Don't wanna cry but I break that way - Aurore & Ophelia I

Aurore est pas quelqu’un de bête.
Aurore est pas non plus quelqu’un d’intelligent, preuves en sont ces bulletins scolaires où elle flirte avec la moyenne et où, depuis qu’elle est enfant, ses profs déplorent son manque de logique. Elle roule sur ses incohérences avec la délicatesse du grand Koga dans un engin à propulsion, fait la sourde oreille à ces doutes qui la tenaillent parfois la nuit. Elle fait les trucs, elle pense après. C’est comme ça qu’on marque les essais. Aller droit devant, foncer dans le tas, zigzaguer entre les obstacles. Et tant pis pour les semaines de rattrapage, pour le vague stress de ne pas avoir son année, suivi d’un haussement d’épaules à se dire que c’est pas bien grave ; elle aura toujours le rugby.
Pour autant, non, elle ne se considère pas comme bête. Elle a plein de trucs dans la caboche, même si elle a du mal à les en faire sortir. C’est pas les idées, le problème ; c’est tous les mots qui vont avec. Elle sait pas s’exprimer, Aurore, et elle préfère se conforter dans ses propres mondes mentaux plutôt que d’admettre qu’elle a tort. Elle s’échafaude des scénarios dans sa tête et, quand ceux-ci se confrontent à la réalité, elle arrive plus bien à encaisser.

Dans son scénario de sa tête, elle allait continuer à bosser pour Dakota toute sa vie et devenir la première rugbywomannequin de l’univers. Sa tête serait sur toutes les publicités de Boss Jewels et, quand sa boss serait la présidente du monde, Aurore aurait une place de choix au gouvernement des beaux gens.
Ça s’est pas trop passé comme ça.
Dans son nouveau scénario, y a le ton de voix de Dakota qui lui piétine dans les tympans, y a l’odeur de cramé de London qui rôde dans son appartement, y a la scène, toujours en boucle, du zouwu qui s’effondre à terre et le sang d’Ambrose qui s’écoule et … dans ce scénario-là, le spectre de Sapphire est la clé de voute : elle a une querelle personnelle avec Aurore, parce qu’Aurore a croisé ses petits enfants dans la bibliothèque de l’université, et maintenant elle vient marabouter tout son entourage pour la renvoyer dans les cordes.
Dans ce scénario-là, la colère gonfle dans son crâne, son bide et tout ce qu’elle a en elle. Colère envers un univers qui vient la malmener et la ramener sans cesse à la même chose : elle est la seule à être lucide face à la menace de ces monstres. Même les Chasseurs, ils comprennent pas tout, pas tous. Y en a certains qui marquent contre leur camp, et Aurore se demande si bientôt elle va pas apprendre qu’untel est djinn ou qu’Ambrose est devenu sorcier.
Dans ce scénario-là, elle est la cavalière vengeresse de l’apocalypse et elle doit réparer le monde avant qu’il devienne trop cassé pour que sa volonté suffise.
Tant pis, si ça se passe pas comme ça.

Cet après-midi là, elle est rentrée comme une fusée dans le bâtiment de Boss Jewels qu’elle connait maintenant par cœur. Un sweat à capuche enfoncé sur le crâne, elle s’est à peine faite remarquer par la sécurité. Elle sait bien que Dakota n’est pas là ; la boss a des meetings de la plus haute importance à Phoenix, cette semaine. Ça lui laisse le champ libre pour se faufiler, parler avec le stagiaire qui l’aimait bien et qui doit sans doute pas cala la raison pour laquelle elle est partie, et refaire une jolie déco sur les baies vitrées de Dakota.
Parce que, dans sa bêtise, Aurore, elle est certaine d’avoir raison. Ce sont les autres qui ont tort, et tant pis s’ils sont nombreux.
Y a qu’arrivée dans la salle d’attente qu’elle commence à douter un peu. Déjà, sa capuche sur sa tête, elle attire l’attention plutôt qu’elle ne la détourne. Gênée, elle finit par la retirer et balayer du regard la pièce. Elle aperçoit la maquilleuse-sirène et les autres personnes qui travaillent ici, et la terreur la prend au corps.
Qu’est-ce qu’elle fabrique ici, toute seule, dans le hall du énième taf duquel elle s’est faite virer, au milieu d’une foule de Surnat’ qui n’attend que de se jeter sur elle ?

