgré les murmures concernant la capitaine lesbienne que Borée entend dans son dos.
Lorsqu'elle dit "oui" à une Michele en robe blanche, alliance passée à l'annulaire, jamais elle n'aurait cru son cœur capable d'avoir tant de joie.

Suite au retrait de l'un de ses collègues, Michele a été missionnée par ses supérieurs pour une aventure extraordinaire : avec l'aide de multiples sorciers et djinns, se projeter au Purgatoire et y récupérer le crâne de pouvoir des djinns. Une occasion de plus de servir leur patrie, de donner les armes à un gouvernement abîmé de faire revenir doucement la paix. Borée est fière d'elle, comme toujours, mais ne parvient à faire taire cette inquiétude qui la ronge, celle d'être sur la mauvaise voie.
Le sort lui donne malheureusement raison. Tandis que Michele plonge, tête la première, dans le Cercle de rituel, son esprit et son corps se dissocient et, en une fraction de seconde, de la femme que Borée aimait ne reste qu'un pantin sans vie.
La peine est insondable, et la zouwu reste prostrée chez elle des semaines, incapable de quoi que ce soit. Les émotions bouillonnent sans qu'elle parvienne à les différencier, jusqu'à ce qu'en ressorte une : la rage. Rage contre Sapphire, rage contre les crânes, rage contre le système lui-même qui vient de lui prendre la seule personne qui comptait réellement pour elle. Rage qu'elle vient cacher sous un masque, la nuit, lorsqu'elle laisse libre cours à ses pouvoirs dégénérés pour rendre justice à sa façon. Pour une fois, elle ne répondra pas à d'autres ordres que ceux que lui dictent sa morale. Elle devient Virago, ombre tapie dans les rues noires. La violence semble devenue la seule réponse quand l'injustice n'a fait que croître, toujours.
Sa première victime est le collègue de Michele, celui qui lui a cédé sa place en sachant qu'il l'envoyait au casse-pipe. Et suivent les hommes par ribambelles, les hommes violents, les hommes puissants, tous ceux qui n'ont qu'à se pencher pour que le monde leur obéisse.

Le vide laissé par Michele a laissé dans la poitrine de Borée un creux qu'elle ne sait pas remplir. Abasourdie par le travail, elle laisse le quotidien lui glisser dessus ; soldate le jour, justicière la nuit. Elle sait avoir attiré l'attention d'une enquêtrice du FBI, Arcadia. L'agente est intelligente, futée, brillante ; elle lui rappelle un peu Michele. Alors ça devient presque un jeu : lui laisser des indices qu'elle seule parviendra à comprendre, tâcher de se faire attraper sans le vouloir réellement ... le seul jeu capable de la sortir de la torpeur d'avoir tout perdu.
Et puis, il y a Zephyr.
Rutilant avec son nouveau nom de famille, Borée le contemple de loin, se dit qu'il a l'air plus heureux que lorsqu'elle était avec eux. Lentement, la pensée la traverse de recomposer sa Rose des Vents, tâcher de renouer des liens distendus par de longues absences. Mais que reste-t-il entre eux, si ce n'est des souvenirs atroces et le deuil d'un frère bien trop jeune ? Y a-t-il encore à reconstruire, si un jour elle ose s'approcher ?