You'll be Bonnie, I'll be Clyde [Azariah]

Il n’a pas l’air très à l’aise, dans son costume noir et sa chemise blanche. Il danse d’un pied à l’autre. Il tire sur le col de la chemise. Il râcle sa gorge et sourit pour faire bonne figure, mais ses chaussures laquées lui font mal et les manches de la veste le grattent.
Oui, Creed aurait préféré être n’importe où ailleurs que dans cette réception organisée pour “le personnel méritant du Gouvernement des Etats-Unis”. Ce n’est pas ce qu’il pense de lui-même mais c’est ce que dit l’invitation qu’il a reçue il y a quelques mois.

Il a bien rigolé quand il l’a pêchée hors de la boîte aux lettres, pensant qu’il s’agissait d’un canular. Lui, personnel méritant ? Depuis quand le Gouvernement se penche-t-il sur les sages-femme qui travaillent pour son armée ? Depuis quand, plus largement, en a-t-on quelque chose à faire des petites mains qui font tourner la boutique de l’US Army ? Ce sera quoi, après ça, un gala pour les cuisiniers des cantines ?
Il a bien failli le jeter, ce bout de papier. Et puis finalement il l’a laissé pendant de longues semaines sur le comptoir de la cuisine.

Je l’ai encouragé à accepter l’invitation en laquelle il ne croyait pas. Il a besoin de reconnaissance, que l’on sache qu’il fait bien son travail, qu’il a de la valeur au sein de sa propre hiérarchie. Il n’a pas besoin de rester à la maison ce soir-là.
Et moi j’ai besoin de voir qui sera présent à la fête. Notre intérêt est mutuel.
Il a fini par accepter d’y songer, un matin en buvant son café, et j’ai su que j’avais gagné mais je n’ai pas triomphé. Pas dans sa tête, à tout le moins.
Le lendemain il se demandait comment il devait s’habiller. J’ai suggéré un costume complet, quelque chose qu’il ne possède pas dans sa collection extensive de fripes. Il y trouvera toujours une utilité plus tard. J’ai senti une vague de tristesse le traverser, l’image d’un jeune garçon en costume noir devant une tombe grise.
Il a tout de même accepté.

Et maintenant il est dans un coin de la salle de réception située dans une grande maison de Washington, pleine de tentures et de tapis tellement épais qu’ils engloutissent tout son talon dans leurs poils au moindre pas, et il ne sait pas où se mettre. Il y a des astronautes, il a discuté avec l’un d’entre eux en se servant une mini-quiche. Il y a des héros de guerre, il a vu leurs médailles. Il y a des hommes et des femmes en grandes tenues dont il ne sait rien et plutôt que de se décider à aller leur parler, Creed est intimidé.

Je lui propose de choisir quelqu’un, juste une personne, et de commencer par là.

Il hausse une épaule pour chasser la suggestion, pense que c’est un mauvais plan. Est-ce qu’il doit se créer un alter-ego, mentir, dire qu’il est David Martins de la CIA ?

Je lui dis qu’il n’a pas à rougir de qui il est.

Il pense qu’il a vu Buzz Aldrin.

Je lui dis que Moon a dit qu’il était bien plus beau que ça.

Il songe qu’il peut peut-être essayer avec la jolie fille un peu loin des autres aussi, celle qui a l’air aussi peu à sa place que lui.

J’approuve cette idée.

Il se met en marche, un verre de champagne dans la main, un sourire charmeur aux lèvres. Plus il s’approche d’elle et plus il roule des mécaniques, jusqu’à se glisser suavement aux côtés de la demoiselle et de se pencher vers elle, amusé.

- Est-ce que vous les imaginez aussi en pyjama pour les rendre plus amusants ?, demande-t-il en pointant discrètement du doigt un groupe de grands pontes importants.

Si j’avais des mains, j’aurais mis mon visage dedans d’embarras.

Sa nouvelle amie pour la soirée n’a pas l’air d’avoir sa langue dans sa poche, et lui s’en amuse immensément en le cachant dans son verre de champagne. Elle n’a pas tort en plus : il y a bien une poignée de dignitaires et autant de personnes au travail inconnu mais certainement très important qui ont manifestement un balai dans le fondement, et c’est le compte sans même chercher. Il faut croire que la crème de la crème gouvernementale est mieux éduquée que lui ou que son inconnue du coin de pièce.

- Est-ce que j’en fais partie ?

Vu la flasque qu’elle lui tend, peut-être. Va-t-il la refuser ? Bien sûr que non ! Ce n’est pas une gorgée d’alcool fort qui va le mettre à terre ou le faire danser sans chemise sur une table, il peut bien se laisser aller à un peu de filouterie.

Je désapprouve cette idée, mais il prend l’alcool tendu comme une provocation.

- Merci, mademoiselle.

Sa tête se penche, son sourire prend une courbe séductrice le temps d’une gorgée du liquide mystère avant qu’il ne le rende à sa propriétaire décidément pleine de surprises. A-t-elle d’autres objets amusants dans ce sac à main ? Est-elle une agent secret, avec un pistolet miniature et un poudrier plein d’arsenic dans son petit sac ?
Ce ne serait pas pour déplaire à Creed.
Il est bizarre comme ça.