Aurore est pas quelqu’un de bête.

Alors, pour masquer son désarroi et son seum intersidéral, elle se rattache à la première distraction qui peut lui passer sous la main. Une fille, dans un coin, qui semble en proie à des émotions orageuses ; à peu près son âge, à peu près sa taille … certainement sa remplaçante.
Sans réfléchir plus avant -de toute façon, mettons nous d’accord : ça n’aurait pas changé grand-chose-, elle chope le bras de l’autre fille pour la mener vers les toilettes des femmes. Une fois à l’intérieur, elle la lâche avant de fermer la porte à clef derrière elles.
« Bon, écoute. Je vais pas y aller par quatre chemins : je sais ce que tu fais ici. » Elle lève les mains d’un air coupable, affligé, comme pour s’excuser sans le faire vraiment. « Et je sais aussi que ça peut rendre folle, parfois. »
C’est vrai, quoi : les directives, sur les plateaux, les maquilleurs, les photographes, toute la nuée qui bruit autour de chaque petite étincelle de lumière … c’est fatigant.
« Alors, si tu veux vider ton sac, bah … chuis là. J’m’appelle Aurore. »

Les yeux bouffis, rougis, comme si elle avait pleuré toutes les larmes de son corps. Aurore aurait eu du mal à reconnaître derrière ces traits hagards la fille qui, comme elle le lui rappelle tout gentiment, a fait du rugby avec elle. Une fois. La blonde plisse les yeux quelques secondes, essayant de fouiller sa mémoire à la recherche d’un indice, d’un prénom, de quoi que ce soit. Sans franc succès.
Ophelia.
« Ahhhh mais oui ! » qu’elle dit, à deux doigts de se frapper le front comme un personnage de BD. Ophelia, elle courait moins vite qu’elle, mais elle était tout aussi déterminé et elle faisait des contrepieds assez impressionnants. Sans doute une meuf qui avait fait de la danse classique. « J’me rappelle de toi, maintenant. Désolée, je t’avais pas reconnue. »
Et en même temps, elle tique un peu.
Est-ce-que Dakota vient chercher ses mannequins en patientant à la sortie de l’université de Seattle ? Parce que si oui, c’est chaud un peu quand même. Quand elle y pense, la manière dont elle a été recrutée elle-même était pas beaucoup mieux ; alpaguée dans la rue alors qu’elle quittait en furie un Starbucks, on a déjà vu plus professionnel comme entretien d’embauche. Enfin. Aurore secoue la tête pour reporter toute son attention sur Ophelia. L’air grave, elle lui pose une main sur l’épaule -ou essaie, car la promiscuité qu’occasionne ces toilettes d’entreprise ne lui offre pas la meilleure des libertés de mouvement.

Je me suis jamais sentie aussi trahie.
Aurore lui presse l’épaule entre les doigts d’un geste qui se veut réconfortant. Elle hoche la tête, à la fois soulagée d’avoir raison et complètement scandalisée du comportement de Dakota.
« C’est normal, tu sais. Moi aussi, j’en suis passée par là. »
La frenchie prend des airs de grande sage, sans réellement réaliser qu’elle a juste ceux d’une giga clown en ayant aucune idée de ce dont elle parle. Le quiproquo est si gros qu’il fait la taille de tout l’état ; pourtant, la blonde s’enfonce encore.
La simple mention de sa colère la ramène sur des sujets qu’elle maîtrise. Dommage qu’elle soit, malgré tout, totalement à côté de la plaque.
« Quand on se fait … manipuler, utiliser, c’est logique d’être en colère, Ophelia. » Elle le pense tout à fait sincèrement. « Moi, je suis souvent en colère, contre beaucoup de choses. Ça veut juste dire que je suis pas d’accord avec ce qui se passe ; et t’as pas à l’être non plus. »
Un sourire timide se peint sur les lèvres de l’humaine. Elle n’est pas très douée à réconforter les gens mais, au moins, cette fois, elle essaie. ça lui évite de repenser qu’elle a tenté de vandaliser un endroit rempli de Surnat’ avec seulement sa belle gueule d’ange et ses bombes de peinture en spray.
La main d’Aurore glisse le long du bras d’Ophelia pour venir prendre son poing dans le sien. Très solennellement, elle déclare.
« Si tu veux, je peux t’aider à te venger de Dakota. »

Si le crâne d’Aurore devait contenir un meme, en cet instant, ce serait celui du singe qui fait des cymbales dans le cerveau d’Homer Simpson. Elle sait même pas faire la différence entre des tymbales et des cymbales ; mais en tous cas, c’est l’un des deux. Ses yeux se plissent dans un air suspicieux alors qu’elle réalise, quelques secondes après Ophelia, qu’elles ne parlent pas du tout de la même chose.
Dans les montagnes russes de la confusion, elles viennent d’encaisser un vilain looping. La frenchie penche la tête sur le côté, incapable de mettre des mots sur ce qu’elle ressent face à ces nouveaux éléments. Donc, Ophelia n’est pas mannequin. Elle ne vient pas la remplacer. Ophelia est juste venue chercher Dakota à propos de … un truc important, vraisemblablement, un truc qu’a fait sa mère. Bon.
On pourrait presque voir les rouages bouger derrière les prunelles claires d’Aurore, la machine se mettre en branle pour tenter de recomposer du sens sans totalement perdre la face. D’un geste de la main, elle finit par balayer la question et prendre l’air le plus flegmatique qu’elle peut.
« Ouais, nan, on s’est mal comprises, mais t’inquiète. »

T’inquiète. Y a pas plus con que cette expression. C’est comme pointer du doigt un truc en disant ne regarde pas. Absurde. Mais Aurore est bien la première à utiliser des expressions absurdes, donc elle s’en fout.
En attendant, les doigts de sa nouvelle complice se rouvrent doucement contre sa paume, jusqu’à ce qu’elles se retrouvent étrangement à se tenir la main. C’est … déroutant, mais pas forcément désagréable. C’est le genre de trucs qu’on fait avec les gens qu’on aime bien. Peut-être. Ça va pas court-circuiter le cerveau d’Aurore, en tous cas.
Ah ? Ah, apparemment, si.
« Je, ouais hein grave. » Phrase parfaitement syntaxiquement correcte s’il en est. En secouant vaguement la tête, la blonde finit par reprendre ses esprits. Elle se frappe un peu la tête contre la cloison des toilettes avant de prendre une décision. « T’sais quoi, je peux faire ça. Viens. »
Sa main pivote pour venir entremêler ses doigts à ceux d’Ophelia, avant d’ouvrir la porte des toilettes et la tirer derrière elle dans ces locaux qu’elle connaît par cœur. Elle sait parfaitement ce dont Ophelia a besoin, là, maintenant. Peu importe, si elles sont pas énervées pour les mêmes raisons. Être énervée, y a pas quarante manières de l’évacuer et, par chance pour la jeune femme, c’est la spécialité d’Aurore.
Sauf que d’habitude, elle préfère faire les bêtises d’abord puis réfléchir après. Mais ça, c’est une autre histoire.

L’air printanier de la ville moche les accueille dès qu’elles foutent le pied dehors. Aurore ne s’arrête pas ; elle marche vite, presque à courir, le corps plié vers l’avant comme si elle affrontait des vents imaginaires sur le chemin de sa contrariété. Elle a une destination précise en tête et, comme souvent, fonce sans faire gaffe sur son passage.
Cette fois-ci, elle sent bien, à l’autre bout de son bras, qu’Ophelia a un peu de mal à suivre le rythme soutenu que la rugbywoman lui impose. Alors elle finit par ralentir et, pour occuper au mieux son crâne, elle tâche de lui faire la conversation. Sinon, ce serait un peu bizarre de lui tenir la main comme ça, on pourrait croire que … ouais.
« Elle a fait quoi, en fait, ta mère ? »