- Allons, vous ne voulez pas célébrer votre valeur aux yeux des grands pontes de Washington ? Si vous êtes là c’est que vous faites partie des méritantes. Soyez-en fière !

Venant de celui qui pensait que sa propre invitation était une erreur, voilà qui est audacieux. Il s’en rend compte et je le sens lutter avec l’idée avant de décider de s’en amuser. J’aurais dû savoir qu’il choisirait cette émotion.

- A moins que vous ne soyez vous aussi ici par hasard. Voir de la lumière, entrer…

Il s’éclate comme un petit fou, maintenant, et il ne voudrait rentrer à la maison pour rien au monde. En quelques phrases, la jolie demoiselle a réussi à sauver sa soirée.

- Personnellement, je pense qu’ils m’ont choisi sur l’apparence.

En disant ça il gonfle les pectoraux, tel un paon en goguette, et réhausse le menton pour montrer son meilleur profil l’air de dire “voilà, voilà pourquoi je suis ici”. C’est bien sûr totalement faux, si ce n’est qu’il est en effet beau gosse, mais ce n’est pas très grave. Il aime trop sa blague pour la laisser filer maintenant -et si elle lui permet de dragouiller pendant qu’il y est il gagne sur tous les tableaux.

- Et vous alors ? Pourquoi est-ce que vous pensez qu’il vous ont invitée ? Pour votre capacité à vous éclipser en douce d’une réception ? J’en serais très triste, vous êtes la personne la plus intéressante ici mademoiselle.

Ni cavalière ni cavalier, non. Il aurait bien pu proposer la sortie à un certain nombre de ses amies, amis, conquètes, plans divers et variés… Mais en fait ça ne lui était même pas venu à l’idée. Il ne va pas l’avouer pourtant.
Non, il va en jouer.
Avec un sourire charmeur et un oeil brillant d’admiration pour la belle jeune femme à ses côtés.

- Je n’avais personne digne de moi pour m’accompagner, mais maintenant que je vous parle je pense que c’était le destin qui voulait que je vous rencontre et passe la soirée en votre compagnie, fait-il avec sa voix suave. Qu’en pensez-vous ? Le hasard fait-il bien les choses ?

C’est en étant proactif et en mettant de suite les pieds dans le plat qu’on… Hé bien qu’on dragouille, lorsqu’on s’appelle Creed. Que la demoiselle l’envoie paître ne lui fait pas peur, et ce n’est pas tant parce qu’il est certain de son charme que parce qu’il sait très bien prendre un “non”.
Si elle ne veut pas de lui comme compagnie alors il ira voir ailleurs, ou il la considérera comme une amie si c’est ce qu’elle préfère. Sa mère n’a pas élevé un mufle.
Mais elle a élevé un séducteur patenté qui ne peut pas s’empêcher de répondre au clin d’oeil d’un sourire satisfait.

- Votre sourire est certainement adorable et vos manières très distrayantes.

Contrairement à celui du général qui les approche, mais une fois de plus ses parents n’ont pas fait de monsieur Goodman un sale type -et sa carrière dans l’armée non plus. Alors voilà qu’il salue proprement, soudain très digne dans son costume, toute trace de sa lascivité avec sa charmante compagnie chassée de ses épaules.

- Monsieur. J’espère que votre collègue n’a pas parlé de mes exploits en permission, monsieur.

Faut-il vraiment qu’il plaisante même avec sa hiérarchie ? J’aurais pensé que l’homme aux médailles prendrait plus mal cette réponse, mais le voilà qu’il nous sourit. Les militaires ont bien changé depuis la dernière fois que mon hôte faisait partie d’une armée, s’il ne prend pas la blague pour une insubordination. C’est une bonne chose.

- Chérie, voici le général Burton. Il a dirigé des opérations sur lesquelles j’ai été déployé.

Sa main se pose, légère, sur celle de la demoiselle dont il ne connait même pas le prénom. Mais il est bien trop bon à ce genre de jeux pour laisser cette information manquante l’arrêter, et bien trop doué lorsqu’il s’agit de lancer un regard plein d’affection à la jeune femme pour qu’on pense qu’il s’agisse vraiment de sa femme.
Ils n’auront qu’à s’inventer un divorce dans quelques heures.

- Général Burton, je vous présente la très charmante madame Goodman, qui n’a pas eu besoin de mon invitation de plus-un pour venir. N’est-elle pas fabuleuse ?

A la voir s'enorgueillir ainsi de son épouse, personne ne devinerait qu’il n’a pas la moindre idée de pourquoi la gente dame est invitée à la soirée.

- Mais je ne veux pas te gâcher une occasion de te faire briller, chérie. Veux-tu expliquer au général pourquoi tu es bien plus méritante que moi ?

Un petit rire, un faux baiser dans ses cheveux. Diantre qu’il est bon à ce jeu, se félicite-t-il tout seul dans sa tête. Qu’on lui donne un Oscar !