Je crois qu’elle m’a prise à ma vraie mère ?
Le sang d’Aurore se glace et ses doigts se referment un peu plus sur la main tremblante d’Ophelia. Putain mais qu’est-ce-que c’est que ce bordel ? Quel genre de mère fait ça ? Elle se rappelle plus tant la sienne, Aurore ; Aliénor est devenue un mythe qu’elle s’est érigée pour elle-même, justifiant pourquoi papa pleure et pourquoi elle-même est ratée comme un soufflé trop tôt sorti du four.
Elle garde le silence, la frenchie, parce que ça la fout dans une rage qu’elle saurait même pas expliquer. Les adultes s’arrogent des droits sur la vie de leurs gosses, ils pensent qu’ils savent tout mieux que tout le monde et certainement que c’est le cas. Mais ça veut pas dire qu’ils ont le droit de faire n’importe quoi. Ophelia, c’est qu’une victime à rajotuer à la liste de tous les blessés par cet univers nul. Sa mâchoire se serrer et, incapable de se dévisser, se refuse à sourire à l’accent maladroit de la jeune femme qui essaie de parler sa langue.
« Non on reste sur l’anglais t’inquiète. »
Son ton est sans appel, sans doute légèrement plus brutal qu’elle ne l’aurait voulu. Tant pis. Sa brutalité n’est pas dirigée contre Ophelia, loin de là – elle serre d’ailleurs ses doigts si fort qu’elle a très peur de lui faire mal – mais plutôt à toutes ces personnes qui se donnent le droit de blesser des gens juste parce que c’est leurs enfants. Aliénor est partie. Arnaud est mort. Les parents de London l’ont abandonnée. Allie est morte. La mère de Delilah est une connasse. Celle de Persy mérite la mort, avec son père et tous les autres. La mère d’Ophélia n’est pas sa mère.

Lorsqu’elles arrivent enfin là où Aurore voulait l’emmener, qu’elle lâche finalement la main tiède d’Ophelia lovée dans la sienne, c’est pour désigner là où elles sont. La vieille bâtisse en pierre, détruite, est devenue un squat et, surtout, un repère pour les grapheurs du coin. Aurore se définirait pas vraiment comme une street-artist mais, puisqu’elle a des bombes dans son sac, autant trouver une bonne raison de les faire exploser quelque part, non ?
Après un petit tour sur elle-même, air fier étalé sur la gueule comme pour étouffer un ’tadah’, la blonde repose ses deux petites mains sur les épaules de sa nouvelle amie.
« Écoute bien, Ophelia. J’te connais pas t’es qui très bien, mais je sais que tu mérites pas. C’est souvent le problème : les parents ils font des trucs que les enfants ils méritent pas. Alors, c’est ça qu’y faut que tu t’dises : c’est pas ta faute, c’est celle de ta fausse mère. Toi, tu lui faisais confiance et en fait ben elle était pas digne de confiance, et maintenant toi t’es triste et c’est normal. »
L’a pas l’habitude de parler autant, Aurore. Elle en aurait presque le vertige si elle trouvait pas un ancrage dans les yeux sombres d’Ophelia. Ils sont si grands et si jolis qu’elle en a le cœur qui bat plus vite, et l’envie de casser des os à ceux qui les ont fait pleurer. Les speechs motivationnels, c’est pas exactement son truc ; pourtant, curieusement, elle trouve qu’elle s’en sort pas trop mal.
« Mais t’as le droit d’être en colère, j’te jure. Parce que c’est pas juste. Et que tu mérites pas. » Elle se répète mais elle s’en fout. « Alors p’têt que tu voudras te venger ou chercher ta vraie mère ou je sais pas, on cherchera quoi si t’as envie. Mais en attendant … »
Ses mains quittent les épaules d’Ophelia pour défaire la fermeture de son sac, sortir les bombes à l’intérieur et leurs couleurs bien trop criardes pour faire quoi que ce soit d’harmonieux – même si, dans l’esprit d’Aurore, les nuances vont très bien ensemble. Elle s’en prend une pour elle, dans la main gauche, et elle tend l’autre à sa nouvelle alliée dans un sourire de connivence.
« En attendant, y a de la place sur le mur derrière toi. »